Réalisé par Matti Geschonneck, Die Wannseekonferenz est un long métrage de fiction ; son titre est explicite pour le public à qui il était principalement destiné : il renvoie à la conférence qui s’est tenue le 20 janvier 1942 dans une villa au bord du Wannsee, un lac situé au sud-ouest de Berlin. Lors de cette réunion, quinze hauts responsables de l’Etat nazi ont mis en place les modalités pratiques de l’achèvement de "la solution finale de la question juive".
Ce long métrage est une production de Constantin Television en coproduction avec ZDF, la deuxième chaîne de télévision publique en Allemagne et en coopération avec ORF, chaîne de télévision généraliste autrichienne de service public. La production du film a bénéficié du soutien financier du Film Fernseh Fonds Bayern (FFF Bayern) et du Medienboard Berlin-Brandenburg (MBB). Produit et soutenu par le service public, le film a donc été pensé et réalisé en priorité pour des téléspectateurs directement concernés par l’histoire du nazisme. Le public a bien été au rendez-vous.
Disponible dès le 20 janvier sur la médiathèque de la ZDF pour les 80 ans de l’événement historique, Die Wannseekonferenz a été programmé le lundi 24 janvier 2022 en début de soirée à 20h15. Le long métrage était suivi par Die Wannseekonferenz-die Dokumentation. La fiction a réuni près de 6 millions de téléspectateurs et le documentaire près de 4 millions. Quatorze jours après sa mise en ligne dans la médiathèque ZDF, le film totalisait près de 2 millions de vues.
Ce succès d’audience a été corroboré, en toutes logiques, par une série de prix. Au Deutscher Fernsehpreis 2022, Die Wannseekonferenz a été plébiscité : Prix du meilleur film de télévision (Bester Fernsehfilm), Prix de la meilleure direction d’un film de fiction (Beste Regie Fiktion) pour Matti Geschonneck et Prix du meilleur scénario (Bestes Buch Fiktion) pour Magnus Vattrodt et Paul Mommertz. Hors d’Allemagne, le film a obtenu le prix Europa de Best European TV Movie of the Year 2022 et celui de Meilleur film (Premio a la mejor Pelicula) au Barcelona-Sant Jordi International Film Festival 2022 ; il a également été sélectionné dans la compétition fiction du Festival International du Film d’Histoire de Pessac en novembre 2022.
En France, le film a été acheté par Condor, un distributeur qui se définit lui-même comme un distributeur en salles axé sur les films d’art et d’essai étrangers. Pour autant, La Conférence, le titre retenu par le distributeur pour l’exploitation en France n’évoque rien au public. Sorti en salle le 19 avril 2023 avec une combinaison de 114 copies [1], il a réalisé en première semaine 33 680 spectateurs (soit près de 300 entrées/copie, un résultat honorable). En deuxième semaine, ce sont 18 000 spectateurs qui sont allés voir La Conférence. Du 3 au 10 mai, 10 697 soit près de 62 000 spectateurs en 3 semaines (61 950). Si ce résultat est loin d’être catastrophique, il reste fort éloigné des millions de téléspectateurs austro-allemands. Mais, si Die Wannseekonferenz est acheté par ARTE, il est fort vraisemblable qu’il fera une audience remarquable tant l’appétence pour la deuxième guerre mondiale reste grand en France.
La troisième version
C’est la troisième fois que la conférence de Wannsee est mise en images. Il existe une première version produite par la télévision allemande en 1984 puis, une autre, par HBO (Home Box Office) en 2001.

