LIRE Jean VIOULAC
Totalitarisme, métaphysique et technique.

La nature académique des deux textes recensés ici peut rebuter certains lecteurs. Je propose une présentation rapide des deux premiers opus de Jean Vioulac. Pour les amateurs, je renvoie aux recensions suivantes. Les plus téméraires liront, crayon en main, directement les textes regorgeant d’idées percutantes.

L’époque de la technique Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, puf, 2009, 328 pages.
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La logique totalitaire, Essai sur la crise de l’Occident, puf, 2013, 495 pages que j’ai scindé en plusieurs chapitres indiqués ici à droite.

Jean Vioulac consacre ses premières recherches à une étude de la technique par une relecture pointilleuse de Hegel, Marx, Husserl, Heidegger. Il démontre les liens consanguins entre la technique, la métaphysique et le totalitarisme. Thèse fondamentale pour comprendre les développements actuels du capitalisme et du néoTot.

Penser Aujourd’hui : La philosophie ou comment s’en sortir.

Vioulac propose une manière originale de philosopher malgré les contraintes académiques auxquelles il sacrifie. Chez lui, le réel sort des textes les plus ardus et parfois les plus abscons. Sa lecture, crayon en main, réconcilie avec la docte science.

Les philosophes nuisent à la philosophie par absconditude ou par une pensée stratosphérique. Le vocabulaire rebute, les méandres cérébraux révulsent. Et pourtant, l’apport de la philosophie reste indispensable à la compréhension du monde.

La réduction à la factualité, souvent engluée dans l’affectif et le " ressenti ", ne permet pas d’utiliser la boîte à outils léguée par les générations de penseurs. Ce blocage psychologique sévit dans tous les milieux. Toutefois, n’en déplaise à certains, la droite radicale, affronte sans fausse modestie les fondateurs de notre modernité. Ne lui laissons pas le champs libre.

Rares sont les universitaires, pur jus, capables d’utiliser l’académisme obligé (il faut bien gagner sa soupe) et d’aborder les questions fondamentales de le mode de production des idées et le réel dans lequel nous pataugeons.

Jean Vioulac réalise cette prouesse. Il met à notre portée sa parfaite érudition et sa connaissances des auteurs qui modelèrent nos schèmes mentaux : Kant, Hegel, Marx, Tocqueville, Leroi-Gourhan, Husserl, Simondon, Anders, Stiegler et l’inévitable Heidegger. De plus, il s’aventure dans les ombres douteuses de la modernité en questionnant la technique, la métaphysique et la logique totalitaire.

Jean Vioulac part du constat que la technique est le talon d’Achille, le noyau atomique et l’ADN de notre modernité conquérante et dominatrice. Les deux compte-rendus de ses livres suivent au plus près sa démarche. Ici, je me contente de dégager les principaux concepts de sa pensée en présentant les outils précieux qu’il forge à partir d’un lecture méticuleuse et criticiste des pères fondateurs de l’occidentalité.

Technique et métaphysique.

Le lien entre les deux " atouts-maîtres" de la pensée occidentale peut paraître saugrenu. Et pourtant, ils sont inséparables, même si leur fusion/corrélation n’apparaît que tardivement. N’oublions pas que L’Église dut lutter avec rudesse contre les mouvements eschatologiques, anti-natalistes et anti-travail. Il valut déjà revaloriser la sueur et sa destinée : " Arbeit macht Frei " avant l’heure. Dans le monde réel, l’utopie n’a pas sa place sous n’importe quels cieux.

La technique.

Elle est le processus d’hominisation aboutissant à notre monde sur-puissant, à la fois l’instrument de la profanation du monde et de la domination parmi les hommes. Peu de philosophes osèrent aborder cette évidence. Encore moins, sont ceux qui firent le lien fatal entre :

" Technique - Métaphysique - Démocratie - Capitalisme "

Si bien que la technique est devenue un "Dispositif " planétaire, un universalisme, un invariant. Cela implique l’impossibilité d’un retour à l’animalité heureuse, car inconsciente. Adam et Eve : les premiers hominidés condamnés à la sueur transmissible, selon le Livre.

