Libertarias : film de fiction anarchiste pour grand public ?
Jean-Marie Tixier

Y ’en a pas un sur cent … chantait Léo Ferré et suggérait, sans le savoir, une des problématiques, pas forcément explicitée mais bien réelle, qui a traversé et sous-tendu tout le colloque Anarchie et Cinéma  : pour quels publics faire du cinéma politique ? Problématique qui ne concerne pas que le cinéma - il n’y a qu’à lire la presse anarchiste qui survit aujourd’hui pour s’en convaincre - mais dont, en raison de son caractère ontologiquement industriel et commercial, la pertinence est démultipliée pour le 7e Art. Les films présentés lors du colloque apportèrent déjà une réponse. Produits par la coopérative Le Cinéma du Peuple, les films d’Armand Guerra témoignent certes que le mouvement ouvrier n’a pas attendu la révolution d’octobre pour tenter de s’emparer de l’outil cinéma. Mais, ils montrent également que la réflexion sur la nature du cinéma lui-même n’était pas encore ébauchée et que prévalait l’idée qu’il suffisait de mettre un révolutionnaire derrière la caméra… Quant aux films de Bernard Baissat réalisés dans les années 80, même dépourvus d’afféterie formaliste, ils ont bien du mal à échapper au ghetto militant pour toucher un public plus large : à quelques exceptions près (certes de plus en plus nombreuses depuis quelques années), le film documentaire ne connaît pas en salle la diffusion du film de fiction. Et, on voit mal les télévisions enrôlées comme propagandistes de l’idéal anarchiste.

Inédit en France, Libertarias est un long métrage de fiction réalisé en Espagne et consacré à la guerre civile à travers un point de vue original : le conflit est vécu du côté des femmes libres, les libertaires du titre ou encore les Mujeres Libres [1], du nom du mouvement féministe et de son journal créés en Espagne en avril 1936. Comme, il n’existe pas d’autre film sur le sujet [2], son caractère unique est déjà à mettre au crédit de son réalisateur et des producteurs qui l’ont suivi. Car pour produire un film de cette ambition, il est nécessaire d’immobiliser d’importants capitaux et de disposer ensuite d’une diffusion suffisante pour les amortir ; dans ces conditions, on comprend aisément que des films comme Libertarias soient fort rares. Dans ses notes d’intention, Vicente Aranda explique comment il a pu convaincre des producteurs de financer Libertarias, tout le contraire d’un film fauché [3]. Le succès de La pasión turca (avec Ana Belén déjà dans le rôle principal et surtout plus de 1 200 000 spectateurs en 1994) lui a donné l’embarras du choix et il a pu produire un film qu’il portait depuis plus de quinze ans [4]. Le producteur de La pasión turca Lolafilms s’est associé à Sogecine pour boucler le budget non sans faire appel à Canal+ Espagne et à TVE, la télévision espagnole qui figurent également au générique. Si Vicente Aranda avait prévu une version courte pour les salles et une beaucoup plus longue pour la télévision, seul le film a pu être réalisé. Et pour cause… Comme il le dit lui-même, le succès n’a pas été à la hauteur des espérances et des investissements : 573 047 entrées seulement ! Suscitant débats et controverses, la réception de Libertarias a été obérée par les profondes divisions idéologiques de l’Espagne dessinant même une sorte de cartographie politique : le film fonctionnant dans les zones républicaines et pas dans celles franquistes… Or comme conclue fort justement Vicente Aranda : “Para que una película pueda sostenerse comercialmente necesita todo el mercado en España, no la mitad” [5]. D’autant que le cinéma espagnol comme tout le cinéma européen subit la domination du cinéma américain et ne contrôle qu’une faible partie de son marché (10,8% de 106,7 millions de spectateurs en 1996) ; situation aggravée par la concentration des entrées sur un petit nombre de titres : en 1996, Two Much de Fernando Trueba réalise plus de 2 millions d’entrées et plus de 20% des entrées des films espagnols. L’échec commercial en salles et son explication rendirent inimaginable la réalisation d’une fiction destinée à la télévision qui fonctionne, par nature, de manière beaucoup plus fédératrice que le cinéma, “Least Objectionable Program” oblige ! Même si la théorie de Paul L. Klein est remise en cause aujourd’hui par tous ceux qui voient dans la multiplication des canaux de diffusion une opportunité de démocratisation de l’expression, il n’en demeure pas moins que tous ces opérateurs ont des objectifs commerciaux difficilement compatibles avec un discours politique clair et donc clivant... Pour s’en convaincre, il suffit de regarder quelques épisodes de Borgen, le feuilleton que Arte a diffusé le jeudi soir en prime-time [6].