En 2001, avec Conspiracy, Frank Pierson réalise une adaptation de ce moment historique pour des téléspectateurs prioritairement anglo-saxons. Les acteurs s’exprimeront en anglais et la distribution sera particulièrement attractive : la toute première chaîne payante au monde dans l’histoire de la télévision, HBO s’adresse à un public CSP+. Kenneth Branagh (Heydrich, au premier plan) et Stanley Tucci (Eichmann, légèrement en retrait) se partagent l’affiche et la vedette. Aux Emmy Awards, Kenneth Branagh obtient le prix de Best Actor et aux Golden Globes, Stanley Tucci celui de Best supporting Actor. Les autres seconds rôles sont confiés à des acteurs expérimentés comme leur carrière l’atteste. Nicholas Woodeson qui incarne Hofmann est présent dans des films exigeants comme La mort de Staline en 2017, Hannah Arendt en 2012, The Red Riding Trilogy : 1980 en 2009 et également dans des feuilletons télés comme The Honourable Woman ou Borgia en 2014. C’est le cas également pour Owen Teale (Roland Freisler) que les téléspectateurs retrouveront dans Game of Thrones (2011-2019) dans le rôle d’Alliser Thorne, l’ennemi juré de John Snow, et de Brendan Coyle (Heinrich Müller), l’adorable Mr. Bates de Downton Abbey (2010-2015). Revoir Conspiracy aujourd’hui après avoir compati (oh combien !) avec Mr. Bates subissant ses multiples avanies contrarie la suspension de l’incrédulité et nuit à son identification au redoutable Gestapo Müller…
Quant à Colin Firth, en Wilhelm Stuckart, il est, comme à l’accoutumée, impeccable même s’il ne correspond guère à son modèle historique : d’après photos, le juriste nazi était fort loin de posséder le pouvoir de séduction de l’acteur britannique. C’est un euphémisme mais au cinéma comme à la télévision, les nécessités de l’audience passent toujours avant la fidélité à l’histoire : c’est l’effet “Aunt Minnie”. Billy Wilder qui avait beaucoup souffert des sautes d’humeur et des retards de Marylin Monroe énonçait avec philosophie (et son humour habituel) la règle d’or du cinéma commercial : “My Aunt Minnie would always be punctual and never hold up production, but who would pay to see my Aunt Minnie ?” Billy Wilder avait parfaitement conscience que le charme de The Seven Year Itch (1955) et Some Like It Hot (1959), les deux comédies où Marylin tient la vedette, lui devait beaucoup…
Versions allemandes
Réalisé par Heinz Schirk sur un scénario de Paul Mommertz, le téléfilm de 1984 a remporté le prix Adolf-Grimme, sûrement le prix le plus prestigieux pour les programmes de télévision en Allemagne. Paul Mommertz est également crédité au générique de 2022 car, en collaboration avec Magnus Vattrodt, ils ont repris, en l’adaptant largement, la trame de la fiction de 1984. Le tournage s’est déroulé du 3 novembre au 18 décembre 2020 d’une part pour les extérieurs, à la villa Marlier [2] où s’est déroulée la réunion et, pour les scènes d’intérieur, dans les studios de Berliner Union-Film à Berlin-Tempelhof. Les décors de Bernd Lepel sont extrêmement véristes. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la salle de réunion reconstituée pour le film avec les photos des années 20 de l’intérieur de la villa bien avant son rachat par la SS.
En revanche, la dernière version se distingue des deux précédentes en proposant un plan de table différent et beaucoup plus lisible. La première version a opté pour une table rectangulaire où les protagonistes sont difficilement discernables. Conspiracy a préféré une table ovale : Heydrich siégeant au milieu entouré de Hofmann et de Eichmann, avec à ses côtés Freisler et Müller. Matti Geschonneck a choisi une présentation de trois tables disposées en U, présentation qui s’avère bien plus didactique. Par rapport à l’entrée de la salle, sur la table du fond, Reinhard Heydrich (Philipp Hochmair) se tient au centre, entouré de Otto Hofmann (Markus Schleinzer), Major général SS, chef du bureau central pour la race et le peuplement (RuSHA) et d’Heinrich Müller (Jakob Diehl), Général SS, chef de la Gestapo. Entouré par ces deux hauts responsables de la SS, Heydrich trône en majesté et met en scène ainsi une des finalités de la réunion : donner à la SS la direction de la solution finale. A sa droite, Adolf Eichmann (Johannes Allmayer) et sa secrétaire, Ingeburg Werlemann (Lilli Fichtner) assurent la prise de note et la logistique. Ensuite, les participants sont placés selon leur fonction à deux tables, face à face.