Impossible de penser et de se penser sans objet technique. La grande peur inconsciente reste de se réveiller dans la nudité d’Adam ou Eve (ou Trans pour faire mode) face au monde à ses périls et ses sautes d’humeurs.

Nous sommes des êtres-au-monde-par-la technique. Son extraordinaire développement nous réduit à une nouvelle servitude volontaire. L’étape actuelle de l’I.A met parfaitement en évidence, à la fois, la peur et le désir de profiter des " apps " mis à notre disposition.

La technique s’appuie sur le plaisir d’en user et, souvent, en oubliant qu’elle nous enferme dans un système, une vision du monde (Weltanschauung) métaphysique, car elle est une vision globale de la vie et de la condition humain.

Jean Vioulac ouvre des espaces théoriques importants dans la pensée de la technique. Son apport théorique permet de relancer la question de la technique au coeur même de la philosophie.

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La métaphysique.

Jean Vioulac démontre avec brio que la métaphysique n’est pas une antiquité, mais bien d’une actualité incontournable. La soit disant " mort de Dieu " chère à beaucoup de post-modernes a égaré les esprits sur la véritable nature de la métaphysique. La modernité s’est construite sur des postulats douteux. Les Lumières n’ont pas forcément illuminé les zones d’ombre de la pensée occidentale.

L’univers de la métaphysique régna de très longs siècles, son histoire mérite un détour et ses arguments princeps ont formé notre fonds intellectuel et spirituel. Je développe ses grandes lignes dans :
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Jean Vioulac démontre de façon magistrale que la métaphysique règne toujours dans notre schème de pensée, mais elle a radicalement changé de point nodal ce qui la rend presque invisible, mais terriblement opérative.

" L’essence de la technique est la métaphysique même ".

Jean Vioulac développe et argumente sa thèse centrale en s’appuyant sur une démarche essentiellement philosophique. Il commence par démontrer que l’instrumentalisation est le premier acte de la métaphysique. Le Logos est technique, car il s’appuie sur la calculabilité. Euclide et ses confrères inaugurent la modernité occidentale.

Le grec vit du travail de ses esclaves. L’esclavage est un mode de production et la forme primaire de la domination à la fois de la nature et de l’homme par l’homme. Avec la grécitude s’énonce l’occidentalité. La présence de l’esclavage, dans les sociétés antérieures, ne signe pas forcément un mode d’exploitation, juste une domination primaire, mais l’apport grec initie une mutation fondamentale. Clastres nous avait expliqué que le primitif bloque l’expansion de la technique. Intuition géniale ou insuffisance intellectuel ?, le débat reste ouvert.

L’outil, se faisant machine, introduit la machination qui très vite prend l’allure d’un universel imparable. Le machinisme est à la fois un complot généralisé et généralisant. La machine est une externalisation du cerveau, mais aussi une dépossession progressive. Avec la machination l’immanence de la vie artisanale perd sa validité et la transcendance acquiert une nouvelle dimension : celle d’un Domaine Instrumental Externalisé et Universel (DIEU).

Jean Vioulac s’appuie sur la philosophie la plus pointue afin d’en mobiliser les outils nécessaires au diagnostique de notre occidentalité mondialisée affrontant une nouvelle étape de son développement métaphysique numérisé : le Saint-Empire Numérique (SEN).

La thèse de Vioulac remet à zéro le compteur des illusions perdues. Nous nageons toujours dans le marais métaphysique. Ses détracteurs ne sont que des bonimenteurs certifiés (souvent agrégés). Il ne s’agit pas de déconstruire, mais de "désagréger" les tenants [1] de l’académisme moderniste. En raison de la prolifération technologique vs dataïsée, la métaphysique incarne l’immanence absolue. Le DIEU transcendantal règne dans la multiplication des objets connectés, des applis, des data, les algorithmes…

Cela pose la redoutable question d’un nouvel athéisme, de sa possibilité et surtout de ses manifestations. D’ailleurs, Jean Vioulac poursuit son diagnostique dans ses dernières productions plus accessibles.