Film de fiction donc. Et effectivement, toutes les méthodes de la fiction cinématographique sont utilisées pour obtenir l’adhésion du spectateur à travers sa participation affective. Visiblement, il suffit d’être une anarchiste pour être une très belle femme. La leader du groupe, Pilar (Ana Belén, en pleine maturité) rayonne et illumine tout le film. À ces côtés, Concha Liaño [7] (Laura Mañá) qui fait fonction de second, est également d’une grande beauté. Sans parler de Victoria Abril toujours piquante même en libraire handicapée. Bref à l’issue du film, les spectateurs n’ont plus qu’un seul désir : celui de s’enrôler sans tarder dans la colonne Durruti... Quant aux spectatrices, le film offre une galerie d’héroïnes magnifiques auxquelles elles peuvent aisément s’identifier.

Ces conventions ôtées qui sont propres à tout film de fiction, Libertarias est d’une remarquable honnêteté. À aucun moment, le point de vue n’est dissimulé derrière une trompeuse objectivité. Aranda se revendique clairement comme "conteur d’histoires et non historien" [8]. Et en raison d’un passé familial assumé, il choisit le point de vue anarchiste et s’y tient. Le générique du film est explicite : des images d’archives sont montées avec des images que les spectateurs redécouvriront dans la suite de la fiction. Rien ne permet de les distinguer et, déjà, il n’y a que des images anarchistes : les sigles, les uniformes, les véhicules qui apparaissent, sont ceux de la CNT et de la FAI. La bande son est cohérente : A las barricadas, sûrement le chant le plus célèbre de la CNT accompagne ce montage. Pour son ouverture, Libertarias reprend les invariants du film militant et s’inscrit dans la filiation de ceux produits et réalisés dès le début de la guerre civile par les opérateurs et les techniciens de la CNT. Après le générique, les premières images de Libertarias semblent la mise en couleur de celles en noir et blanc de Reportaje del movimiento revolucionario, le premier documentaire réalisé par Mateo Santos dont les images ont été utilisées pour le générique. On le sait, des extraits de ce film inaugural ont été ensuite abondamment réutilisées dans des montages sur la guerre d’Espagne (Cf. Mourir à Madrid) y compris par les franquistes pour stigmatiser les anarchistes.

Dans les rues, sur le front, il n’y a pas l’ombre d’un socialiste scientifique dans cette représentation de la guerre d’Espagne, fut-il anti-stalinien. Un seul communiste apparaît, presque fugitivement, lors de la conférence de presse donnée par Durruti sur le front d’Aragon. Durruti répond à une question d’un journaliste du New-York Herald sur la position anarchiste par rapport au gouvernement légal. Durruti s’approche d’un homme qui porte une étoile rouge au revers de son veston. Visiblement, ce dernier désapprouve les propos du chef de la colonne et arbore "sur la figure cette expression grave des gars qui essaient d’assimiler le matérialisme historique" [9]. Durruti en profite pour se démarquer des staliniens et Aranda lui fait tenir un discours célèbre :

"Nous vous montrerons, à vous les bolcheviques russes et espagnols, comment on fait la révolution et comment on la mène à son terme. Chez vous, il y a une dictature, dans votre Armée rouge, il y a des colonels et des généraux, alors que dans ma colonne, il n’y a ni supérieur ni inférieur, nous avons tous les mêmes droits, nous sommes tous des soldats, moi aussi je suis un soldat." [10]

Le communiste réplique en posant la question sur l’organisation militaire des colonnes anarchistes. Question opportune car elle donne à Durruti l’occasion d’y répondre en évoquant les théoriciens bourgeois qui assimilent "liberté et chaos" et il n’a plus ensuite qu’à développer sa conception de la lutte armée que Carl Einstein [11] résumera parfaitement dans son éloge funèbre pour l’enterrement de Durruti le 22 novembre 1936 sur les ondes de Radio Barcelone, la radio de la CNT/FAI  : "C’est un idéal et non la parade au pas de l’oie qui règle la discipline de la Colonne Durruti".

Mais cet engagement clair ne signifie pas l’angélisme : les destructions d’édifices religieux sont montrées comme l’occasion d’une grande fête libératrice et comme l’expression du profond anti-cléricalisme des anarchistes et d’une fraction importante du peuple espagnol. Les exécutions sommaires ne sont pas cachées : l’évêque qui s’était réfugié dans le bordel au tout début du film est abattu sous les yeux de María (Ariadna Gil [12]), la petite nonne avec qui il avait partagé la couche... Astuce de scénariste qui renforce l’horreur : ce n’est pas un inconnu qui est exécuté. Pire, le revolver s’enraille et le milicien doit s’y reprendre à deux fois [13]. Quant à la question centrale de la discipline sur le front, elle n’est pas éludée, bien au contraire, même si elle est traitée sur un ton léger.

