Clivage entre psyché et politique
Il semble qu’on observe au fil des dernières décennies une forme de clivage entre engagement politique et exploration psychique, ce qui n’a pas toujours été le cas.
Un peu d’histoire
Ainsi Wilhelm Reich était particulièrement intéressé par ce qu’il identifiait comme la vitalité des classes populaires, jusqu’à ce qu’il doive fuir le nazisme et se réfugier aux États-Unis, où le maccarthysme finira par l’enfermer puis l’éliminer.
Il faut également rappeler le courant de la psychiatrie et psychothérapie dite « institutionnelle », considérant chaque acteur, souffrants, soignants, cuisinier, jardinier, etc., comme partie prenante du système global et susceptible de l’enrichir, qui fut développé à Saint-Alban pendant l’occupation par François Tosquelles et Lucien Bonnafé, puis en Italie par Franco Basaglia, et promu par Roger Gentis, Jean Oury, Félix Guattari et bien d’autres. Ce courant a certes été largement laminé par la gestion libérale du « soin », mais aussi par les expressions spectaculaires de certains grands rhéteurs du champ psy, qu’il était de bon ton de citer dans les soirées. Il a encore toutefois quelques représentants discrets qui poursuivent un travail subtil, malgré les attributions de « non-consensualité » de la part des instances sanitaires qui tentent de le marginaliser.
Antoinette Fouque inspirera la tendance « Psychanalyse et politique » au sein du MLF, mais peu de gens se rappellent aujourd’hui de cette période prolifique à la suite de 1968.
Les explorations de Deleuze et Guattari dans « L’Anti-Œdipe », questionnant sur un mode iconoclaste paradoxal les rapports entre capitalisme et schizophrénie, sont également presque tombées dans l’oubli, désormais plus connues de quelques intellectuels que du commun des mortels.
Bernard Maris avait bien pointé « capitalisme et pulsion de mort », mais a été assassiné par des soi-disant « ennemis de l’occident » bien campés dans leur rôle d’épouvantail, sous-traitants paradoxaux de « la loi et l’ordre » que leurs passages à l’acte déclenchent.
De son côté, Roland Gori, après « L’appel des appels », maintient le flambeau, la « Fabrique de nos servitudes » gardant les braises rougeoyantes dans un créneau à la limite du confidentiel, en nous avertissant entre autres de l’aberrante mise en place de consultations psychologiques par des « agents conversationnels dans le cadre de la prise en charge des pathologies mentales », c’est à dire des générateurs informatiques d’algorithmes en guise de relation thérapeutique. L’IA, promue par le ministère de la santé, ou comment s’éviter les embarras du transfert, en quelque sorte, mais aussi sa capacité thérapeutique réelle.
Il faudrait encore citer Franz Fanon, Castoriadis, et quelques autres qui ont su voir et osé explorer les liens entre psyché et politique.
Oubliettes ou refoulement ?
Mais, ignorants de cette toile de fond, de nombreux militants ont désormais tendance, en grossissant le trait, à considérer l’écoute de soi comme du nombrilisme petit-bourgeois, quand les fervents de l’approche psychique penchent de leur côté plus fréquemment pour considérer l’activiste politique comme fasciné par l’extériorité, tentant pathétiquement de réparer ses blessures narcissiques.
Extraversion et introversion sont pourtant bien deux tendances fondamentales, qui apparaissent et s’opposent là, leurs partisans oubliant qu’elles sont complémentaires, toutes les deux nécessaires au développement humain et que l’enjeu est de les réunir, de se situer comme leur intersection, leur point de rencontre dialectique.
La dynamique psychique s’inscrit dans le devenir, et supporte mal la stagnation dans des certitudes, aussi hautes de vue soient-elles, qui sont en fait les conséquences d’injonctions comportementales, introjections de ce qu’il convient d’être ou à l’inverse contre-identification réactionnelles. Mais l’humain n’est pas réductible à un système performatif, utilitariste.
Les gens de pouvoir rejettent systématiquement l’approche psychique, tel Staline, pervers narcissique qui interdira la psychanalyse en URSS dès 1933, peut-être parce que son propre fils avait été accueilli dans l’institut créé par Sabina Spielrein, fondatrice de la psychanalyse d’enfants.