Jean Vioulac Métaphysique de l’Anthropocène I Nihilisme et totalitarisme , Puf, 2023, 368 pages.

Jean Vioulac Métaphysique de l’Anthropocène II Raison et destruction, Puf, 2024, 465 pages.

Jean vioulac saute par dessus la question de la sécularisation. En restant au raz des textes, il parvient à démontrer la permanence de la métaphysique, sa place indétrônable dans notre espace mental judéo-grec et romain. Ce mode opératoire a l’intérêt d’éviter les fausses querelles. La suite de son travail justifie pleinement sa démarche. La totalisation est l’âme damnée de la métaphysique : cette logique totalitaire venue du fond de notre pathos occidental.

La Logique totalitaire.

La technique établie à sa juste place comme métaphysique, Jean Vioulac en déroule, dans la Logique Totalitaire les conséquences induites. Son point d’appui établi, il développe implacablement les concepts fondamentaux de notre puissante et perverse occidentalité triomphante.

Sous le carcan de la totalité.

La tyrannie et sa variante, plus moderne, le despotisme hantent les poubelles de l’histoire. Ces avatars mémoriels reposent sur un fonds métaphysique dont Vioulac fait une démonstration méticuleuse.

" Au commencement… " l’espace méditerranéen et sa périphérie ont une horreur du vide, du chaos, du tohubohu qu’il faut, à n’importe quel prix, conjuré. Nous touchons ici la maladie adénique [2] de notre identité. Certains plongèrent dans une mythique création suivie d’un monothéisme rassurant, d’autres optèrent pour un Tout constituant.

Le génie de l’esprit humain s’empressa de diversifier ses garde-fous, nous gavant de concepts : Dieu, Totalité, Absolu, Un, Infini… la grécitude élabore une méthode, un art infaillible comme pharmakon [3] : le Logos à la fois savoir, discours et surtout discours du savoir. Vioulac affirme " Le propre de la métaphysique est d’instituer la Raison pure en seule et unique instance critique " [4]

La machine infernale lancée, véritable rouleau compresseur, Jean Vioulac établit un diagnostic de cette première machination que son érudition rend intelligible pour peu que le lecteur s’arme de patience. Résumer et synthétiser des siècles de pensées ne relève pas de la méthode à Mimile.

En guise de mise en bouche quelques thèmes majeurs de la première partie de la Logique totalitaire  :

La totalisation devient une théologie de la rationalité.

Rationnel <=> Réel.

Totalisation versus Massification.

Les puristes de la gaucho-sphère n’aiment pas Tocqueville, le maître de la normanditude (avec Alain le percheron, et, de nos jours, on parle de l’école de Caen : Onfray, Gauchet, Yonnet), pourtant ignorer sa contribution relève de la cécité intellectuelle.
Tocqueville a le mérite d’appartenir à la première génération post-Révolution Française, de voyager longuement en Amérique et d’être député. Son apport est aussi un témoignage.

Il décortique avec méticulosité les passations de pouvoir entre l’Ancien-Régime et la République comme accomplissement métaphysique de la monarchie à bout de souffle. D’autre part, il est le témoin incontournable de la démocratie à la sauce américaine. Il en ramène des thèses radicales :

    • L’individualisme comme idéologie politique et économique appuyée sur un discours de liberté démocratique.

      "Il n’y a pas de révolution, mais simplement une réorganisation de l’état, une nouvelle répartition des pouvoirs, une redéfinition d’un cadre institutionnel qui laisserait inchangé les hommes : elle est un processus immanent et irrésistible de transformation de la substance même de l’humain "

       [5]

    • L’individualisme nouveau se combine intimement avec la massification. Dès ses balbutiements, la démocratie introduit la tautologie redoutable Individu <=> Masse . Par ailleurs, elle induit un conformisme éclaté, mais totalement sous contrôle.