Tout le conflit est suivi dans les rangs de la colonne Durruti sur le front d’Aragon. Son prestigieux dirigeant apparaît même à plusieurs reprises. Vicente Aranda n’hésite pas à forcer le trait jusqu’à l’imagerie d’Epinal pour incarner la grande figure de l’anarchisme espagnol. Lors d’une conférence de presse dans laquelle il place l’échange acrimonieux avec le stalinien, il glisse une partie de l’interview célèbre réalisée par Pierre van Paasen pour le Toronto Daily Star le 28 octobre 1936. À la question sur le champ de ruines consécutif à la guerre civile, Aranda filme la réponse de Durruti en contre-jour : seuls quelques éclairs de flashs éclairent le visage de Durruti. Mais il termine la séquence par un très gros plan sur ses yeux au moment où Durruti conclut : "La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs". Sur la bande son : A Las Barricadas entonné par un cœur. Puis, il ponctue par un long fondu enchaîné sur les poings levés de miliciens dans le camion arrivant sur le front… De même, il parsème son film d’autres citations fameuses - Pilar emprunte à Élisée Reclus sa définition de l’anarchie comme la forme la plus achevée de l’ordre - et de grands textes libertaires qui prennent ainsi corps grâce au film.

Si Libertarias ne prend pas en compte les conflits à l’intérieur du camp républicain réduit volontairement aux anarchistes, il n’élude pas la question de la militarisation et de la place des femmes dans la lutte armée.

Au centre du récit, Pilar incarne l’héroïne anarchiste et féministe. Au tout début du film, dans la Barcelone en pleine effervescence révolutionnaire, elle assiste, avec son groupe, à une réunion des Mujeres Libres. En entrant, elle refuse de prendre des responsabilités à la commission de propagande car sa place est avec ses camarades sur le front. À la tribune intervient Federica Monseny [14]. Le futur ministre de la Santé du gouvernement Largo Caballero tient un discours déjà "légaliste" et conciliateur : les femmes n’ont pas à mener un combat spécifique et elles doivent abandonner le fusil pour faire tourner la machine industrielle. Floren (Victoria Abril) s’étonne que "la lionne se soit transformée en poule". Concha proteste vivement mais c’est Pilar qui prend la parole debout et le fusil à l’épaule : c’est la femme du peuple et en armes qui fait face à la femme d’appareil ! Son discours est à la fois simple et à nouveau mobilisateur. Federica Monseny enlève ses lunettes et l’écoute en marquant sa désapprobation. Pilar conclut par : "Queremos morir como hombres no vivir coma criadas" et emporte l’adhésion enthousiaste des militantes présentes : applaudissements fournis et chaleureux, Charo (Loles León), la prostituée devenue milicienne, écrase une larme.

Vicente Aranda n’exploite pas cette veine qui lui aurait permis de construire son récit en opposant anarchistes du front et anarchistes de l’arrière. A fortiori, Aranda refuse d’utiliser l’affrontement traditionnel et en définitive conventionnel entre révolutionnaires et staliniens alliés aux républicains bourgeois à la manière de Ken Loach dans Land and Freedom. Les critiques [15] qui assimilent les deux films sur ce point commettent un lourd contresens de lecture car Libertarias repousse précisément cette facilité réductrice en choisissant de traiter cette question vitale pour la révolution et la guerre à l’intérieur même de la colonne Durruti.

Arrivées sur le front, les miliciennes font face à un "bureaucrate" (Miguel Bosé) assis derrière une table qui utilise une machine à écrire mais qui refuse d’être appelé camarade secrétaire ou, pire, camarade curé par Floren qui a d’emblée vu à qui elle avait affaire [16]. D’emblée, les relations sont conflictuelles entre les miliciennes et ceux qui prétendent conduire la guerre. D’autant que le curé secrétaire veut les inscrire sur une liste et surtout leur enlever leurs fusils. Floren et Pilar refusent avec énergie… Plus loin, dans une séquence clé, Aranda fait intervenir Durruti dans un débat sur la militarisation. Le leader anarchiste écoute ses camarades se diviser sur ce sujet central et ne prend pas la parole : il est assis en retrait. Interpellé par le milicien favorable à la militarisation qui conduit la réunion et qui cherche son appui, il se lève et se dirige vers la porte. En quittant la salle, sur le pas de la porte, il se retourne vers ses camarades et se déclare prêt à faire régner une "discipline de fer" et lance : "je suis prêt à renoncer à tout sauf à la victoire". Déclaration apocryphe [17] mais reprise à l’envi [18], pour faire accroire que le leader anarchiste s’était rallié à la ligne communiste et, du même coup, pour avancer une explication à sa mort demeurée inexpliquée : Durruti aurait été assassiné par ses camarades en raison de son reniement… Retour à la fiction : à l’extérieur dans la rue, Durruti donne l’ordre au curé défroqué de mettre un terme à la présence des femmes sur le front, ordre présenté dans le film comme la première étape de la militarisation.

