Papa, t’étais-où en Algérie ?
"Et quelque soit l’Histoire d’un pays et de son peuple, la Raison d’Etat l’emporte toujours sur la Raison des hommes." Dédicace d’Auguste Aymé pour son livre Aller simple pour les Aurès.

Lors de la matinale de RTL du 27 février 2025, le chroniqueur politique, Jean-Michel Aphatie a déclaré : "Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie". Jugés scandaleux, voire sacrilèges, ces propos déclenchent aussitôt la polémique. Or les travaux et les publications des historiens ont établi, sans ambiguïté, que, pendant la conquête au XIXe siècle comme lors de la guerre d’indépendance, des actions militaires que l’on qualifierait aujourd’hui, a minima, de crime de guerre ont bien eu lieu en Algérie.

Disponible sur la plate-forme France.TV (sa diffusion initialement prévue le 16 mars 2025 sur France 5 a été reportée…), le documentaire de Claire Billet, Algérie, sections armes spéciales, qui s’appuie sur les travaux de l’historien Christophe Lafaye, démontre bien l’utilisation massive de gaz asphyxiants par la France durant la guerre d’Algérie, utilisation en contradiction avec le Protocole de Genève de 1925. Pratique en miroir aux enfumades pratiquées durant la conquête avec une finalité identique : détruire et/ou rendre impraticables les grottes dans les montagnes utilisées à la fois comme cache par les combattants et comme refuge pour les populations civiles.

[Photo extraite de Algérie, sections armes spéciales]
La polémique intervient à un moment où les relations entre les deux pays sont extrêmement tendues. Elle était prévisible (et escomptée ?) car, plus de soixante ans après les accords d’Evian, la guerre d’Algérie n’est tout simplement toujours pas terminée. La société française demeure profondément divisée d’autant que ce conflit est systématiquement instrumentalisé à des fins politiques (des deux côtés de la Méditerranée). Instrumentalisation qui joue sur les mémoires, mémoires elles-mêmes souvent antagonistes, des différents groupes sociaux qui entretiennent un rapport direct ou indirect avec la guerre d’Algérie. Ces nombreux groupes représentent une part importante de la société française.

Pour apaiser ces mémoires meurtries ou, plus modestement encore, les normaliser, il est indispensable de diffuser le savoir historique pour faire reculer le déni et prendre en compte la réalité du conflit. Or selon Fabrice Riceputi, "Il y a une défaillance de l’Éducation nationale dans la diffusion du savoir. Cela explique en partie comment la mythologie colonialiste peut continuer à prospérer dans une partie de la population française". Défaillance construite depuis le sommet où le politique ne tient pas à se risquer sur un terrain aussi sensible (quand il n’exploite pas les mémoires blessées). Défaillance, plus ou moins, admise à la base où les professeurs d’histoire redoutent d’aborder la question devant des enfants "issus de l’immigration" et travaillés par les réseaux sociaux. Lors mes nombreuses interventions accompagnant un film sur le sujet, j’ai pu mesurer cette crainte. Certains profs me disant qu’ils trouvaient préférable d’aborder la question de la guerre d’Algérie hors les murs de l’institution scolaire, en terrain neutre en quelque sorte… Prenant en compte cette réalité, l’historien algérien, Daho Djerbal, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Alger 2, appelle à "ouvrir les placards des histoires familiales".

Parmi les groupes sociaux directement impliqués dans le conflit, les anciens appelés furent 1,5 million à participer aux événements qui ne portaient pas alors le nom de guerre. Le temps a fait son œuvre et les témoins directs se raréfient. Mais en général, ils n’ont guère été prolixes… C’est un euphémisme tant, ils ont été peu bavards à leur retour. C’était les trente glorieuses et le temps des Yéyés : la société française n’était, sans doute, pas prête à les écouter.

Aujourd’hui, ce sont leurs enfants et petits-enfants qui doivent prendre en charge leur récit. Et c’est précisément ce à quoi s’attelle François Aymé dans son film Papa, t’étais-où en Algérie ? Avec une ambition : "raconter une histoire de famille qui fait écho à d’autres histoires de famille". Et la famille Aymé a beaucoup donné : sur les onze enfants, quatre sont allés en Algérie, les quatre qui étaient en âge d’être mobilisés.

Le père de François, l’ainé, Marcel est parti le premier dix-huit mois après le déclenchement de la guerre, soit en avril 1956 pour un retour en janvier 1958. Soutien indispensable de famille, 1/10 à l’œil gauche, Marcel a été déclaré apte au service. C’était le pire moment de la guerre et, pour Raphaëlle Branche, historienne et conseil scientifique du film, "le contexte a clairement joué". La classe sociale aussi. Avec un dossier de ce type, il est fort peu probable qu’un ancien de Stanislas ou de l’école Alsacienne (si tant est qu’il y eut un soutien de famille inscrit dans ces prestigieuses institutions) ait été envoyé combattre…

À son retour, comme la plupart des anciens d’Algérie, Marcel a tourné la page et n’a jamais abordé la question. À tel point que personne, dans la famille, n’ait en mesure de dire aujourd’hui où Marcel a servi durant ses 18 mois. Il aurait conduit un camion. Il aurait assuré la protection d’une ferme de colons. Mais tout cela reste hypothétique… Décédé, il a emporté avec lui les récits de sa guerre d’Algérie. Les trois autres sont encore là et François les a interrogés.

