Âme et Psyché
traces de ce qui nous anime

Une tentative d’exploration de notions prêtant à controverses

Article mis en ligne le 23 novembre 2023
dernière modification le 24 novembre 2023

Sans revenir aux controverses de la fin du Moyen-âge entre nominalistes et réalistes, certains mots aujourd’hui suscitent la méfiance des puristes.

Différencier ou relier
Ainsi en est-il de la notion d’âme, devenue psyché en étant passée par la digestion psychologique, qui ne soulève pas tant de soupçons, quoique.
Bien qu’il ne fut pas le premier à s’en préoccuper, c’est le philosophe allemand Christian Wolff (1679-1754), biographe de Leibniz, qui propose le terme « psychologie » pour désigner la science de l’âme, la différenciant de la philosophie et la scindant en une approche empiriste et un abord rationaliste.

Le terme de psyché, comme la jeune femme éponyme du conte d’Éros et Psyché inclus dans « l’Âne d’or ou les métamorphoses » d’Apulée [1], écrivain berbère du IIème siècle, est devenu si courant que presque tout le monde pense aujourd’hui savoir de quoi il retourne, souvent sur le mode élusif « ce n’est que », ou « c’est dans la tête ».

Âne d’or-Mosaïque Constantinople V°siècle

Il faut cependant voir comment cette notion est tiraillée, dans l’entendement « profane » moderne, entre une acception intellectualisée, relevant du mental supposé contrôlable, et une acception spiritualisée, qui peine à être reçue dans l’impatience laïciste actuelle, par peur d’une régression confessionnelle pourtant peu probable à terme, mais bien engrammée dans les angoisses de l’époque et confrontant les cultures.

Cette translation historique d’âme et psyché, « Anima » des latins correspondant à « Psyché » des grecs, n’est sans doute pas une équivalence exacte, au moins du fait que la notion d’âme ne recouvre pas à l’identique l’acception actuelle de psyché, qui s’est affublée du psychologisme en comptant ainsi se réifier et devenir maîtrisable.
Mais les deux relèvent bien de la tentative de situer l’intériorité que chaque humain peut éprouver, mais dont nous ne savons pas toujours que faire et tentons de dissiper dans l’intellectualisme, ou dans les « dix mille choses », pour reprendre l’expression taoïste, du consumérisme distractif, ou encore en la projetant sur une ou plusieurs puissances vécues comme extérieures.
Cette intériorité, inversée dans le miroir de l’âme, s’observe quand on s’y penche dans des figures oniriques du sexe opposé, en terme de psychologie analytique, « Anima » chez l’homme et « Animus » chez la femme [2].

Effectivement, ce lien fait frémir autant les croyants que les anticléricaux, qui veillent tous au grain de ne pas se laisser envahir par l’autre côté, mais du coup dépensent plus d’énergie « contre » que « pour », et délaissent dans leurs forteresses assiégées ce que la révolution psychique, entre fin du XIXème et début du XXème siècle, a ouvert comme portes, qu’il conviendrait désormais de prendre le risque de passer, pour oser explorer ce sur quoi elles débouchent potentiellement, et renouveler ainsi notre intériorité créatrice.

Le terme d’âme est concomitamment récupéré par ceux qui se prétendent gardiens du temple des anciens cultes, et s’arque-boutent contre toute écoute psychique du sacré, dont ils s’octroient l’exclusivité, écoute qui leur demanderait de remettre en cause les fondements personnels, familiaux et transgénérationnels, qui ont présidé à leur développement, la transmission névrotique, cet enfer que leur recours à une certaine forme de spiritualité leur permet d’évacuer, du moins l’imaginent-ils.

Une attitude similaire se retrouve chez les opposants, qui craignent de perdre là leur virginité rationaliste, leur idéal de pureté, tel Freud rejetant « la boue noire de l’occultisme », selon la fin de non-recevoir qu’il opposa à Jung après sa thèse de médecine sur la « Psychologie et psychopathologie des phénomènes dits occultes » [3]. puis « Métamorphoses et Symboles de la libido » [4] qui entérina leur rupture.
À minima, cette exploration permettrait déjà de s’engager le plus consciemment possible sur la voie de l’individuation, donc de ne plus dépendre pour orienter sa vie d’aucune idéologie, ces si opportunes béquilles.

Psyché

Mais psyché est aussi le terme qui désigne un miroir dans lequel on peut se voir « en pied », et renvoie incidemment à ce « stade du miroir » qui s’inscrit dans le développement de l’enfant à partir du moment où il s’identifie dans l’image perçue, vers dix-huit mois.