Son refus des conventions à la fois cinématographiques et mémorielles conduit Aranda à faire passer la ligne de fracture entre la base et le commandement de la colonne et surtout à choisir Durruti pour incarner le pragmatisme contre l’idéalisme des simples combattants. Si cette proposition est narrativement fonctionnelle, elle est historiquement fort contestable. Des divisions ont bien existé au sein du mouvement notamment sur la question de la participation des anarchistes au gouvernement [19] de Largo Caballero, sur la militarisation et sur les modalités de mener la guerre (guerre classique ou guérilla).

"Les coupables de la défaite, il faut les chercher au-delà des assassins à gage du Stalinisme, au-delà des voleurs du type Prieto, au-delà des canailles comme Negrín, et au-delà des réformistes de naguère ; nous avons été les coupables pour ne pas avoir su en finir avec toutes ces canailles." [20]

Ces propos signés Jaime Balius, secrétaire du groupe Les Amis de Durruti [21], montrent que donner à Durruti la fonction narrative de représenter les collaborationnistes ne peut que provoquer l’ire des anarchistes qui le considèrent comme incarnant Le Peuple en armes [22]… Ce choix s’avère de surcroît contradictoire avec le traitement de la conférence de presse : tant au niveau des propos tenus que de la mise en images effectuée. Mais, il permet à Aranda d’éviter de prendre parti sur la militarisation. Libertarias se garde de répondre directement et laisse délibérément la question ouverte. Après tout, les anarchistes avaient à mener une guerre, et la présence de femmes libres posait des questions terriblement pratiques : les MST mettaient hors de combat aussi sûrement que les balles franquistes comme le dit Durruti à son secrétaire curé pour justifier son ordre. Pour l’illustrer, Aranda choisit, à nouveau, la comédie ; ces ruptures de ton offrent autant de respirations et évitent le pathos. La séquence du dépistage est hilarante : les miliciennes qui doivent donner aux médecins de la colonne un flacon d’urine pour analyse en profitent pour s’amuser [23].

De manière classique dans un film de fiction, la guerre est vécue à travers un groupe de quelques individus représentatifs de l’ensemble. Si Vicente Aranda a choisi des miliciennes, il a donné un rôle clé à Maria, une jeune nonne qui a dû abandonner son couvent. Le film s’ouvre et se clôture sur elle : pour Aranda et ses scénaristes, Maria doit faire le pont avec les spectateurs qui ne sont pas acquis aux idées anarchistes et, comme Y ’en a pas un sur cent , l’enjeu est capital.

Au cours des événements, cette "innocente" va évoluer certes mais elle n’est pas convertie par la justesse de la ligne, elle n’est pas retournée comme dans une fiction simplificatrice et donc plus fédératrice [24]. Maria porte sur le combat des Femmes libres un regard étranger : le plus éloigné possible puisque, au départ, c’est une jeune nonne issue de l’aristocratie. Elle va se rapprocher de plus en plus de la cause de ses compagnes mais en demeurant elle-même. Sa sympathie croît cependant jusqu’à la fin tragique où elle choisit, par son silence, de partager le sort des vaincus ce qui lui permet d’assister Pilar dans son agonie. Maria dira à l’oreille de sa compagne en train de mourir une prière qu’elle a conçue en effectuant une synthèse entre sa foi chrétienne et les idéaux anarchistes.
C’est que cette jeune nonne a le don de bien apprendre et réciter les textes sacrés : dans la première séquence du film, elle dit la parole sainte pour ses sœurs à la demande de la mère supérieure. Avec une belle conviction du même ordre, elle dira un extrait de La conquête du pain du prince anarchiste, séduite sans doute par la générosité du propos de Kropotkine. Sur le front, elle s’empare même du porte-voix pour tenter de convaincre les franquistes dans la tranchée adverse en citant les écrits de Bakounine sur la liberté. À la beauté du texte dit par la jeune nonne, un soldat franquiste répond par une bordée d’injures. Sont ainsi soulignés, sans didactisme, la proximité des écrits et le caractère millénariste d’une composante du mouvement anarchiste sans pour autant les assimiler. Ce rapprochement iconoclaste traduit bien l’esprit général du film. Engagé sans l’ombre d’une ambiguïté du côté des anarchistes, le film s’adresse à un public intelligent et n’hésite pas à utiliser l’humour et la légèreté.

