Sommes-nous en capacité de nous regarder en face, sans nous confondre avec l’autre ?
Comme une ombre projetée
Jour après jour, le monde nous renvoie l’image dans laquelle nous sommes actuellement figés, d’une espèce supposée consciente, mais dont les membres se montrent incapables de prendre la mesure de ce qu’ils projettent d’eux-même sur l’autre, leur semblable.
Possédés par un dynamique inconsciente, un archétype, nous prêtons à l’autre tout ce que nous ne savons voir chez nous.
Cela relève d’une situation de clivage, que nous ressentons comme une très désagréable ambivalence, voire que nous scotomisons, pour la reléguer hors de notre champ d’éprouvés conscients, tentant sans doute d’éviter un risque d’intrusion ouvert en permanence à qui discernerait la faille.
Dualité sans duplicité
L’ambivalence est mal acceptée chez les gens de pouvoir, par défaut de puissance, que nous sommes, ne concevant la dualité que comme nous-mêmes d’un côté, représentant si modestement et/ou vaillamment le Bien, et les autres en face, affreux concessionnaires du Mal.
La notion même d’individualité aurait pourtant pu nous mettre, phonétiquement, sur la piste de la dualité indivisible qui nous fonde comme singularité, mais, négligeant le paradoxe, nous n’en retenons que l’individualisme unilatéral, perpétuant ainsi le clivage.
Les sauveurs du monde, quelle que soit l’idéologie qu’ils ou elles professent, sont régulièrement pris dans cette modalité, du prosélyte au militant, qu’ils optent pour tenter d’imposer leurs vues sur un mode coercitif brutal, ou plus insidieusement par des stratégies rationalisantes ou anxiogènes menaçant l’incrédule de foudres sinon « divines » au moins inéluctables, voire encore en mettant l’autre en dette par un don agonistique, irrestituable. Le libérateur n’apprécie pas trop que le libéré ne l’ai pas attendu, ou n’ai plus besoin de lui, la dépendance est réversible, et addictive.
L’anal y tique encore
Cette disposition psychique s’étaye sur un moment clef de notre développement précoce, généralement désigné comme le stade anal, selon le terme proposé par Karl Abraham, fondement du lien d’autorité, à travers lequel nous avons été plus ou moins contraints de gérer le contrôle sphinctérien, tout en accédant liminairement à la capacité d’aller vers l’autre, de s’y opposer ou de le fuir.
C’est donc le stade de la position dite « maître-esclave », d’où vont émerger toutes les relations de domination / soumission, d’humiliation, de dépendance, de sadisme, de réification de l’autre sous prétexte d’objectivité, niant la subjectivité, le statut essentiel de sujet, qui supposerait d’admettre son imperfection ontologique en ayant admis la notre, ouvrant alors au devenir.
L’autre, cette altérité qui nous altère, et surtout la relation que nous pourrions établir avec, est alors rejeté dans l’ombre, dans cette part de nous qui nous apparaîtra dans nos rêves et fantasmes comme personnage du même sexe que nous, et sera tout à tour source de conflit, de rejet, voire de meurtre, ou susceptible de prodiguer des trésors, si nous savons nous en faire un allié, apprivoiser le dragon.
Les passages à l’acte que cette configuration génère sont bien dirigés vers l’autre, mais c’est en fait une part proscrite de nous-mêmes à laquelle nous portons ainsi atteinte.
Et nul ne va de gaîté de cœur à la rencontre des potentialités d’horreur qu’il porte en lui, comme tout un chacun, les berserkers de Wotan ou les crises d’Amok ne se cantonnent pas à la culture de l’autre. L’ivresse, la jouissance du massacre est tapie dans l’inconscient de tout humain, et pour terrifiant que cela soit, il vaut mieux l’identifier, même liminairement, plutôt que d’en être submergé selon les circonstances.
Plus trivialement, la ruée rageuse sur le papier hygiénique dans les magasins, jusqu’à déclencher des bagarres, au moment de la crise du coronavirus a bien montré où se situaient les fixations anxieuses de l’époque.