      Démocratie = conformisme

    • La démocratie est l’organisation de la servitude volontaire.
    • Penser la modernité occidentale impose de mettre à jour sa logique exterminatrice.

J’espère que ces quelques thèmes mettront l’eau à la bouche des lecteurs, c’est une invitation à lire Jean Vioulac.

Instrumentarium.

La totalisation, logique même de la modernité occidentale se déploie à l’aide de dispositifs complémentaires. Jean Vioulac, en restant dans l’écriture canonique de la thèse, fait un inventaire millimétrique des multiples instruments que la métaphysique met en oeuvre pour survivre et se déployer en profondeur à l’insus du plein gré de tous.

L’appareillement.

Polymorphe par nécessité, l’appareillement associe toutes les grosses ficelles à sa disposition. Politique ET social, il ne se contente pas que de ses attributs classiques dont l’Église est le prototype. D’ailleurs, l’État n’est pas sa forme archétypale. La Totalisation / massification, l’immanence du totalitarisme s’appuie sur une forme fourbe, insidieuse : l’économie, extension de l’antique l’esprit de négoce.

La logique de l’argent.

Jean Vioulac consacre plus de 230 pages à décortiquer le Capital. Sa lecture de Marx [6] colle parfaitement avec une lecture historique de la pensée philosophique. Aristote, père fondateur de l’économie comme discours, sinon comme idéologie balbutiante, est convoqué. Marx démontre que le travail et la valeur deviennent, très tôt, des abstractions manipulables.

    • La généralisation de l’argent comme médiation universelle induit un lien puissance avec la Puissance sans laquelle le Pouvoir serait bien dépourvu. D’ailleurs, le monnayage est un privilège d’état. L’argent, comme son compagnon étatique naissent par pure convention.
    • la monétarisation devient une activité médiatrice fondamentale. L’échange est la méthode immanente de l’essence du capitalisme. La monnaie aliène la marchandise. Le fétichisme du Veau d’or sert de démonstration.
      " L’argent est le Dieu parmi les marchandises ", Marx aurait adoré la production iconoclaste de son gendre (Paul Lafargue) auteur d’une Religion du capital. [7]
    • Husserl, Heidegger. Le premier insiste sur la Krisis induit par la calculabilité. Le second, jargonne sur " l’être comme production ". Jean Vioulac met à notre portée deux auteurs d’une lecture particulièrement dense et indispensable.
    • Jean Vioulac ose affirmer, dans un travail académique, que " la théorie est comme l’inspection des travaux finis ". L’histoire de la philosophie se résume à celle des " filousophes ".
    • le communisme devient le statut transcendantal de la communauté du travail et de la valeur confisquée.

" Être = être-produit "

Quelques formules mnémotechniques :

Travail <=> Puissance <=> Histoire.

Démocratie <=> Fonctionnariat <=> Monnaie <=> Economie.

Métaphysique <=> Abstraction <=> Transcendance.

La logique du Capital.

Jean Vioulac poursuit son autopsie du totalitarisme par une démonstration implacable de la logique capitalistique, prolongation de la logique de la métaphysique. Quelques thèmes qu’il développe :

    • La monnaie comme production de l’équivalence universelle, implique le marché, ce substitut parfait de l’Église. Le marché est un nouveau " corps mystique ", d’où sa prégnance incontournable.
    • Cela implique l’équivalence des producteurs. L’ouvrier est une pièce détachée de la Machine. Le salariat sert de lubrifiant universel, il diminue les frottements et l’usure. C’est une soupape de sécurité comparable à celle des machines à vapeur ou des cocotes-minutes. L’analyse du salariat prend place dans la tectonique de la Domination.
    • La massification fonctionne parfaitement dans la logique du capital. La production de masse est une nécessité systémique croissante. La Machination engendre la massification de l’économie, sous l’ombre porteuse du mythe de la croissance, fleuron de l’Appareillement.
    • Le Capital en tant que mode de production totalisant fait de la production de soi (individu) une ipséité de la valeur. Stirner réplique vertement à la démonstration de Marx
      qui se contente (1844-45) de balayer d’un revers de main la critique. Le stade socialo-communiste est bien celui de la "gueuserie universelle" (Stirner) de la valeur.
    • L’Appareillement se révèle paradoxalement la base réelle de la démocratisation, comme pouvoir de masse issue de l’autonomisation du pouvoir social.
    • " Dans ce cadre " la liberté ce n’est que la longueur de la chaîne " (Blog Echo de Moscou)
    • La logique du Capital organise à la fois le libéralisme et le totalitarisme. Le XXème nous le démontre suffisamment.