Un dernier exemple, lors de la "libération" du bordel au tout début du film (nous n’en sommes encore qu’à la mise en place), Pilar demande à Concha de prendre la parole. Son discours enflammé mais par trop universaliste, désincarné, laisse de marbre les prostituées. D’autant qu’elle s’adresse à elles collectivement sans les interpeller directement : Concha dit son discours en marchant latéralement devant les prostituées restées assises. Quand elle déclare que l’amour doit être libre et non l’objet d’une transaction commerciale, un plan de coupe montre une prostituée qui demande à sa "collègue" :
 ¿Qué dice ?
 Que también ellas son putas, pero sin cobrar.

En 1936, revendiquer l’amour libre, c’est aussitôt être considérée comme une pute même et surtout par des prostituées. Restée en retrait, Pilar observe la scène et sourit. Lorsque l’échec de Concha est patent, elle prend, à son tour, la parole. Pilar se plante debout devant elles, les domine et les interpelle en faisant appel à leur fierté, à leur orgueil ; elle élève la voix, parle leur langue :
"Ya habéis oído a mi compañera. Me cago en la hostia. ¿Pero qué queréis ? ¿Queréis ser putas toda la vida ? ¿Qué os metan el cipote por el coño, diez, quince veces al día por un plato de lentejas ? ¿O es que tenéis siete vidas como los gatos y queréis daros el gustazo de tirar ésta a la basura ?"
Pilar emporte leur adhésion enthousiaste.

Finalement, l’affrontement entre miliciens sur la question de la militarisation n’aura pas lieu. Le curé revient bien devant les miliciennes et leurs compagnons pour les exhorter à obéir à l’ordre de Durruti. Il essuie un refus collectif : toutes les miliciennes s’expriment y compris Maria qui hoche la tête, et le curé repart. La confrontation en reste là dans la mesure où le groupe est exterminé par les franquistes. Les Libertarias et leurs compagnons incontrolados [25] n’auront pas survécu au Bref été de l’anarchie [26]… La fonction discursive et narrative apparaît clairement : refus de résoudre la contradiction et volonté de laisser ouverte la fin du film. Pour autant, le traitement de la séquence est particulièrement sujet à polémique. Après l’échange houleux avec le curé, les miliciennes préparent à manger dans un champ d’oliviers. Deux miliciens arrivent, l’un des deux porte un agneau sur les épaules (l’agneau pascal ?) qu’ils entendent égorger pour assurer l’ordinaire.

Protestations des miliciennes, Maria, horrifiée, court se réfugier dans une bergerie. En montage alterné, les spectateurs ont vu les troupes marocaines s’approcher. Maria entend des coups de feu et les râles de ses compagnes qui se font égorger puis assiste à leur martyr avant d’être elle-même victime de cette folie meurtrière. Et ce sont des Marocains qui se chargent de cette ignoble besogne insupportable pour les spectateurs. In extremis, Maria est sauvée par un officier franquiste qui traite ses goumiers à la badine. Alors, certes, Aranda s’adresse à un public espagnol et, pour ne pas le rebuter, il est fonctionnel de faire exercer ces horreurs par des troupes étrangères. Il n’en demeure pas moins que la figure du "Maure" ainsi convoquée porte les pires stéréotypes. Ce choix pour clore le récit constitue la faute, plus que politique, éthique du film.

Cependant, Libertarias mériterait d’être vu et d’être discuté, d’autant qu’il réussirait à séduire un large public (beauté et émotion, actrices épatantes, cinémascope, etc.) sans jamais être simplificateur. Il aurait fallu qu’un distributeur accepte de prendre le risque de le diffuser en France. On ne peut que regretter cette forme insidieuse de censure économique qui touche un film qui ne se prétend jamais sottement objectif ni réaliste et qui donne à voir, de ce fait, une part de vérité...

Jean-Marie Tixier

Maître de conférences honoraire, Université Bordeaux,
Président du cinéma Jean-Eustache de Pessac (33)
in, Cinémas libertaires - Au service des forces de transgression et de révolte, Nicole Brenez & Isabelle Marinone (éds), Lille, PU du Septentrion ("Arts du spectacle"), septembre 2015, pp.379-388.