Stade du miroir

Cela s’observe également chez un certain nombre d’espèces animales, grands primates, éléphants, chevaux, dauphins et orques, pieuvres, corvidés, goélands, etc. qui répondent au « Test de Gallup » dédié.
L’action des « neurones miroir » permettant cette identification, et les fonctions mimétiques d’identification/différenciation d’avec les éprouvés de l’autre, est encore objet de recherches, que chacun/chacune serait avisé de mener à partir de ses propres expériences, de son propre miroir intérieur, son âme de fait.

Les critiques récurrentes de « nombrilisme », attribués par les sceptiques ou cyniques à l’exploration de soi, montrent là leur stéréotypie, ou les craintes qu’elles expriment, bien que se considérer dans un miroir reste plus du domaine de l’extériorité que de l’intériorité, mais peuvent y orienter.

Le fait qu’il existe un réel narcissisme pathologique, et des pervers narcissiques très néfastes, ne doit pas conduire à condamner le narcissisme impérativement nécessaire à la constitution de l’individu sain, qui s’accorde reconnaissance plutôt que de l’attendre des autres.

Un processus non linéaire
Ainsi, comme il n’est pas possible, ni souhaitable, de troquer idéologie contre idéalisme, il sera nécessaire de considérer les fluctuations et aléas de ce processus.
En particulier, il est préférable de ne pas s’illusionner à partir d’un modèle linéaire de progression en ascension permanente que le modèle libéral de « réussite » prescrit. L’évolution ne se fait jamais selon cette jauge, mais demande plutôt d’y intégrer la régression comme partie dynamique inclusive, irréductible.

La Roue de Fortune

Comme dans la symbolique de la roue de fortune, les allers-retours d’une évolution, en spirale plutôt qu’en éternelles répétitions, y sont incontournables, et sont bien autant d’occasions d’aller revérifier la cohérence du processus.
Mais toute régression ne garantit heureusement nullement un retour au statu-quo ante, à la reprise des affaires comme si de rien n’était, business as usual, qui serait une perte déplorable de créativité.
Toutefois, un encensement inconsidéré de la régression, comme cette survalorisation des états limites en vogue dans les années 70, sans en mesurer la souffrance, serait tout autant navrant.
Cela se vérifie aussi bien sur le plan individuel que collectif, et l’histoire nous montre comment les grandes régressions collectives peuvent tourner au désastre, avant que du nouveau puisse émerger du chaos traversé, autant que possible assumé sans recours au vœu pieux du « plus jamais ça ».

La question du Mal, en particulier, projetée sur l’extérieur, sur « l’autre forcément possédé par le démon », hante l’humain depuis des millénaires, et ressurgit inévitablement dans les plus récents développements tragiques dont l’actualité dégorge jusqu’à la nausée.
« L’enfer c’est les autres » reste le paradigme en vigueur, corollaire des indignations sélectives, sans voir à quel point ces aveuglements sont justement les fondements des explosions psychiques et des passages à l’acte qui en découlent, manifestant cette violence propre à l’humain que les anciennes religions régulaient par la pratique du sacrifice, comme l’a montré René Girard [5].

Il est possible d’envisager qu’une civilisation dans laquelle un maximum de personnes seront parvenues à traverser leurs propres chaos et en revenir transformés deviendra résiliente aux catastrophes, aux psychoses collectives.
Là réside peut-être le germe de cette idée de l’« homme nouveau » qui a tant séduit les sauveurs du monde de ces derniers siècles, mais n’était vue que comme téléologie économico-politique, sans considération du processus susceptible d’y orienter.

Toutefois, cela ne peux advenir par un simple effet de volonté, la réintégration des projections peut faire passer par des retours d’états archaïques pré-langagiers, des vécus psychiques très bouleversants, voire des décompensations vers des états limites à l’orée de la psychose.
Il ne suffit pas de savoir que toute réaction affective à l’attitude de l’autre est d’ordre projectif, la descente opératoire dans les racines du processus ne va pas de soi.
Une élémentaire stabilité affective, sociale, émotionnelle et psychologique y est essentielle, ou se construit par nécessité contraignante, dans le décours de cette aventure, où le héros doit finir par reconnaître son ombre faute d’être emporté par l’hubris.

Quelques conditions anthropologiques
Au plan collectif, comme l’a mis en évidence en particulier Jacques Cauvin [6], les changements sociétaux, économiques et technologiques, sont toujours longuement précédés de changements dans l’imaginaire, dont les porteurs expriment inconsciemment la fermentation à bas bruit dans les représentations symboliques, imagées, mythologisées, contées, exprimant la vie autonome de l’âme.

Dans un petit texte à partir de la nouvelle d’Edgar Allan Poe, « la lettre volée », Jacques Lacan [7], expose, à sa façon ampoulée mais quand-même là entendable, que ce n’est pas l’homme qui fait le symbole, mais le symbole qui fait l’homme.

