Cette violence est la notre
de Gaza à Nogent

Plutôt que condamner ou se lamenter, tenter de percevoir quelques ressorts du chaos actuel en les assumant

De Gaza à Nogent

Cette violence démesurée qui nous saute aux yeux ne se résoudra ni par des mesures coercitives, plus de contrôles, de répression, « plus de la même chose » aurait dit Paul Watzlawick [1], ni par des déplorations atterrées, qui persisteraient, même si c’est plus discrètement, dans la projection du mal sur l’autre.

Cette violence est la nôtre, chacune, chacun d’entre nous peut s’y confronter en se retournant vers son intériorité, non pas pour la culpabiliser, ce qui ne ferait que la confiner dans un compartiment dédié rassurant circonscrit d’impuissance, mais plutôt y considérer la dimension de possession collective qui peut entraîner le meilleur des hommes, la meilleure des femmes, tout comme les plus perturbés, dans une submersion destructrice, ravageuse, au détour d’une rupture de parcours inopinée, sociale, affective, spirituelle selon les contingences, d’un choc émotionnel perturbant la sociabilité usuelle.

Fréquemment chez l’individu, ce type de surgissement sera surdéterminé par la persistance à bas bruit d’abus traumatiques antérieurs, dont par autoprotection la psyché a pu occulter le souvenir factuel potentiellement destructeur.

Mais au-delà de sa déclinaison individuelle, cette violence est politique, concernant l’ensemble des membres de la société, et pas seulement des coupables opportunément chargés de tout le mal et des présumés « responsables » auxquels serait délégués l’impératif d’agir, de trouver des solutions qui exonèrent le commun des mortels de la question.

Les représentations sont toutefois en train de changer lentement, avec l’inertie qui caractérise ces processus, passant ainsi de la qualification « catégorielle » du trouble psychique, qui définissait qui était fou et qui ne l’était pas, « le normal et le pathologique » critiqué par Canguilhem [2], à la qualification « dimensionnelle » [3], cherchant à explorer l’intensité des troubles chez chacun, de leur expression discrète, éventuellement indétectable pour le sujet lui-même protégé par le voile de l’inconscience, à leur manifestation exacerbée, liminairement consciente chez ceux qui vont consulter, et amplement projetée sur l’autre chez ceux qui passent à l’acte sans limite.

Ceux et celles qui croient pouvoir s’en exonérer risquent fort de s’illusionner sur leur propre compte, niant une part de leur humanité pour se prétendre accomplis, quand la fascination par l’idéal de perfection aveugle l’individu.

Il nous reste du chemin, pendant lequel les symptômes risquent de persister, insistant pour que nous les considérions attentivement, religieusement dans l’acception non confessionnelle ou bigote du terme, mais en se reliant et en lisant et relisant le réel.

Comme cela a pu être exploré par C.G. Jung [4], Ilya Prigogine [5], James Gleick [6], Hassan Zaoual, Gilles Deleuze [7], Isabelle Choquet [8], au moins, il devient pertinent de considérer qu’un changement ne peut intervenir sans passer par une phase de chaos, d’où une émergence pourra se déployer d’autant mieux qu’elle sera accompagnée, soutenue par le plus grand nombre, là encore politisée, prise dans la dynamique de la polis, la cité.

Cependant, ce « plus grand nombre » ne pourra se composer que d’individus ayant au moins approché dans leur parcours propre la dynamique d’individuation fondamentale ouvrant à l’entendement des devenirs du monde, et admis et considéré leur ombre.

Le chaos, tout en rappelant par son étymologie grecque l’origine indifférenciée de l’existant avant l’émergence d’un cosmos, est généralement éprouvé comme une manifestation du Mal, cette fonction séparatrice, différenciante mais ouvrant potentiellement jusqu’à la dislocation et la destruction, quand le Bien serait réunificateur, apaisant mais à l’extrême lénifiant, ataraxique.

Il est possible de retrouver là un aspect de « La destruction comme cause du devenir » selon Sabina Spielrein [9], cette analyse qu’elle verra, lorsqu’elle lui présentera, dédaignée par Freud avant qu’il ne s’en serve pour étayer son modèle de « pulsion de mort  [10] » sans la créditer de son origine.

Ce qu’il est convenu d’appeler le Mal se manifeste effectivement communément dans un aspect destructeur, qui peut s’assimiler à un chaos au sens commun du terme, en déployer les caractéristiques. Le chaos est alors ce mal nécessaire qui va constituer le creuset du changement. Il ne peut y avoir de réel changement sans qu’une phase de chaos n’y précède, et qu’en émerge un renouveau.

Les humains souhaiteraient volontiers que le changement se déroule sans heurt, comme allant de soi, ou du fait du génie propre des hommes qui l’accompagnent et prétendent en être les initiateurs, mais c’est une illusion, une tentative de valorisation narcissique.