À droite d’Heydrich, les représentants de l’Est (das Ost Ministerium), les docteurs : Alfred Meyer (Peter Jordan), Georg Leibbrand (Rafael Stachowiak), Josef Bühler (Sascha Nathan), Eberhard Schöngarth (Maximilian Brückner) et, enfin en bout de table, Rudolph Lange (Frederic Linkemann), le plus jeune et le moins gradé de l’assistance (Le SS-Sturmbannführer le premier grade des officiers de la SS). Au début du film (5’), examinant le plan de table proposé par Eichmann, Müller déplace le carton de Meyer qu’il trouve trop prétentieux. Lorsque Meyer pénètre pour la première fois dans la salle, il change les cartons pour siéger en première place donnant ainsi raison à Müller…
Ces cinq là ont déjà une expérience concrète de la solution finale. A l’arrivée d’Heydrich (13’), Lange lui annonce que les pays Balte sont désormais "Judenfrei" et Heydrich d’exprimer sa satisfaction par un simple "gut !" (dans la version de 1984, il fait cette annonce en comité restreint dans le bureau d’Heydrich). Puis c’est au tour du Dr. Georg Leibbrandt d’annoncer la bonne nouvelle lors de la réunion (26’) et les autres participants de frapper sur leur table en guise d’applaudissements. Au nom d’Hans Frank, Gouverneur général de Pologne, Bühler réclame, avec insistance, la priorité dans la mise en place de la solution finale pour des questions de logistiques et de bonne gestion bureaucratique…
Face à eux, à gauche d’Heydrich donc, les agents de l’administration centrale ; les SS ne cachent pas leur mépris pour ces "gratte-papiers" : le Dr. Gerhard Klopfer (Fabian Busch) pour le parti nazi, Friedrich Wilhelm Kritzinger (Thomas Loibl), Directeur à la chancellerie du Reich, Secrétaire d’Etat, le Dr. Wilhlem Stuckart (Godehard Giese) représente Wilhelm Frick, le ministre de l’Intérieur, Martin Luther (Simon Schwarz) Sous-secrétaire d’État, au ministère des Affaires étrangères, il représente Joachim von Ribbentrop, Erich Neumann (Matthias Bundschuh) pour les ministères de l’Économie, du Travail, des Transports et de l’Armement et enfin le Dr. Roland Freisler [3] (Arnd Klawitter) pour le Ministère de la Justice.
Les sous-titres français omettent systématiquement de spécifier la qualité de "docteur" des différentes personnes alors que tous les protagonistes en font systématiquement état quand ils s’adressent la parole entre eux. Cette traduction est certes conforme à la langue française où ce titre n’est donné qu’aux docteurs en médecine, mais elle laisse échapper un sens fort que les non-germanophones ne sauraient percevoir.
Au début du film (12’45’’), Friedrich Kritzinger déplore devant les docteurs Stuckart et Klopfer que cela soit Heydrich qui dirige la réunion alors qu’il n’a pas de formation "académique". Même s’il n’a pas son doctorat, ce fin juriste ayant rang de secrétaire d’Etat est également le plus âgé (51 ans en 1942 et c’est en outre un ancien combattant de la première guerre mondiale) ; il peut déplorer ces temps nouveaux qui ne respectent plus les traditions ancestrales…

Sur les quinze participants, il y avait donc bien huit docteurs : six en droit, un en science politique (Alfred Meyer) et un en philosophie (Georg Leibbrandt). Soit une majorité de personnes ayant validé leurs "Humanités" dans les prestigieuses universités allemandes à une époque où une infime minorité de la population poursuivait des études jusqu’au grade le plus élevé. Bien entendu, cette minorité appartenait aux classes les plus aisées. La composition de la conférence nous délivre un double enseignement. Contrairement aux croyances des Lumières sur le mode celui qui ouvre une école, ferme une prison [4], l’instruction ne constitue en rien une garantie contre la barbarie… D’autre part, les hauts responsables du nazisme ne sont en rien des brutes analphabètes : bien éduqués, ils appartiennent assurément à la "bonne" société allemande.
Le protocole
Le scénario reprend en temps réel (sur 90 minutes), la réunion à Wannsee et la promotion, en 1984 comme en 2022, ne manque pas de noter que "les dialogues et le déroulement des débats s’appuient sur les comptes rendus détaillés de la conférence, retranscrits par Adolf Eichmann" ainsi que "sur son témoignage lors de son procès en Israël". Il existe bien un compte-rendu, un protocole, rédigé par Eichmann secondé pour la prise de notes par sa secrétaire, Ingeburg Gertrud Werlemann, la seizième personne de la conférence qui ne figure pas dans le protocole car elle ne fait pas partie des "invités".
Bien que l’instruction a été donnée de le détruire après lecture, un procès-verbal a été retrouvé par le procureur américain Robert Kempner, lors de la préparation du procès des Ministères dans les archives de Martin Luther [5].
