Toute-puissance

Tenter d’explorer les racines des passages à l’acte

Jouir sans entrave ?
Cet étrange sentiment que rien ne devrait entraver l’expression immédiate de la pulsion destructrice qui envahit et possède l’âme humaine par déchaînements soudains, réapparaît régulièrement dans l’histoire sociale, individuellement et collectivement.
Cette pulsion trouve systématiquement des modes justificatifs qui viennent en occulter le fondement destructeur, et permet aux auteurs de passages à l’acte de projeter sur leur victimes la responsabilité qu’ils ne savent assumer.
C’est toujours l’autre qui porte le Mal, de qui est venu la provocation, la tentation, l’intrusion, l’imperfection qui va motiver l’assaut, ce qui évite de considérer en quoi nous y sommes impliqués, en quoi cela nous concerne directement, et de maintenir ces aspects dans l’ombre.
Cela vient questionner jusqu’aux prétentions justicières des sauveurs du monde de tous bords, que leurs engagements mêmes pourraient amener à constater chez eux comment la toute-puissance qui possède l’autre y déclenche la réplique mimétique, quand elle ne la précède pas.

Hulk, la rage toute-puissante

Deux piliers
La toute-puissance est corollaire de l’impuissance, dans une forme de compensation, tant ces dispositions vont psychiquement de pair, mais révèlent là le déficit de confrontation de l’humain à ses conflits intérieurs, à ses démons.
Il y a bien des toute-puissances domestiques alimentées par des vécus d’impuissance sociale et spirituelles, et qui détruisent la puissance affective, et inversement des toute-puissances sociales ou -prétendument- spirituelles qui compensent des impuissances affectives, relationnelles, intimes, de celles qu’on n’ose généralement pas penser, et encore moins exposer.
Éprouver les limites de sa condition humaine est parfois insupportable au « petit homme » auquel s’adressait Wilhelm Reich [1]. Et Geneviève Azam nous interpellait, il y a peu, par son "Osons rester humains" [2].
Nous imaginons aisément la satisfaction, le sens positif de la vie, la réalisation-accomplissement de notre être au monde comme nous étant dû, devant couler de source, preuve de notre mérite, de notre élection, sans avoir à passer par la conflictualité, par le constat, parfois amer, qu’il n’en va pas ainsi, que cela va éventuellement nous coûter, cher et chair.
Le mythe de sortie du Paradis l’exprime pourtant depuis fort longtemps, mais il n’est pas considéré comme traduisant une réalité humaine profonde, et il reste coincé entre le mépris des rationalistes à qui on ne la fait pas et la culpabilité bigote de toutes obédiences.
Cette étape serait un premier pas dans la prise de conscience de notre humanité inscrite dans un monde en devenir permanent, en nous dégageant de la toute-puissance infantile et de ses corollaires d’animosité et de haine. Ces aspects interviennent d’ailleurs dans le mythe sans délai, dès la génération suivante et l’épisode des frères ennemis, qui ne retrace pas qu’un conflit civilisationnel entre deux modes de développement cultivateurs/éleveurs, n’en déplaise à une anthropologie utilitariste coupée de la vie de l’âme.

Cain frappant Abel

Une agressivité vitale
Cette toute-puissance, qui se manifeste par des fantasmes dévorateurs, destructeurs de ce qui fait limite, est aussi l’expression non conscientisée de l’agressivité naturelle du vivant.
Winnicott a rappelé que sans cette agressivité il ne pouvait y avoir de vie psychique : elle précède l’apparition de l’inquiétude, avant que nous ne réalisions que ce que nous tentons de détruire est identique à ce que nous aimons. « Si l’agressivité disparaît à ce stade du développement affectif, il s’ensuit, à un certain degré, une absence de la capacité d’aimer, c’est-à-dire de l’aptitude à établir des relations objectales », « À l’origine, le comportement agressif est presque synonyme d’activité. Il est du domaine des fonctions partielles » [3].
Il importait donc, dans le mythe, de mordre dans le fruit interdit à pleines dents, pour affirmer sa place de vivant, en éprouver le trouble et le retour sur soi qu’il induit, vers la conscience.
Cette étape peut s’entendre comme présidant à la transition entre la position schizo-paranoïde et la position dépressive, selon la proposition de Mélanie Klein [4], sans entrer dans les controverses sur les fondements du mal entre celle-ci, Anna Freud et Winnicott.
La transition de ce mode précoce d’être au monde, submergé d’impulsions anxiogènes, destructrices, persécutrices, de soi vers l’autre confusément représenté, et de l’autre vers soi, se doit d’évoluer sous peine d’anéantir le sujet en devenir, et se tempère sous la forme dépressive, perdant de son énergie clivante mais ouvrant à l’intériorisation progressive et une différenciation d’avec l’autre reconnu comme tel.