Un changement qui ne bousculerait pas le confort autosatisfait des individus et des communautés reviendrait à perpétuer le statu-quo ante en n’en modifiant que l’apparence, en surface. « Tout le monde veut changer le monde mais personne ne veut se changer soi-même » disait Tolstoï, ce qu’Einstein reprendra en « Tout le monde veut que ça change mais personne ne veut changer ». Mais cette formulation, pour pertinente qu’elle soit, peut faire croire que toute la charge du changement repose sur les seules épaules de l’individu, occultant la pesanteur du collectif déterminant la normopathie qui impose son inertie.

Le chaos est un concentré d’incertitudes, une indifférenciation bouillonnante riche de potentiels et de risques, mais qui fait cruellement éprouver le manque d’axe directeur. L’émergence créatrice qui va probablement s’en différencier n’est pas réellement prévisible pour l’imagination humaine, même si parfois quelques lignes ou marqueurs peuvent se laisser discerner.

Cependant le réel est tenace, des révolutions de toutes obédiences aux pathologies somatiques autant que psychiques qui touchent l’individu mais dont la dimension collective se laisse percevoir à qui ne peut plus éviter de se dessiller, le chaos précède le renouveau, pas toujours « positif » au sens commun du terme.

La dimension psychique peut donner lieu à une confusion liée à l’activation d’aspects psychotiques, généralement discrets et contenus, qui se meuvent dans les profondeurs de l’être, protégé par son inconscience.

La dimension somatique, qui sollicite l’intervention médicale sauf à attendre un miracle, est plus menaçante en ce qu’elle touche à la fragilité de l’incarnation, et aborde la certitude de la mort, et de l’inconnu qui caractérise le devenir.

Ainsi, non accueilli, non accompagné, un chaos ouvrant sur un changement nécessaire dans une situation qui s’enlise sera destructeur, tandis qu’accepté et considéré il permettra un élargissement de la conscience, une ouverture plutôt qu’une guérison.

Mais traverser la phase de chaos ne va pas, tant qu’aucune émergence n’est perceptible, sans accablement et rage d’impuissance, ou de collusion avec le chaos quand cette rage est passée à l’acte sur un bouc émissaire accusé d’en être coupable, dans un accès de possession psychique, de perte de conscience de soi et de ses semblables.

Dans un antagonisme, cette question concerne l’ensemble des interactants, même s’il est pertinent de distinguer agresseur et agressé, qui n’existent toutefois pas l’un sans l’autre, et qu’il peut être très difficile voire impossible de ne pas prendre parti en tentant d’observer une « réduction phénoménologique », une « époché » selon Husserl [11], voire une ataraxie stoïcienne.

Les humains de différentes cultures représentent le chaos dans leurs traditions rituelles, carnavals, fêtes des fous et autres saturnales, depuis des siècles, tâchant de canaliser dans l’événement, ce qui risquerait de déborder dans le quotidien. Sans doute la passion guerrière relève-t-elle de la même dynamique, « notion de dépense », « part maudite » selon Georges Bataille [12], inspirée du Potlatch exposé par Marcel Mauss [13] qui permet à la communauté de contenir sa violence destructrice en la jouant sur le mode du don agonistique, défi et prestige entremêlés. L’impact de la colonisation des peuples donne toutefois un écho plus complexe à ces pratiques et à leur interprétation, « invention commune des missionnaires, des autorités coloniales, des anthropologues et des Amérindiens eux-mêmes » selon plusieurs analyses [14]. L’acharnement des colonisateurs à détruire les structures des sociétés traditionnelles se révèle là encore dans toute son ampleur.

Quand Bataille explore les différents modes d’expression de l’excédent, ce surplus d’énergie vitale qui ne saurait être dépensé de façon utilitariste rationnelle, il traite bien de ce qui peut se manifester comme un chaos, et déboucher sur une émergence créatrice, telle l’art ou la sexualité, ou destructrice, comme la guerre, le crime, la sexualité perverse.

Toutefois, au-delà des controverses socio-anthropologiques sur les pratiques du don, il reste que l’observation du Potlatch a permis l’éclairage du fait que donner plus que ce que le récipiendaire ne pourrait rendre revient à le priver de compétence symbolique, donc à prendre pouvoir sur lui, à le nier comme semblable, violence plus pathogène encore qu’une atteinte physique exercée. Bien des professionnels et bénévoles de l’aide aux personnes en situation de précarité seraient avisés de tenir compte de ce processus, qui maintient les « bénéficiaires » dans leur invalidation, à l’opposé de ce que promeut l’éducation populaire qui vise à l’émancipation, préalable incontournable à l’individuation.

Rester humain, éviter l’inflation, demande une certaine vigilance dans la confrontation avec ces processus où l’expression de la toute-puissance séductrice du vivant est régulièrement active.

Il serait naïf de croire que ces bouleversements puissent se déployer sans désagrément, sans épreuve parfois d’incohérence, de confusion, sans souffrance. Il y est toutefois question de l’accomplissement de sa vie.