
Le terme de manichéiste sert toujours à tenter d’invalider ceux que l’unilatéralité normative ambiante ne satisfait pas, et qui s’en différencient.
Plaidoyer pour la complexité
Même si leur fascination pour la perfection, l’idéal de pureté, peut être discutée, c’est l’accusation de manichéisme qui a valu aux Cathares l’extermination que le totalitarisme catholico-nordiste leur a fait subir dans une violence hallucinée lors de la « croisade des albigeois » au XIIIème siècle.
Elle est donc ancienne, mais retrouve un écho de nos jours, résonnant comme celle plus récente de complotisme, anathème dont la cible est censée ne pas se relever, toute contestation de la sentence ne faisant que l’enfoncer, ce qui évite d’avoir à argumenter.
Celui ou celle qui s’écarte du monolithisme, porte un doute sur l’Unique et y discerne des différences, des grumeaux, commence à voir poindre le soupçon infamant.
Différencier Bien et Mal achève de justifier l’accusation, qui nous poursuit incidemment depuis l’ancien testament, puisque dans notre mythe fondateur c’est bien d’avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal qui s’est conclu par l’éviction du Paradis, du monde de l’inconscience initiale.
Cette "felix culpa", cette faute heureuse, peut incidemment s’entendre comme voulue par son divin assignateur en plaçant l’objet de l’interdit au beau milieu du jardin d’Eden de telle façon qu’il éveille sans cesse le désir, et amène immanquablement à la transgression, et par suite à la conscience, en devant assumer l’antagonisme entre Bien et Mal.
N’en déplaise à l’imprécateur Max Stirner, qui en avait fait son hochet dans une confusion entre individualisme et individuation, dans l’Unique, pas d’altérité externe, pas d’antagonisme ni d’ Eros, pas d’altérité intime, pas d’inconscient. Pas de risque donc.
Tous les totalitarismes sont fascinés par le monisme de la monade autistique, puisque ravagés par une intense angoisse de morcellement, qu’ils imposent aux autres, à ceux qu’ils tentent de détruire.
Il est pourtant incontournable que la place de l’humain réside dans la différenciation, la sortie du « tout est possible » y compris son contraire, même si c’est parfois un peu fatiguant, voire éprouvant.
Selon Thucydide, « il faut choisir, se reposer ou être libre », ce que reprendront Cornelius Castoriadis et Murray Bookchin, en veillant toutefois à ne pas se laisser fasciner, posséder, par l’archétype du héros.
Bien et Mal sont des réalités éprouvées, dans l’âme et dans la chair, avant même d’être des principes, des archétypes, et seuls des esprits se croyant supérieurs les taxeront d’« humain, trop humain ».
La doctrine augustinienne a cherché à rabattre le mal sous la notion de « privatio boni », d’absence de bien, conception réductrice, unilatérale, contre laquelle Jung s’est énergiquement élevé, dans son ouvrage « Aïon, Études sur la phénoménologie du Soi » en particulier.
Les différentes idéologies, de droite comme de gauche, fonctionnent sur le même mode, le mal ne devrait pas exister si...et là les solutions se déclinent, invariablement empêchées par quelques abominables « autres » infâmes, supports de projection inconscients, concessionnaires du mal justement.
Tant que le mal, réduit à la notion de faute, peut être rejeté sur l’autre, le petit Moi se sent à l’abri, pense-t-il.
La culpabilité constitue peut-être un premier retournement de la question vers soi, mais présente aussitôt le risque de s’engluer en se contentant de s’en tenir là, de ne pas descendre dans la faille.
Prétendre nier le mal, ou tenter de l’éliminer, revient à le renforcer, dans une dynamique énantiodromique, « course en sens contraire » selon le terme employé par Héraclite.
Le film de Luc Besson « Le cinquième élément » en propose une belle illustration, quand chaque missile envoyé contre le mystérieux agresseur ne fait qu’en augmenter la taille, jusqu’à l’intervention du féminin quintessence des quatre énergies.
L’idée que ces deux pôles fassent justement partie constituante de l’unité fondamentale semble trop complexe à considérer, tant cela demande d’entendre que les contraires, à condition d’être justement différenciés, sont complémentaires, que contrairement à la logique aristotélicienne du « tertium non datur » qui gouverne encore nos modes de pensée, des termes antagonistes peuvent non seulement coexister, parfois très conflictuellement il est vrai, mais également produire un troisième terme créatif, une émergence comme semble le proposer la théorie du chaos.
La résistance à considérer le mal comme réalité à part entière en conjonction dynamique irréductible avec son opposé le bien vient sans doute de ce qu’alors, si éthiquement dans le même temps la projection sur l’autre n’est plus possible, il va falloir aller chercher en soi où il se niche, considérer ses profondeurs, ses ténèbres.
Je laisserais la conclusion provisoire à Hermann Hesse, quand dans « Le loup des steppes » il fait dire à Harry Haller que « chaque peuple et même chaque homme en particulier, au lieu de se bercer par des « questions de culpabilité » politiques, hypocrites et faussées, devrait s’examiner lui-même pour savoir dans quelle mesure, par ses manquements, ses omissions, ses mauvaises habitudes, il est responsable de la guerre et de toute la misère du monde ».
Yves Buisson
04/07/25