Une histoire vieille comme le monde
Cette transition nous est ontologique, en ce qu’elle concerne chaque parcours individuel, d’abord dans la prime enfance mais y compris par résurgences successives à l’âge adulte, qui en s’y confrontant à plusieurs reprises, en intègre le processus un peu plus consciemment à chaque fois, si tout se passe bien, que la tension assumée ouvre la prospective.
Les termes du conflit intérieur gagnent à être identifiés, différenciés, avant de pouvoir les réunir autour d’un troisième terme, tel Hermès rassemblant les deux serpents qui se battaient en leur présentant son bâton devenant caducée.

Le caducée d’Hermès

Une perspective en psychologie analytique, telle que Jung a pu la proposer, évoquera là une manifestation d’une dynamique archétypale, inconsciente et tendant à être accueillie par la conscience et en élargir le champ, mais fréquemment esquivée ou négligée, débordant alors les capacités du conscient à l’intégrer et susceptible d’en faire éclater les limites.
L’actualisation de ce syndrome chez l’adulte est potentiellement ravageuse en cas de déficit d’intégration, donnant lieu aux passages à l’acte individuels et collectifs, si le passage au dépressif est inintégrable, refusé et submergé par la régression débridée au schizo-paranoïde.
L’humain éprouve cela depuis des temps immémoriaux, et l’a mis en scène dès ses plus anciens textes, telle l’Épopée de Gilgamesh [5] [6], qui voit le héros passer, au fil mouvementé de son aventure, du premier de ces stades de développement, schizo-paranoïde tout-puissant, au second, dépressif humanisé.

Gilgamesh abattant le Taureau céleste

Cela nous provoque effectivement un état morose, jusqu’à parfois un sentiment de victime persécutée, par les hommes ou par les dieux, avant d’entendre qu’une dynamique évolutive s’y déploie.
Tôt ou tard, le petit homme doit certainement accepter de sacrifier sa toute-puissance pour devenir, sinon c’est la vie qui l’y contraint.

Tous et toutes concerné.e.s
Tant que ce parcours n’est pas intégré, c’est vers l’autre que va le reproche d’être cause de mon mal-être, ce qui fait naturellement monter le fantasme de le détruire, parfois passé à l’acte comme l’actualité nous le démontre, au plan individuel comme collectif.
Une réelle intégration, à l’âge adulte, ne peut se faire sans avoir à revenir sur, et dans, ces émotions archaïques, ce que seule une régression maîtrisée permet, sinon l’intégration sera d’ordre strictement intellectuel, sans affect, donc sans lien à la vie, inefficace, le syndrome prêt à ressurgir selon les circonstances.
Mais comme si cette complexité ne suffisait pas, il s’avère que la toute-puissance vient souvent de loin, et qu’il est fréquent qu’elle ait transité au fil des générations sans être réellement éclairée, jusqu’à ce qu’un descendant qui n’y peut mais, tel Œdipe, hérite de la patate chaude dont l’énergie et la capacité de nuisance s’est bien intensifiée avec le temps, et qu’il est sommé de réparer, éventuellement en se sacrifiant comme sacrificateur autosacrifié.
Dans ces cas de figure, l’archéologie psychique est difficile, particulièrement lorsque tous les porteurs de mémoire ont disparu.
Au plan collectif, les notions de grand ancêtre, de terre sacrée attribuée par un dieu, y fleurissent pathétiquement.
Ces expressions archétypales, fortement chargées d’énergie psychique, alimenteront, sans limite si nul ne parvient à leur en opposer, les passages à l’acte conquérants, vengeurs, ou l’agressivité naturelle se sera muée en toute-puissance.
Même si ces surgissements pourront prendre une forme collective, aucun système sociétal ne parviendra à agir sur ce phénomène, seule une prise de conscience, vivante et chargée d’émotion, de chacun, chacune, en modifiera l’impact.