Celle-ci, ancienne patiente de Jung au Burghözli à Zürich, puis ayant vécu avec lui une brève relation amoureuse, en viendra à travailler avec Freud et lui suggérer par son texte « La destruction comme cause du devenir », qu’il rejette d’abord puis en élabore, sans reconnaître sa dette, sa pulsion de mort. Elle verra ses frères tués par les staliniens, avant d’être elle-même victime des nazis, à Rostov sur le Don.
Quand l’anal y tique
En termes psychiques, le pouvoir est abordé sous l’angle du stade de développement défini comme « anal » dans la nosographie analytique classique, à travers lequel s’élaborent les modes de domination, les relations dites « maître-esclave », typiques de tout assujettissement, de réification du sujet chez l’autre. La défécation est le prétexte des dressages comportementaux, qui suscitent révolte et affirmation de soi.
Comme tout humain a dû passer, à plusieurs reprises, par cette étape incontournable de la construction de l’être, éprouvée dans les relations les plus intimes, selon comment cela s’est passé nous en gardons des traces, plus ou moins bien intégrées, quand ce n’est pas pour y retomber comme la roue dans l’ornière.
Mais identifier chez soi une forme de déterminisme, une dépendance à des influences qui nous échappent, une autonomie de l’inconscient, est insupportable à l’idéologie libérale, que bien des militants persistent à promouvoir à l’insu de leur plein gré dans leurs relations quotidiennes (qui va s’occuper des gosses pendant qu’on fait la révolution ?), et qui fonctionne aux « je veux donc je peux », « j’ai bien le droit » qui sentent fort la toute-puissance jouissive.
Et le militant est par essence un passionné, qui devrait toujours être vigilant à ne pas assener sa vérité comme absolue, mais se fonder, comme W. Reich le proposait, sur sa subjectivité, son statut de sujet, plutôt que sur une idéologie.
Ainsi, aujourd’hui encore, des soi-disant militants anarchistes qui n’ont jamais ouvert un livre de Jung persistent à éructer sur ce qu’ils nomment « les archétypes racistes du psychiatre antisémite Carl Jung, pétri de mythologie nordique et proche du nazisme » (renverse 2023), de ces rumeurs de poubelle qu’ils ont entendu et répètent sans chercher à s’en faire une expérience personnelle. Ces propos sont l’exacte illustration de la projection sur l’autre de ce qu’on n’est pas capable de voir chez soi, structurellement équivalentes aux accusations de « science juive » proférées par les nazis, justement, qui ont brûlé les livres de Jung, inscrits sur la liste Otto, avec l’ensemble de la littérature analytique.
Gnothi seauton
« Connais-toi toi-même » était inscrit au fronton du temple de Delphes il y a 2500 ans, mais reste d’une brûlante actualité.
Au-delà des controverses qu’il soulève, le fait psychique est une réalité à approcher dans une démarche phénoménologique, comme une dimension constatable, par les rêves, humeurs, lapsus, symptômes psychosomatiques divers et autres incidents de parcours, dont la considération doit d’abord se retenir de tout jugement, dans une attitude d’époché selon Husserl, pour l’accueillir d’un regard neuf, sans préjugé. Faut-il encore oser être curieux, accepter d’être surpris, éventuellement bouleversé.
Sur un plan collectif, quand Élysée Reclus propose, en exergue de son œuvre majeure « L’homme et la Terre », que « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », il pose bien le problème.
Mais la nature n’est pas une bonne mère bienveillante, elle tue brutalement autant qu’elle donne la vie, et cette ambivalence nous est très désagréable.
Nous avons donc à reconnaître au plus profond de nous autant nos aspects créateurs que destructeurs, en nous confrontant sans s’en laisser posséder à nos tendances au passage à l’acte, à la toute-puissance.
Les troubles psychiques sont généralement la meilleure solution que l’être a pu mettre en place dans les phases précoces du développement pour éviter d’être anéanti par des abus subis inintégrables, mais ces défenses, nécessaires à un moment, deviennent avec le temps des pièges qui enferment dans une pathologie, si on ne va pas les requestionner, à travers l’énorme difficulté de la scotomisation voire la forclusion de la mémoire des abus.
Se connaître est alors un voyage difficile, au cours duquel il n’est bientôt plus possible de se prétendre du côté du bien tout en projetant le mal sur les autres, tout en ne se laissant pas soumettre, et ce chemin peut ré-ouvrir des plaies narcissiques mal cautérisées et douloureuses.
Jung le rappelait (Les racines de la conscience. p. 343 ) en avertissant que « Ce n’est pas en regardant la lumière qu’on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité. Mais ce travail est souvent désagréable, donc impopulaire. »