
Un regard sur ce qui s’empare trop souvent des humains
La possession, cette faille humaine ?
Deux entrées
Ce terme, possession, développe deux acceptions, celle de la propriété, la chose qui appartient en propre à quelqu’un qui s’en revendique, ou celle d’être possédé, agit par une dynamique autonome sur laquelle la personnalité consciente n’a pas, ou si peu, de prise.
La première signification peut renvoyer à la formule de Proudhon « la propriété c’est le vol », antérieurement énoncée par Jacques Pierre Brissot sans lui épargner d’être guillotiné en 1793. Mais pouvoir être propriétaire de sa demeure et de son outil de travail, auparavant réservée à l’aristocratie, puis à la bourgeoisie, fut aussi une grande conquête populaire issue de la Révolution française, même si l’évolution historique du droit de propriété de l’antiquité à nos jours est plus complexe que ce raccourci simplificateur. Ce qui n’exonère pas le consumérisme actuel de s’éclairer de la « fonction de dépense » visée par Georges Bataille.
La seconde définition de la possession rappelle ce terme de la théologie chrétienne, mais également d’autres confessions, qui désigne le fait d’être dépossédé de son libre arbitre et mu par une influence démoniaque agissant de l’intérieur, contrairement à l’obsession perçue comme influence s’exerçant de l’extérieur.

Il s’agit là de ce qui influe sur les actes d’une personne sans qu’elle soit en mesure d’exercer sa responsabilité, et relève alors de ce qu’on désigne aujourd’hui comme une pathologie psychique lourde.
La représentation de soi actuelle, issue de la pensée des Lumières qui nie l’ombre propre et la projette sur l’autre, « l’infâme » qu’il s’agit d’écraser selon Voltaire, s’oppose à toute démission du libre arbitre, selon un processus qui connaît son acmé dans le libéralisme.
Mais quand un être humain passe à l’acte, individuellement ou collectivement, et commet des abus jusqu’à des atrocités, il devient nécessaire, même si certains obsédés du punir s’en insurgent, de reconnaître que ce qui est là agissant n’est plus du registre du libre arbitre, mais bien d’une submersion du conscient par un complexe émotionnellement déterminé hors du champ social usuel.
Un vaste champ d’incidences
Les berserkers d’Odin-Wotan, les crises d’Amok découlant d’humiliations en Malaisie, les crimes intra ou intercommunautaires ou familiaux, les auteurs de massacres atroces anciens ou récents, menés par des individus ou des groupes, comme par des armées régulières, relèvent bien de processus semblables, dans lesquels les auteurs, se retrouvant dépossédés de leurs facultés rationnelles, déshumanisés, possédés, sont amenés en miroir à détruire chez leur victimes toute apparence humaine, en mutilant généralement les corps et particulièrement les visages, pour nier l’identité et la nécessité de reconnaissance, comme l’a développé Axel Honneth [1].