Portant le n°16 sur les trente exemplaires envoyés, le protocole est en libre accès sur le site de la Maison du mémorial de la conférence de Wannsee (Gedenk-und Bildungsstätte Haus der Wannsee-Konferenz) [6]. Il comporte 15 pages pour un peu plus de 16 000 signes (cet article en compte plus de 45 000) : soit un peu plus de dix feuillets normalisés. C’est extrêmement succinct et le protocole ne saurait être considéré comme un compte rendu détaillé ; en aucun cas, il ne suffirait à alimenter un scénario de près de deux heures… Nous sommes bien dans un film de fiction : il est évident, pour prendre un seul exemple, que tous les moments représentés hors la présence d’Eichmann et de sa secrétaire ne sauraient figurer dans le compte-rendu.
Pour autant, la lecture de ce compte-rendu s’avère édifiante d’autant que le film en suit fidèlement les étapes. Le protocole liste les quinze participants avec leur qualité : sept appartiennent à la SS (le nom est précédé par le grade dans la SS) et forment, par conséquent, un groupe soudé autour d’Heydrich qui ouvre la conférence en faisant état de la lettre de mission rédigée par le Reichsmarschall Göring (p. 1 & 2) et datée du 31 juillet 1941 [7] qui le charge d’accomplir la solution finale.
Après avoir fait un bilan précis et chiffré du recours à l’émigration (an total environ 537 000 Juifs ont été contraints d’émigrer de la prise du pouvoir au 31 octobre 1941), constaté son arrêt et l’impossibilité matérielle de la poursuivre (p.4 et p.5), il devient donc nécessaire de mettre en place l’évacuation vers l’Est [die Evakuierung der Juden nach dem Osten]. Sont concernées environ onze millions de personnes réparties par pays en Europe en y incluant la Grande Bretagne (p. 6). Ce recensement se heurte à une difficulté pratique : les critères de définition des Juifs varient selon les pays "notamment en Hongrie et en Roumanie" (p.7).
En p.8 & p.9, pour la mise en œuvre pratique de la solution finale [der praktischen Durchführung der Endlösung], les pays sont passés en revue ; par exemple, "En France occupée et non occupée, le recensement des Juifs en vue de leur évacuation se déroulera selon toute vraisemblance sans grandes difficultés." [8] (p.9) Heydrich ne précise pas - mais cela va sans dire - que la SS peut compter sur la collaboration de l’Etat français et de la police nationale.
De la page 10 à la page 14, le point IV est abordé : la question du traitement des métis, die Mischlinge… 4500 signes sur les 16000 leur sont consacrés ; la question est extrêmement sensible car elle touche aux mariages mixtes et au métissage [die Lösung der Mischehen und Mischlingsfragen]. Les mariages mixtes ne concernent qu’une fraction de la "communauté nationale" mais l’unité de la sacro-sainte Volksgemeinschaft [9] doit être impérativement préservée. Quant au métissage, il convient d’en fixer les contours avec une grande précision, une précision scientifique (pour le délire raciste !) afin d’éviter les errements des Etats moins avancés en la matière comme la Roumanie (Cf. p.7). Par ailleurs, les nazis ne pouvaient reprendre la règle édictée par la ségrégation américaine [10] : The one-drop rule aurait démultiplié le nombre des "Geltungsjuden" et rendu impossible leur "évacuation".
En préalable, il est bien précisé que la résolution de cette question se fera en tenant compte des lois de Nuremberg. Il s’agit en l’espèce de désarmer le Dr. Wilhelm Stuckart (Godehard Giese) représentant de Wilhelm Frick, le ministre de l’Intérieur, qui se trouve être l’un des principaux rédacteurs de ces lois. Nous touchons là une des fonctions de la réunion : il s’agit pour la SS de s’assurer que tous les corps d’Etat prennent leur part à la mise en œuvre pratique de la solution finale car "associés" à la décision. Même dans un Etat totalitaire, il convient de rechercher la mobilisation de ses composantes et de réduire, à l’avance, les éventuels freins bureaucratiques. C’est une autre des leçons de la conférence : expression aboutie du totalitarisme, le pouvoir nazi conserve pourtant une part polycratique.