Gerhard Adler en développera les conséquences dans le champ de la psychologie analytique dans « The Living Symbol : a case Study in the Process of Individuation. » [8]. Dans un ouvrage d’entretiens [9] il précise « Henri Bergson a dit une fois que l’électricité nous entoure depuis que le cosmos existe, mais que les hommes ne l’ont découverte qu’au cours des siècles derniers. A mon avis, on peut dire la même chose à propos de la psyché : elle a été présente de tout temps, en tout cas durant plusieurs millénaires, mais elle vient d’être découverte. Jung a dit un jour : « La psyché n’est pas en nous, c’est nous qui sommes dans la psyché ». Comme dans le cas de l’électricité qui nous entoure, j’ai parfois l’impression qu’une psyché plus vaste nous entoure. »

Il est très entendable que la fonction symbolique ait commencé à se développer dans le vivant bien avant l’humain, nombre d’espèces montrent des comportements qui relève plus du symbole que du passage à l’acte immédiat, les parades de séduction n’en étant qu’un exemple, et la rosace – mandala de nidification du poisson globe un des plus émouvants [10].

Rosace nuptiale du poisson globe

Sans oublier que la parade de séduction doit se concrétiser dans une union.

Dans le registre humain, l’épopée de Gilgamesh [11], plus ancien texte connu de l’humanité, exprime bien l’évolution du Moi infantile, tout-puissant fils de la Grande-mère, assimilable à la position schizo-paranoïaque proposée par Mélanie Klein, vers la position dépressive, [12]. Ce processus inaugure la réintégration des projections et l’accès à l’individuation, non pas dans le surhomme nietzschéen, mais bien dans l’humain au fait de ses limites et de la créativité qu’elles lui permettent quand il les admet.

Toutefois, hors idéalisme, il convient de ne pas négliger que ces transformations, et les bouleversements qu’elles génèrent chez les individus, jamais totalement acquises et susceptibles de basculer de nouveau dans l’ornière faute de savoir retourner se ressourcer dans les profondeurs, peuvent permettre des manipulations psychiques de la part de « dominants » qui ne cherchent là qu’à diminuer leurs propres angoisses en les faisant porter aux autres, ce qui constitue le modèle même de la perversité. Mieux se connaître peut donc être une antidote aux manipulations sectaires.

Un éclairage imaginal

L’âne d’or, conte d’Apulée, Marie-Louise von Franz

Le conte d’Éros et Psyché, tel qu’il nous est présenté, en particulier par Marie-Louise von Franz, dans « l’Âne d’or ou les métamorphoses » d’Apulée, [13] retrace les aventures de Lucius, grand dadais toujours aux prises avec des figures féminines changeant au fur-et-à-mesure de son éveil différencié. Alors que, suite à sa métamorphose en âne causée par une magicienne/sorcière et une maladroite servante brièvement son amante, il est, en compagnie d’une jeune femme, prisonnier de féroces brigands, la vielle cuisinière de ceux-ci leur raconte l’histoire d’Éros et Psyché, cette trop belle jeune fille, dont Aphrodite est jalouse, mystérieusement et somptueusement mariée à ce qui est censé être un horrible démon qu’elle n’a pas le droit de voir, mais qui est en fait Éros, que sa mère Aphrodite avait chargé d’accabler sa rivale mais dont il est tombé amoureux. Poussée par ses deux chipies de sœurs, dignes de celles de Cendrillon, Psyché transgresse l’interdit, elle l’éclaire en pleine nuit, découvre sa beauté mais le réveille d’une goutte d’huile brûlante tombée de la lampe. Il s’enfuit alors et la laisse désemparée. Ses pérégrinations pour retrouver son bel amant la mèneront au bord de la mort, traversant des épreuves terribles imposées par la jalouse Aphrodite, furieuse que son divin fils soit tombé amoureux de la belle. La suite énoncera les retrouvailles de ce couple archétypique, puis verra l’évasion de Lucius toujours sous la forme d’âne, sa récupération temporaire par une secte tordue puis sa profonde détresse, avant de rencontrer la déesse Isis, et renaître sous sa forme humaine, évoquant Osiris le premier ressuscité, démembré par son frère Seth et dont le pénis perdu deviendra phallus sacré, symbole émergeant de l’incarné.

Il s’agit là d’un développement des mystères d’Eleusis, issus de l’enlèvement, à tonalité incestuelle, par son oncle Hadès, de Koré, la « jeune fille », qui devient ainsi Perséphone reine des enfers, sa mère éplorée Déméter menaçant alors de supprimer toute croissance, selon une tradition chtonienne supposée venue de rites agraires depuis la Crète dès la préhistoire.

Les liens entre psyché et corporéité s’y perçoivent bien, n’en déplaise à l’intellectualisation unilatérale actuelle, spiritualité, imaginaire et émotionnel en relèvent foncièrement.

La vie de l’âme incarnée ne date pas d’hier, elle est consubstantielle au développement du vivant, à fortiori de l’humanité.