Le texte de Jung intitulé « Wotan », dans « Aspects du drame contemporain », expose comment un peuple entier, à quelques exceptions près, s’est laissé en quelques années atrocement submerger par un archétype subrepticement réactivé dans son inconscient culturel, alors même qu’il s’agissait à l’époque d’une des nations les plus cultivées d’Europe, dans l’art, la littérature, la réflexion politique, la philosophie, la spiritualité, d’Eckhart à Goethe, Husserl ou Schopenhauer.
Un changement de regard
Mais l’ancienne classification, « catégorielle », des pathologies dites mentales, déterminant qui est fou ou pas fou en gros, est désormais dépassée par la considération « dimensionnelle », qui reconnaît la question d’intensité du trouble psychique, susceptible de se maintenir à bas bruit, régulé entre autres par l’activité onirique, ou d’émerger subitement, chez tout-un-chacun, et d’amener, selon les circonstances, les plus apparemment socialisés des hommes, ou des femmes, à se faire déborder par leur violence ou d’autres pulsions sans l’avoir vu venir. Ceci même si l’inconscience n’excuse rien, et que la reconnaissance de responsabilité replace le possédé dans notre commune humanité.
La vengeance, l’hubris, les pathologies sexuelles et d’autres emportements sont de ce registre où l’être humain se retrouve possédé, dépassé par ce qu’il ne sait contenir.
Dans le déchaînement des féminicides conjugaux, tel « grand philosophe marxiste » admiré, Louis Althusser pour le nommer, s’est ainsi retrouvé à assassiner sa compagne Hélène Rytmann Legotien il y a quelques années, décrivant ensuite, dans une pathologico-pathétique tentative pour s’en expliquer voire s’en dédouaner, son fantasme de « la domination et la maîtrise de toute situation possible », d’« être vraiment un homme, capable d’aimer une femme et de l’aider à vivre », possédé donc par l’archétype du Sauveur, et admettant que « si j’ai toujours eu à côté d’Hélène une réserve de femmes, c’était bien pour être assuré que si d’aventure Hélène m’abandonnait ou venait à mourir, je ne serai pas un instant seul dans la vie », en bon propriétaire d’objets, de fait, conforme à un modèle psycho-social culturel du mâle dominant qui n’est remis en cause, quand il l’est, qu’en surface, tant les changements nécessaires sont englués dans une incroyable inertie.
La psychologisation individuelle passe ainsi généralement à côté d’une pression collectivement normopathique qui assigne les places de pouvoir, de domination, et de victime malheureusement, dans le couple maudit persécuteur/persécuté.
Mais une analyse genrée, nécessaire pour rendre compte d’un aspect majeur de la question, risque aussi l’impasse sur le fondement de la dynamique de possession, de la possibilité d’identifier le germe du processus.
Ce terrible cas de figure peut s’éclairer de diverses façons. Le Sauveur, héros délivrant le féminin prisonnier de ses faiblesses et séductions, telle Hélène, de Sparte puis de Troie et non plus Rytmann Legotien, déclenchant la guerre, figure d’Anima inconsciente projetée si souvent confondue avec une femme réelle, serait sans doute une piste, pour qui reconnaît l’approche par les archétypes de la psychologie analytique et de la mythanalyse, de l’inconscient collectif capable de subjuguer le brave conscient qui croit que rien ne lui échappe.
Au-delà de la psychologisation individuelle focalisée sur les conditions de développement de la personne, sa « petite histoire » familiale voire transgénérationnelle, et des déterminations culturelles dans une société donnée, les manifestations de structures profondes de l’inconscient sont aussi à considérer.
Bien des traditions évoquent la confrontation ontologique entre esprit et matière, logos et éros, yang et yin, raison et émotion, masculin et féminin non pas en terme de genres séparément incarnés mais en terme de principes, d’archétypes actifs en chacun-chacune, irréductibles les uns aux autres et tendant si possible à orienter leur conflictualité vers une conjonction créatrice d’un troisième terme, en totale contradiction du « tertium non datur » d’Aristote, n’en déplaise aux rationalistes unilatéraux, utilitaristes.

Lors d’un développement unilatéral du conscient, privilégiant un principe comme unique support, en clivant tout en croyant unifier, la part négligée, parfois jusqu’à la forclusion, trouvera toujours un moyen de se manifester, à travers une kyrielle de symptômes psychiques et somatiques apparaissant à première vue déliés de toute assignation précise, éventuellement jusqu’au passage à l’acte, sur l’autre ou sur soi-même si l’occultation persiste, ou transitant vers les générations à venir qui hériteront de la patate chaude.
Mais là de nouveau, il est toujours difficile pour la pensée libérale actuelle d’admettre la remise en cause des prérogatives du Moi tout-puissant, nouvelle blessure narcissique après celles de la révolution copernicienne quant à la centralité de la Terre, de la révolution darwinienne quant à l’exception humaine dans le règne animal, en venant à la révolution freudienne avec la mise en évidence de l’inconscient de l’homme « jamais souverain de son âme », à laquelle Jung rajoutera une sacrée couche, encore plus profonde. Sans compter désormais Bourdieu qui propose une quatrième blessure avec la révolution sociologique et l’habitus, à la suite de Marcel Mauss et de Norbert Elias, et sans doute une cinquième blessure narcissique à travers la révolution en cours de l’image du corps, quand sont identifiés les centaines de millions de neurones du système nerveux entérique entrant en concurrence avec le cerveau, et que celui-ci voit sa supposée noblesse de matière grise supplantée par la tripe qui gargouille, l’intellect froid discriminant remis à sa place par le ventre chaud digérant, la panse qui pense et se dirige vers l’anal, l’impur, le fumier sur lequel peut croître la rose.
Même quand sa prise en considération est approfondie, la psyché est lente à s’intégrer au vécu quotidien, cette apparente inertie est nécessaire, comme le bon vin ou le fromage demandant une patiente maturation, une digestion.

Entre-temps, le processus de possession est toujours tapi dans l’ombre, même le héros Héraklès sera amené, possédé par la Grande-mère Héra, à massacrer ses propres enfants, et mieux vaut s’en avérer, ce qui rabat un peu les prétentions du conscient, cette intermittence qui croit tout contrôler, mais doit néanmoins assumer sa place, son rôle d’accueil des émergences de l’inconscient, quitte à y régresser parfois, plongeant à la recherche de la perle.