L’Autre et le Mal
des égarements et des étonnements

Comment réunir les contraires antagonistes ?

William Blake - Le grand dragon rouge et la femme vêtue de soleil

L’Autre et le Mal

Confronté au Mal, exercé par l’autre comme toujours bien sûr, je me drape dans ma dignité de sauveur du monde, imparfait certes tant je sais être humble, mais suffisamment condescendant envers la faiblesse humaine, ou indigné, révulsé par le passage à l’acte ignoble que je constate et dénonce chez cet autre, qui me répugne sans que j’y perçoive le mimétisme, le miroir qui risquerait de me renvoyer à ma propre image, à mes impulsions secrètes.

Un peu rassuré par cette évacuation, excrétion de l’autre et de ses ignominies, il ne me reste qu’un léger sentiment d’impuissance, qui s’estompe vite derrière mes diatribes condamnatrices, mes analyses profondes et nourries du Logos de mon intransigeance logique, ignorantes de l’Eros et de ses complexités.

Alors ce discours n’a évidemment aucun effet sur l’autre, qui reste englué dans la perversion que je lui prête généreusement, à laquelle je l’assigne, et mon propos ne me sert qu’à tomber d’accord avec cette part de moi qui méconnaît l’autre, ma main droite qui ignore ce que fait ma main gauche, et avec ceux qui sont comme moi, dans l’entre-nous, là où il fait bon retrouver les indices de notre appartenance, les regards entendus et petits coups de coude malins, les discours convenus, à nous on ne la fait pas, aristocrates de la bonne conscience.

L’ambivalence n’est pas notre tasse de thé, nous-autres, gens de pouvoir faute de puissance, ne concevons la dualité que comme nous-mêmes d’un côté, représentant si modestement le Bien, et les autres en face, affreux concessionnaires du Mal.

S’il le faut, nous saurons même nous revendiquer comme victime de l’ignominie de l’autre, cette altérité qui m’altère incessamment.

La notion même d’individualité aurait pu nous mettre, phonétiquement, sur la piste de la dualité indivisible qui nous fonde comme singularité, mais, négligeant le paradoxe, nous n’en retenons que l’individualisme unilatéral.

Peut-être sommes-nous ainsi prudents, de ne pas nous laisser infiltrer par ce doute insensé qui suggère que le mal que nous prêtons à l’autre a éventuellement à voir chez nous, que notre projection ne nous en exonère pas.

Un doute émergerait-il ?

Mais, insidieusement, sournoisement, ce doute s’immisce en dépit de nos efforts, transperce en particulier dans nos rêves, auxquels nous tentons d’attribuer une convention d’insignifiance, un peu déstabilisés certains matins tout de même, vite oubliés.

Quand un lapsus nous échappe, nous l’ignorons ou passons avec un ricanement gêné si d’autres ont le mauvais goût de signifier qu’ils l’ont repéré.

Quand un symptôme somatique plus lourd se manifeste, nous allons le déposer dans le cabinet de notre médecin traitant, et ressortons avec une bonne ordonnance.

Nos proches, compagnon ou compagne, conjoint/conjointe, enfants, laissent parfois échapper un signal impromptu qui fait tache dans le beau tableau, et que nous tâchons de détourner.
Toutefois, toutes ces esquives ne fonctionnent pas toujours, et un petit courant d’air se glisse sous la porte verrouillée.

Les événements extérieurs viennent nous interpeller, rappelant qu’il ne s’agit pas que d’une affaire personnelle, et que la dimension collective ne se laisse pas aisément réduire.

Un sujet récurrent qui nous englobe et nous dépasse

La formule apotropaïque "plus jamais ça", proférée à l’envie après le bouleversement des atrocités croissantes, depuis 1933 puis de la guerre 39-45, qu’on ne pouvait plus cacher, a montré son invalidité, son refus de considérer l’ampleur de la question posée.

Jung rappelle ainsi « Lorsque le mal fait irruption à un moment donné dans l’ordre des choses, notre cercle de protection psychique est totalement perturbé. L’action appelle inévitablement la réaction, et, en terme de destructivité, ceci s’avère tout aussi nocif, voire même pire que le crime, car le mal doit être exterminé à la racine » (« Après la catastrophe », dans « Aspects du drame contemporain » Georg 1997).

Et notre mythe fondateur, même si, dignes héritiers des Lumières, nous l’écartons d’un haussement d’épaule moderne, nous expose bien qu’il nous a fallu transgresser et manger le fruit de la connaissance du Bien et du Mal, nous poussant hors du Paradis de l’inconscience et devenant, bien lentement tout de même, responsables de nos destins, sans plus pouvoir recourir au « pourquoi moi ? », « qu’ais-je fait au bon Dieu, ou au Diable, pour mériter ça ? ».

Mais se retrouver dans la tension entre Bien et Mal, ni en deçà, ni par-delà, au point précis de leur conjonction, représente, psychiquement, une réelle crucifixion, qu’il s’agit de tenir.

William Blake nous rappelle (Le Mariage du Ciel et de l’Enfer - Eidôlon - La fin des temps II, Presses Universitaires de Bordeaux) que « Sans Contraires il n’est pas de progression. Attraction et Répulsion, Raison et Énergie, Amour et Haine, sont nécessaires à l’existence Humaine. Ces Contraires sont la source de ce que les religieux appellent Bien et Mal. Le Bien est le passif qui obéit à la raison ; le Mal, l’élément actif qui jaillit de l’Énergie. Le Bien est le Ciel ; le Mal, l’Enfer. »

Pour ce qu’on connaît de ses écrits, Héraclite n’eut pas démenti.

Reste à l’incarner, en refusant le passage à l’acte, sur soi comme sur l’autre, autant par position éthique que parce qu’il ne ferait qu’évacuer la tension sans lui laisser produire son fruit.

William Blake - Le mariage du Ciel et de l’enfer