Enfin, le ton général du protocole est à l’euphémisation. On n’évoque que "l’évacuation" des Juifs vers l’Est, leur "installation" dans des ghettos avec un traitement particulier pour les plus de 65 ans. Bien sûr le recours à Victor Klemperer et à sa pénétrante analyse de la langue du IIIème Reich s’avère indispensable [11].
A la toute fin du film (1h42’), Heydrich donne à Eichmann ses consignes pour la rédaction du protocole qui doit être bref, mais rédigé dans un jargon administratif afin "de ne faire peur à personne". Il peut conclure ainsi : "Ainsi, nul ne pourra dire qu’il ne savait pas"… Une affirmation qui répond à une préoccupation fort contemporaine ! Car dans les années, voire les décennies qui ont suivi la fin du conflit, la question de l’holocauste est passée après ; après les millions de soldats morts à la guerre, les nombreuses victimes civiles notamment des bombardements massifs, les réfugiés et les déplacés des territoires perdus de l’Est. Et l’heure était à la reconstruction dans une Allemagne en ruines, elle-même au cœur d’une Europe coupée en deux par le rideau de fer. En raison de cette double nécessité (reconstruction et guerre froide), les autorités d’occupation ont mis un terme à la dénazification très rapidement et l’appareil d’Etat a largement échappé à l’épuration : il fallait faire fonctionner l’Allemagne [12].
de la dénazification…
Outre Heydrich et Eichmann dont le destin est bien connu, le sort des participants à la conférence est exemplaire de la mise en œuvre de la dénazification. Schöngarth est pendu le 16 mai 1946 pour crime de guerre : il a donné l’ordre d’exécuter sommairement un pilote d’avion britannique. Bühler subit le même sort le 21 août 1948 à la prison Montelupich de Cracovie après son jugement par le Tribunal national suprême. Müller disparait mais sa mort, lors de la chute de Berlin début mai 1945, est considérée comme probable. Blessé lors de la bataille de Posen, Lange se suicide pour éviter d’être capturé. Meyer se suicide également.
Major général SS, chef du bureau central pour la race et le peuplement (RuSHA), Otto Hofmann est bien condamné en 1948 à 25 ans de prison à Nuremberg mais il est gracié et libéré en 1954. Il décède le 31 décembre 1982 à 86 ans.
Entré dans la SS en 1935, Gerhard Klopfer est SS-Oberführer au moment de la conférence et obtient le grade de SS-Gruppenführer en 1944 : assurément, une belle carrière ! Docteur en droit de l’Université de Iéna en 1927, Klopfer mis ses compétences juridiques au service de l’élaboration des décrets d’application des lois de Nuremberg, notamment de la loi sur la citoyenneté du Reich et participa à la mise en œuvre de l’aryanisation des entreprises appartenant à des Allemands considérés comme juifs par ces mêmes lois. A la conférence de Wannsee, il représente le parti nazi et donc Martin Bormann. Pour autant, en mars 1949, Gerhard Klopfer est considéré par un conseil d’arbitrage de Nuremberg, comme "moins incriminé" ; il est condamné à une amende et à une période d’essai de trois ans au cours de laquelle il n’est pas autorisé à exercer une activité professionnelle à responsabilité. À partir de 1952, il travaille comme conseiller fiscal et à partir de 1956 comme avocat à Ulm. Il s’éteint le 29 janvier 1987 dans sa quatre-vingt deuxième année. Son avis de décès fait état d’une "une vie bien remplie pour le bien de tous ceux qui étaient dans sa sphère d’influence" [13] et suscite un émoi certain… Mais nous sommes en 1987 et la situation a bien changé… Après notamment le second procès d’Auschwitz instruit par Fritz Bauer [14] entre le 20 décembre 1963 et le 19 août 1965.
Les "gratte-papiers" ne sont guère inquiétés. Du reste, ils ne souviennent pas très bien de leur participation à la conférence. Friedrich Wilhelm Kritzinger est arrêté en 1946 et, acquitté, lors d’un des procès de Nuremberg. Corédacteur des lois de Nuremberg de 1935, le Dr. Wilhelm Stuckart est bien jugé lors du Procès des ministères et condamné à une peine de prison couverte par son incarcération préventive ; il est donc libéré en avril 1949. Le 15 novembre 1953, il meurt dans un accident de la route attribué au Mossad. Erich Neumann qui représente les ministères de l’Économie, du Travail, des Transports et de l’Armement, est arrêté et détenu dans un camp de l’armée américaine en 1945 puis est relâché en 1948 par les Américains. Martin Franz Julius Luther est incarcéré en 1944 à Sachsenhausen pour conspiration contre son supérieur, Joachim Von Ribbentrop. Libéré par les Soviétiques, il mourut peu de temps après d’une crise cardiaque.
