à l’aune du Festival Biarritz Amérique Latine
La 33ème édition du Festival Biarritz Amérique Latine s’est s’achevée fin septembre. La sélection des films en compétition peut être considérée comme un échantillon de la production cinématographique du sous-continent. Et cela même si le Festival de Biarritz souffre de la concurrence de celui bien plus prestigieux de San Sébastian qui se déroule aux mêmes dates et à quelques dizaines de kilomètres. Producteurs et réalisateurs préfèreront toujours l’exposition internationale proposée par la capitale du Guipuscoa. D’où la surreprésentation de premiers ou de seconds longs métrages dans la sélection biarrote : sur dix films, cinq premiers longs métrages et deux seconds. En revanche, la parité est parfaite.
Pour autant, cette situation n’est pas nouvelle et l’évolution sur une génération des thèmes traités est patente. Pendant des années, la politique a dominé et engendré de grands films mémorables. Après le Cinema Novo proposé au Brésil dans les années 1950-1960 puis le cinéma cubain qui accompagne la révolution castriste après 1959, les autres cinématographies, notamment au Chili ou en Argentine ont pris part également aux mouvements sociaux qui ont bouleversé l’ensemble de l’Amérique latine. Le cinéma sud-américain comme anti-Hollywood. Ou les cow-boys des Gringos chassés des écrans par les cangaceiros de Dieu noir et le Diable blond et d’Antonio das Mortes (Glauber Rocha - 1963 et 1969)… Je garde une tendresse particulière pour Macunaima de Joaquim Pedro de Andrade découvert au ciné-club de l’université au début des années 1970.
Au fil des années, le mouvement s’est estompé. La pseudo fin des idéologies a consacré la victoire de l’idéologie libérale et consumériste. Le sociétal a remplacé le social dans le cinéma latino aussi, laissant place à des films plus intimistes, voire franchement nombrilistes. Initiée et théorisée à Paris par les rédacteurs des Cahiers du cinéma, la politique des auteurs s’est répandu dans le monde entier tant elle répond à l’impérieux désir de légitimation des cinéastes.
L’abrazo d’honneur, "prix destiné à récompenser un artiste pour l’ensemble d’une carrière d’exception ayant fait briller la culture latino-américaine à travers le monde", a été cette année attribué au cinéaste mexicain Alfonso Cuarón. Lors de la remise du prix, le lundi 23 septembre, le cinéaste a revendiqué son peu d’appétence pour la narration lui préférant le jeu (le je) avec l’appareil. La remise de prix a été suivie par la projection de "son chef-d’œuvre" Roma (2018) où pendant plus de deux heures, Cuarón fait de belles images avec l’Alexa 65, une caméra d’ultra-haute définition, au service d’une autobiographie narcissique : il faut lire le livret de presse pour comprendre que Roma est le quartier de Mexico où il a grandi... Alors qu’il a été produit et diffusé par Netflix, Roma remporte le Lion d’or à Venise et gagne trois Oscars, dont ceux du meilleur réalisateur et du meilleur film en langue étrangère en 2019 : Roma incarne bien le cinéma légitime.
Avec la remise de l’abrazo d’honneur, le ton était donné et allait s’avérer en accord avec la sélection. Sur les dix films, cinq s’inscrivent clairement dans cette ligne dont l’abrazo du meilleur film pour Baby de Marcelo Caetano et le grand prix du jury pour El aroma del pasto recién cortado de Celina Murga ainsi que Querido Trópico d’Ana Endara qui a valu à son actrice principale, Paulina Garcia, le prix d’interprétation.
Dans Baby, Marcelo Caetano dont c’est le deuxième film brosse le tableau d’une relation amoureuse entre Wellington qui sort d’un centre de détention pour mineurs et Ronaldo, un homme mûr qui fait fonction à la fois de père de substitution et de mac et qui l’initie au deal comme à la prostitution. On pourrait « redouter » une lecture sociale !!! Il n’en est rien.
Libération et Les Inrocks rassurent leurs lecteurs :
« Qui s’empresserait de vouloir déduire le lien de domination entre Wellington et Ronaldo sera aussitôt mis en déroute par le film, et ce qu’il accomplit superbement : la peinture d’une relation sans lecture schématique possible, car nul désir n’existe sans mélange. » Sandra Onana (Libération, 21 mai 2024)
« Tout en pensant regarder un film social réussi sur la condition de vie de la jeunesse LGBTQI+ défavorisée de São Paulo, on se fait doucement happer par ce qui devient en réalité une histoire d’amour, sur laquelle le cinéaste porte un regard anti-manichéen réussi. » Maud Tenda (Les Inrocks, le 21 mai 2024).
Sur le blog de Médiapart (dimanche 29 septembre 2024), Cédric Lépine fait de même :
« Alors que la jeunesse du personnage éponyme est mise en exergue, c’est la relation passionnée entre deux hommes d’âges différents qui est questionnée tout en laissant une grande liberté d’interprétation sans moralisme aucun quant à la nature de cet échange entre amour et manipulation. »
Sous-ligné par moi. Donc, pas de lecture schématique, ni de moralisme grâce à un regard anti-manichéen réussi… Nous sommes bien sous le règne de l’individualisation qui refuse le jugement de valeur et partant le collectif. Et si Wellington avait été une jeune fille ???