Arrache-toi d’là, t’es pas d’ma bande
Cette conflictualité ne se cantonne pas à la sociologie de proximité, réseau primaire ou secondaire, mais imprègne la totalité des rapports humains, jusqu’aux rejets intercommunautaires, à la criminalité et aux guerres qui sont les actualisations de nos antagonismes inconscients.
Des bastons entre quartiers, entre supporters, entre « services d’ordre », et autres groupes identitaires, relèvent de la même économie, il importe de se trouver un ennemi incarné pour occulter le Polemos intime, insupportable, bien plus menaçant, dangereux, que l’autre honni, d’ excrété à exécré.
Selon ce que nous ont transmis à posteriori ses épigones, Héraclite peut toujours paraître encenser Polemos qui « révèle les dieux d’une part et les humains d’autre part, fait des esclaves d’une main, des hommes libres de l’autre », mais qui peut de nos jours interpréter les obscures éventuelles citations d’Héraclite, sauf à lui faire dire ce qu’on a envie d’y entendre ?
La lumière peut sans doute jaillir du choc des idées, mais la polémique spectacularisée nourrit aussi bien des égos, les plateaux télé le démontrent abondamment.
L’Islam, particulièrement dans le courant soufi, a pour sa part insisté sur la différence entre petit et grand Jihad, ce dernier représentant le combat intérieur, la mise en ordre de ses propres désordres, plutôt que de prétendre aller rectifier ceux des autres, rappelant là la parabole de la paille et de la poutre.
Mais les intégristes, comme ceux de tous les courants monistes universalistes, se sont empressés de mettre ce projet au rebut, aux chiottes pour rester dans le sujet.
Eros et Psyché
La « révolution reichienne » de la fin des années 60 a bien tenté de s’extraire du stade anal que de Gaule projetait en « chienlit », en proclamant haut et fort le « jouir sans entraves, vivre sans temps mort » néo-dionysiaque, cherchant l’accès au stade génital créatif.
Mais l’oubli de l’Ombre, projetée sur l’autre comme ce fut le cas à l’époque des Lumières, a fait en grande partie retomber l’érotisme vers l’obscénité, malgré cette belle phrase de mai peinte en haut de la rue Champollion près de l’angle de la place de la Sorbonne : « l’érotisme est à la pornographie ce que le petit vin blanc de Cassis est à l’huile de vidange ». Le temps a effacé la peinture et l’idée, la « fonction de dépense » de Georges Bataille, prélude à « la part maudite », s’est dilapidée.
La sexologue Thérèse Hargot pourra alors dire : « La pornographie est tellement puissante qu’elle a phagocyté l’érotisme ».
A moins que ce soit notre sens critique qui soit impuissant.
Cependant, si la « position dépressive », ainsi que l’a nommée Mélanie Klein, permet à l’enfant de sortir de la « position schizo-paranoïde » antérieure dominée par les pulsions destructrices et les angoisses persécutrices, elle inaugure également la séparation, et le début de la récupération des projections.
C’est sans doute là que la conscience s’initie, instaurant la nécessité de projeter pour pouvoir ensuite réintégrer, dans un aller-retour paradoxal propre à la psyché, ce miroir dans lequel on peut se voir en pied. Il n’y a donc pas à refuser de projeter, mais à ne pas s’y engluer et apprendre à s’en servir pour mieux se connaître.
Mais accueillir une « position dépressive » comme passage initiatique d’évolution est difficilement reçu dans un monde qui valorise la toute-puissance comme critère de réussite, à la sauce libérale « je veux donc je peux ».
De son côté, Pierre Solié, dans « La femme essentielle – Mythanalyse de la Grande-Mère et de ses Fils-Amants », propose qu’à travers un chiasma psychique, le stade anal se transforme en Caritas, quand l’oral devient Agapé et le génital Eros, trois modalités de l’amour, sans s’illusionner toutefois sur une éventuelle facilité du processus, qui implique l’être total, le don inconditionnel.
Il est quoiqu’il en soit constatable que l’humain ne devient créatif qu’à travers ses failles.
De nouveau il faut rappeler Jung (Les racines de la conscience. p. 343) qui nous avertis que « Ce n’est pas en regardant la lumière qu’on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité. Mais ce travail est souvent désagréable, donc impopulaire. »