Dr. phil. comme Joseph Goebbels, docteur de l’Université de Heidelberg à seulement 24 ans, Georg Leibbrandt est mis en état d’arrestation automatique à la fin de la guerre. Il est ensuite interrogé en qualité de témoin dans le procès de la Wilhelmstrasse. En janvier 1950, le tribunal du district de Nuremberg-Fürth ouvre une procédure préliminaire contre lui close le 10 août 1950 par un non-lieu. En 1955, Leibbrandt devient conseiller de Konrad Adenauer sur le rapatriement des prisonniers de guerre allemands de l’Union soviétique. Il avait acquis une compétence indéniable en la matière en tant que représentant du ministère des Territoires occupés de l’Est ; de plus, sa thèse, soutenue en 1927, portait sur l’émigration souabe en Russie au début du XIXe siècle, et, enfin, il parlait russe, ukrainien, français et anglais. Après une vie bien remplie, Georg Leibbrandt s’éteint paisiblement à Bonn dans sa 83ème année…
Enfin, la seizième personne, à la fois femme et employée de bureau (l’incrimination des crimes de bureau ne viendra que beaucoup plus tard), Ingeburg Gertrud Werlemann (1919-2010) n’est ni inculpée ni condamnée. D’autant qu’elle n’avait que 23 ans au moment de la réunion [15]. Dans la version de 1984, Anita Mally (36 ans lors du tournage) interprète "la secrétaire" qui joue un rôle significatif en occupant, à plusieurs reprises en gros plan le centre de l’écran : sensible à son charme, Heydrich lui propose même de l’accompagner à Prague. En revanche dans Conspiracy, elle disparait complètement au profit d’un secrétaire, très peu visible car toujours en arrière plan. En ce début de siècle dans le monde anglo-saxon, on préfère ne pas incriminer une jeune femme…
La mise en images
"L’immensité de l’événement exige de la retenue, peut-être même la sécheresse, qui est appropriée là où les mots ne suffisent plus." Czeslaw Milosz [16]
Au Masque & la Plume, Camille Nevers du journal Libération ne voit rien de bien spectaculaire cinématographiquement dans La Conférence… Et c’est heureux ! Faire du cinéma ou pire faire son cinéma sur la solution finale est frappé d’interdit moral depuis au moins Shoah de Claude Lanzmann (1985).
Dans un refus éthique du spectaculaire, Matti Geschonneck a choisi quasiment le huis-clos à l’intérieur de la villa. Avec quelques rares échappées : le début avec l’arrivée des participants et la fin avec leur départ se passent à l’extérieur de la villa ainsi que quelques courtes séquences où des protagonistes respirent un peu au bord du lac. Et les spectateurs, bien sûr ! Enfin, pas vraiment, quand ce sont Lange et Schöngarth [17] qui échangent tranquillement sur leur expérience de la Shoa par balles tout en fumant une cigarette…
En absence de toute musique, le film respecte l’unité de temps et l’unité de lieu avec un temps filmique qui reprend la durée effective de la réunion (environ 104 minutes). Le film assigne, en quelque sorte, à la 17ème place, le spectateur qui peut participer à cette conférence quasiment en temps réel. Matti Geschonneck refuse tout effet et sa mise en scène dénuée de toute fioriture convient parfaitement à la dimension proprement bureaucratique de la réunion avec ce décalage terrible entre le déroulé de la réunion rondement menée avec une grande efficacité (sur ce point précis, Müller peut, à la fin, féliciter Eichmann !) et ses conséquences concrètes et terribles pour des millions d’individus.
Les images sont en dominante clair-obscur, avec peu d’éclairages en intérieur mais également dans les quelques scènes d’extérieur ; ce choix pour la photo correspond bien à la saison (lumière de janvier à Berlin avec un ciel très bas) ainsi qu’à l’objet de la réunion : la lumière comme les Lumières sont bien absentes de ce moment historique.