Le deuxième de la fratrie, Michel effectue son service entre mars 59 et juillet 60. Volontaire pour servir au Sahara, il travaille dans un bureau de la base aérienne de Colomb-Béchar. Il n’a effectué qu’un seul jour en opération. Michel avoue ne pas avoir eu de contact avec la population mais depuis "je peux pas supporter les bougnoules".

Auguste sera le troisième à partir en Algérie où il arrive en juillet 1960. Affecté, à un commando de chasse, il combat dans les Aurès. Lors d’une embuscade, il est blessé, à Larbaâ le 10 septembre 1960. Il est libéré de ses obligations militaires le 31 décembre 1961.

Enfin le quatrième, Yvon est affecté à Tlemcen à partir du 12 avril 1962 (soit après la signature des accords d’Evian le 18 mars) et il y reste jusqu’en octobre. Sergent-chef, il est gérant du mess. Son seul "fait d’armes" : être allé, avec quelques camarades, se baigner à Béni Saf avant d’être consignés dans leur caserne à partir de la proclamation de l’indépendance le 5 juillet.

À l’intérieur d’une même fratrie, ces anciens combattants ont vécu quatre parcours complètement différents : époque, affectation géographique, fonction dans l’armée. Et évidemment, en découle une relation à la guerre d’Algérie très dissemblable. Pour autant, tous se retrouve pour dire qu’ils ne se sont guère épanchés sur leur séjour en Algérie.

À l’exception d’Auguste qui a tenu à faire le récit de sa guerre. Il a rédigé, sur plusieurs années, un pavé de plus de 580 pages intitulé "Aller simple pour les Aurès", paru le 1er octobre 2020 chez Compagnie du livre dans la collection Témoignages. Explicite, le titre est fort bien choisi. Comme tous les combattants d’Algérie, Auguste n’a bénéficié d’aucun traitement post-traumatique, ni même d’une simple prise en charge. Il éprouve toujours le sentiment de n’être jamais revenu vraiment d’Algérie : "La guerre m’a détruit".

Lors de sa première opération militaire, son groupe a été pris dans une embuscade. Blessé, sous le feu de fusils mitrailleurs, il a été dans l’incapacité de porter secours à son camarade qui se mourait et appelait sa mère et cela "pendant six heures de temps". La patrouille n’a été sauvée que grâce à l’intervention de l’aviation qui a utilisé le napalm…

Les larmes qu’Auguste ne parvient pas à endiguer en évoquant, tout le long du film et plus de soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, ses souvenirs, illustrent bien la profondeur et la permanence du trauma de ces jeunes appelés.
[Photo extraite de Papa, t’étais-où en Algérie ?]

Son témoignage poignant constitue le cœur (à tous les sens du terme !) du film. En première ligne, il a connu toutes les dérives consubstantielles à un conflit dit asymétrique. "Pour les villageois qui nous croisent, nous les léopards, nous sommes la rapine, la razzia, le vandalisme, le viol et la torture". Mais il tient à préciser : "mais c’est pas vrai tout le temps".

Le viol : "J’ai l’impression de retenir des boucs en rut". Or Auguste ne supporte pas qu’une femme soit soumise à cette violence. Il doit s’en expliquer (s’en justifier) auprès de ses camarades (et partant auprès des spectateurs) : enfant, il a entendu les cris de sa mère agressée par un oncle qu’il qualifie de "tuteur-prédateur"… Il s’en souvient encore aujourd’hui. Auguste a également pris le risque de refuser d’appliquer l’ordre de faire fonctionner la gégène mais un autre s’en est chargé : il conserve en tête les cris de la femme torturée.

Ces principes qui lui interdisent toutes ces exactions, lui donne le courage de désobéir et de s’opposer à ses camarades, Auguste les a acquis lors de son enfance : "c’est l’éducation de la mère : mes enfants, ils sont orphelins mais ils seront honnêtes". Veuve à quarante ans et mère de onze enfants, Rosa, immigrée et analphabète, incarne parfaitement la commen decency chère à George Orwell et son fils, Auguste, le decent man.

Le terrible récit d’Auguste corrobore celui de Benoist Rey qui porte un titre explicite : Les égorgeurs. Paru pour la première fois en 1961 aux Editions de Minuit et saisi quatre jours après sa publication par la censure, il a été, à nouveau, publié par les Editions du Monde Libertaire en 1999. Malheureusement depuis 1999, la société française n’a guère progressé en la matière.

À l’instar de son frère Michel, Auguste éprouve encore quelques réticences à l’égard des Algériens. François lui propose de rencontrer Mohamed Zerouki, un ancien combattant du FLN résidant à Pessac (1). Le film s’achève sur les clichés de la rencontre entre Mohamed, Auguste et… Michel. Une belle conclusion pour un beau film qui répond à une impérieuse opportunité.
Mato-Topé
Papa, t’étais où en Algérie ?, de François Aymé, 52 minutes, diffusé jeudi 24 avril à 22 h 45 sur France 3 Nouvelle-Aquitaine, et disponible sur France.tv.

1 - Résidant à Pessac… Toute la complexité de la relation franco-algérienne contenue dans cette réalité : l’ancien combattant pour l’indépendance quitte l’Algérie en 1968 pour la France où il s’engage dans l’associatif et l’humanitaire et devient même directeur de Maisons des jeunes et de la culture … Mohamed Zerouki est l’auteur avec Hélène Erligsen-Creste de Nos pères ennemis, Morts pour la France et l’Algérie – 1958-1959 (Paris, Privat, 2012).