Avec El aroma del pasto recién cortado, Celina Murga traite de l’adultère de manière extrêmement conventionnelle. La singularité du récit réside dans le fait de montrer en parallèle, en miroir, une liaison entre Pablo, un enseignant et une de ses étudiantes et une autre entre Natalia, une enseignante et un de ses étudiants. Relations qui s’avèrent parfaitement identiques. Alerté par les réseaux sociaux (c’est la nouveauté !), le doyen met en garde dans des termes identiques les deux profs qui finiront par revenir dans le droit chemin…
Quant à Querido Trópico, il a obtenu le prix d’interprétation ainsi que celui du public (c’est toujours un indicateur important à prendre en compte). Réalisé par Ana Endara dont c’est le premier long métrage, Querido Trópico conte, avec finesse et sensibilité, l’histoire d’un lien qui se construit progressivement entre une immigrée illégale colombienne et une grande bourgeoise qui s’enfonce dans la démence sénile. La capacité d’employer du personnel à domicile étant la marque distinctive de la bourgeoisie, on peut difficilement considérer ce récit comme universel. Du Panama où se déroule tout le film, le spectateur ne saura rien si ce n’est qu’il y est fait très chaud, qu’il y pleut beaucoup et que la situation des immigrés n’est guère enviable même s’ils remplissent des fonctions sociales essentielles…
Deux autres premiers films n’ont pas été primés même s’ils ne manquaient pas de qualité et bien que relevant de la même source d’inspiration. La piel en primavera réalisé par Yennifer Uribe Alzate raconte une histoire d’amour entre Sandra, une agente de sécurité d’un centre commercial et un chauffeur de bus qui se conduit de manière prévisible pour un homme c’est-à-dire comme un goujat : en pleine fête foraine, la nuit, il abandonne Sandra à qui il a pourtant confié la garde de sa propre fille. Sandra quitte à son tour la fête foraine sans se soucier de la petite fille. La cinéaste l’abandonne comme Sandra.
Senhoritas réalisé par Mykaela Plotkin propose un récit tonique, enlevé et vraiment plaisant sur Lívia, une architecte à la retraite de 70 ans qui redécouvre les choix de la sexualité grâce au retour au Brésil de son amie Luci à la fois botoxée et fort délurée.
Avec Cuadrilátero, Daniel Rodríguez Risco centre, pour son sixième film, son récit sur une famille pathologiquement normée. Adriana, son mari et leurs deux enfants suivent une routine stricte dans un univers qui ne laisse aucune place à la spontanéité à l’image du terrain de volley divisé en quatre secteurs.
Cette routine va être dynamitée par l’arrivée d’un cinquième enfant. Le traitement flirte avec le fantastique et souligne l’absurdité de la norme d’autant qu’elle est intériorisée par tous les membres de la famille y compris par le cinquième qui se trouve, dans un premier temps, complètement ostracisé. Un film inattendu et imprévisible. Une vraie surprise trop peu conventionnelle pour rencontrer le public comme le jury.
Enfin quatre films prennent en compte la réalité du monde. Directement avec Penal Cordillera et Raíz, plus indirectement avec El ladrón de perros et enfin Zafari.
Avec Penal Cordillera, Felipe Carmona, pour son premier long métrage, choisit d’affronter le passé criminel de la dictature de Pinochet. Cinq officiers supérieurs purgent, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, une peine de plus de 800 ans dans une prison de luxe au pied de la Cordillère dans laquelle le personnel pénitentiaire fait fonction d’employés de maison... Malheureusement, les travers du premier long métrage obèrent le propos. La ligne narrative (obligée) de l’homosexualité qui donne lieu à une séquence de meurtre fantasmatique, la séquence-référence à La Grande Bouffe, ou encore le film muet en noir et blanc et en format 1,33, autant de digressions qui ralentissent la progression du récit, finalement, nuisent grandement à la cohérence de l’ensemble et partant à l’efficacité et à la portée du propos.
Raíz de Franco García Becerra a obtenu le prix coup de cœur du jury. Pour son second long métrage, Franco García Becerra a choisi de tourner en langue quechua ce récit sur la lutte des éleveurs d’alpagas contre l’expansion de la mine. Récit conventionnel certes mais rondement mené qui nous ramène aux années 70, à Jorge Sanjines et à son Sang du Condor… L’exception qui confirme…
A travers le récit de El ladrón de perros, Vinko Tomicic dont c’est également le premier long métrage, met en scène une relation compliquée entre un ado contraint de faire un petit boulot de cireur de chaussures pour financer ses études (découvert, il est harcelé par ses camarades de classe plus fortunés) et un tailleur vieillissant et solitaire (impeccable Alfredo Castro). Les rues de La Paz servent de décor mais donnent à voir la pauvreté de la capitale de la Bolivie. Quant aux conditions de vie de cet ado, elles le contraignent, outre à cirer les chaussures dans les rues, à squatter pour avoir un toit et, enfin, à voler le chien du tailleur qui lui a fait confiance…
Enfin Zafari de Mariana Rondón. Pour son quatrième long métrage, la réalisatrice vénézuélienne plonge les spectateurs dans une dystopie très bien menée et donc vraiment convaincante où les Vénézuéliens sont contraints à l’exil par des conditions de vie de plus en plus insurmontables, insupportables... Zafari, l’hippopotame du zoo de Caracas, connaîtra une fin tragique à la manière des animaux de celui de Paris lors du siège de la guerre franco-allemande de 1870.
Le Festival Biarritz Amérique Latine permet chaque année d’ouvrir une fenêtre sur ce cinéma mal diffusé et ainsi de faire le point sur la production dans le sous-continent qui malheureusement n’échappe pas à la mondialisation…
Mato-Topé