Si en termes de séquence et de dialogue, le film suit de très près la première adaptation de 1984, le traitement de la fiction diffère radicalement. Dans la version de 1984, les acteurs sur-jouent parfois. Rudolf Lange (Martin Lüttge [18]) est accompagné de son chien, un berger allemand (bien sûr !), qui a vomi durant le trajet en avion depuis Riga… Pendant les pauses, il joue avec lui mais comme il aboie pendant la réunion, il doit le faire taire. Plus grave, lors d’un entretien restreint avec Eichmann et Müller dans le bureau d’Heydrich, il n’hésite pas à élever la voix et à interpeler directement Heydrich pour se plaindre de l’administration allemande dans les pays Baltes. Sollicité par Müller, Lange cite nommément le Gauletier Wilhem Kube qui effectivement s’était plaint que parmi les déportés d’Allemagne figurent des anciens combattants. Le jeune officier SS oublie sa position dans la hiérarchie sans réaction du chef suprême : peu probable !
Outre les aboiements, la bande son est saturée de rires et de bruits. Il y a également beaucoup de personnages secondaires qui distraient l’attention. Juste avant l’arrivée d’Heydrich (10’), les deux standardistes demandent à Eichmann et Hofmann la signification des grades de la SS. Certes, les femmes minaudent et sont ignorantes des choses militaires comme le téléspectateur de 1984 : la séquence est certes fonctionnelle mais elle perturbe la focalisation sur l’événement.
Dans Conspiracy, Kenneth Branagh a pris manifestement beaucoup de plaisir à composer son personnage ; ses cheveux décolorés et plaqués en arrière accentuent l’acuité de son regard avec ses yeux bleus perçants. En aparté, il n’hésite pas à se montrer menaçant notamment envers Stuckart (Colin Firth) ou Kritzinger (David Threlfall).
Rien de tel dans la dernière version. Heydrich ne laisse apparaître nulle émotion : à aucun moment il ne hausse le ton et il ne se départ jamais de son petit mais franc sourire. Quand la discussion achoppe, il effectue simplement une pause et invite les personnes concernées à un tête-à-tête dans son bureau. Il ne les menace pas : il n’en a pas besoin car en 1942, l’autorité de Heydrich - Himmlers Hirn heißt Heydrich [19] – est incontestable et redoutable. Lorsqu’il se retrouve en tête à tête avec le chef de la SD, Stuckart fait montre d’une grande amabilité et préfère lui parler de l’après-guerre…
Ce parti pris sera tenu par Matti Geschonneck jusqu’au bout. Il se refuse systématiquement à aller chercher le (télé)spectateur en utilisant les réductions schématiques : les protagonistes n’élèvent pas la voix (dans la version de 1984, Eichmann s’énerve au téléphone en donnant des ordres brutaux à un subordonné), les acteurs s’en tiennent à un jeu sobre et sans effet avec une mention spéciale à Jakob Diehl qui incarne toute en retenue Heinrich Müller, le dirigeant terrible de la Gestapo.
En s’effaçant ainsi, en disparaissant complètement, Matti Geschonneck rejette toute forme de maniérisme [20] pour se soumettre à l’impérialisme du référent si vilipendé dans les années 70 par les Cahiers du Cinéma [21]. Les afféteries si chères à la politique des auteurs, stigmates de la modernité, eurent été insupportables pour un tel sujet. Pour reprendre une citation de Brecht [22] utilisée à l’époque comme un mantra, on peut soutenir que Matti Geschonneck a choisi la seule forme possible et donc la forme appropriée.
Y penser sans cesse
Au centre de Berlin, le tout petit cimetière de Dorotheenstädtische jouxte la maison de Bertolt Brecht au 126 de la Chausseestraße. Dans la paix des allées du cimetière, le promeneur a tout loisir de méditer sur la contribution des intellectuels allemands à la pensée universelle. Conformément aux dernières volontés de Hegel, sa tombe jouxte celle de Fichte. Dans l’allée suivante, se trouvent côte à côte celles de Brecht et d’Hélène Weigel, son épouse tout à côté de celle d’Heinrich Mann, puis, un peu plus loin, celles d’Anna Seghers, d’Herbert Marcuse et de beaucoup d’autres encore…
La question centrale du XXe siècle revient alors avec insistance : pourquoi ce pays de culture a-t-il sombré si rapidement dans la pire des sauvageries ? Comment la barbarie a-t-elle pu surgir et se développer au cœur de l’Europe, dans l’Allemagne des poètes et des philosophes ? Dans la version de 1984, lors de la réunion dans le bureau de Heydrich (17’50’’), Lange se plaint des bureaucrates du parti qui considèrent "les SS comme de la racaille dont la barbarie et le sadisme est indigne de l’Allemagne de Kant et de Goethe" [23].
Mais également dans l’Allemagne des musiciens ? A la toute fin de Conspiracy, en quittant la villa, Reinhard Heydrich (Kenneth Branagh) s’arrête devant une pile de disques et soupire : "Ah, le quintette de Schubert en do majeur. L’adagio vous déchire le cœur" [24]. Heydrich sait de quoi il parle : enfant de musiciens, il est lui-même un violoniste confirmé qui a toujours conservé une passion intacte pour son instrument. Et Eichmann (Stanley Tucci) de pester tant il déteste le sentimentalisme de Schubert.
Sans oublier le cinéma ! Pendant toute la durée de la République de Weimar, le cinéma allemand a été le seul à tenir tête à Hollywood et Babelsberg était bien l’autre capitale du cinéma qui attirait les talents de toute l’Europe. L’usine à rêve de Berlin produisait des films grands publics mais donnait la possibilité à des cinéastes exigeants d’innover en explorant toutes les potentialités formelles du cinéma qui donnèrent naissance bien sûr à l’expressionisme avec ses grands chefs-d’œuvre mais aussi à die Neue Sachlichkeit (la nouvelle objectivité) ou encore au Kammerspiel dont Der Letzte Mann (Le Dernier des hommes - 1924) de Friedrich Wilhelm Murnau reste l’exemple le plus abouti. Représentants les plus éminents de ces deux pans du cinéma allemand, Ernst Lubitsch [25] et Murnau [26] partirent à Hollywood et influencèrent grandement le cinéma américain.
Après 1933 [27], plus de mille professionnels préfèrent l’exil. Privé de ses forces vives, réduit à "un tas de cendres" pour Carl Dreyer qui a travaillé à Babelsberg également, le cinéma allemand ne sera plus jamais en mesure de rivaliser avec Hollywood… Et Werner Herzog de déclarer : "Nous sommes une génération sans père ; nous sommes en réalité orphelins et n’avons que des grands-pères."
S’il fallait choisir parmi tous les films de la période, Menschen am Sonntag apparaît, sans doute, comme le plus emblématique. Bel exemple de la Neue Sachlichkeit, néo-réaliste avant l’heure, il est réalisé, en 1929, par une poignée de jeunes débutants dans le métier qui seront ensuite obligés d’émigrer pour échapper aux rets du nazisme. Ainsi, Robert et Curt Siodmak, Edgar G. Ulmer, Billy Wilder, Fred Zinnemann iront grossir les rangs des Allemands d’Hollywood. De plus, Les hommes, le dimanche se déroule à Berlin et le dimanche en été, les Berlinois vont se baigner dans le Wannsee… Enfin parmi les acteurs, le grand Kurt Gerron [28] fuira bien en 1933 mais se réfugiera aux Pays-Bas. Raflé, il est envoyé à Theresienstadt où il sera contraint de participer à la réalisation en 1944 à Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet (Theresienstadt. Un documentaire sur la zone de peuplement juif) puis ensuite envoyé à Auschwitz [29] où il sera assassiné le 30 octobre 1944.
Theresienstadt nous renvoie à Heydrich et à la conférence de Wannsee. Car c’est au cours de la conférence, que le protecteur de Bohême-Moravie annonce qu’il entend montrer l’exemple en créant dans sa juridiction un camp à Theresienstadt pour les Juifs du Reich âgés de plus de 65 ans (Ältersghetto), où ils pourront s’éteindre d’eux-mêmes, et pour les Prominenten (personnalités renommées).
En ce début de XXIe siècle, la question impérieuse sur la résistible ascension du nazisme reste posée : il faut donc Y penser sans cesse [30] comme nous y engage Marie NDiaye depuis Berlin. En ce sens, le film de Matti Geschonneck répond assurément à cet impératif.
Jean-Marie Tixier
Maître de Conférences honoraire – Université-Montesquieu Bordeaux
Président cinéma Jean-Eustache Pessac