Jean Vioulac déroule les conséquences de l’Appareillement promu au rang de Machination dans les moindres détails. Il intègre les facettes de la critique sociale à sa démonstration philosophique. Quelques têtes de chapitres improbable dans une recherche universitaire de ce niveau.

  1. L’appareillement tend vers l’hégémonie du social, de la communauté élargie au monde.
  2. La machination devient l’universalisme détrônant ainsi les espoirs des Lumières.
  3. Une nouvelle caste apparaît, celle des réformateurs professionnels de l’ingénieurerie sociale. La machination impose la croissance, l’ingénieurerie le contrôle, la surveillance.
  4. La Consommation et la propagande assurent la maintenance.
  5. On le sait le but reste la production de l’homme nouveau adapté à sa servitude dorée, du moins sous certains climats. Le bonheur n’est plus dans le pré, mais dans la normalisation, acte sacré de la machine et de l’homme pièce-détachée du procès. La Loi devenue norme fonctionne comme transcendance. La massification passe de plus en plus par la customisation hyper-personnalisée. Vaste sujet que Vioulac démonte pièce par pièce. Dans la perspective du NéoTot il faudra longuement revenir sur le normativisme qui comme le Beaujolais doit varié ses arômes en permanence, par additions de saveurs addictives.

La Dislocation.

Marx, dès 1843, entame une vaste critique de tout l’existant. Il poursuit Hegel dans sa déconstruction du kantisme désincarné aux mains pures. A l’idée, il oppose le réel, tel est le combat de la praxis.

    • Cela passe par une critique des utopies ouvrières au non du réel fantasmé, d’une assimilation à l’opium du peuple. Proudhon et Stirner font les frais de la diatribe.
    • Hélas, Saint-Marx réintroduit ce qu’il pourfend. Le prolétariat prend le relais des espoirs eschatologiques.
    • L’adoption de la méthode dialectique écrase la pensée critique de son carcan idéologique. Marx sauve Hegel. La Logique est donc consubstantielle à la puissance de la dialectique, source d’un holisme remplaçant les églises. Marx met en branle la panzerphilosophie triomphante, grosse des délires que nous connaissons. II investit le prolétariat, le peuple élu de l’industrialisme, d’une mission à la fois élective et missionnaire. On nage dans la sécularisation satisfaite.
    • Le capital vit des crises qu’il engendre.

La Réappropriation.

Dans ce chapitre puissant Vioulac recadre les dérives issues des bons sentiments libérateurs.

    • Lecteur patient de Husserl, Vioulac poursuit sa chevauchée radicale sur la Krisis de la pensée occidentale basée sur la calculabilité, la quantification et la logique. La Krisis est pensée de la crise, elle est même l’essence de l’Occident. Le Logos est la crise elle-même se déployant. C’est le commencement téléologique d’un nouveau cycle d’appareillement. Vioulac montre cliniquement que les philosophes espèrent relancer une refondation de la rationalité. Les plus radicaux de la French-connexion inventent un nouveau discours de la méthode : la déconstruction. Ils enfourchent le cheval de la refondation du même. Kierkegaard et Stirner sont traités par le mépris, l’un comme philosophe chrétien et l’autre comme égotiste bourgeois. C’est oublier qu’ils proposent une autre approche : l’intersubjectivité qu’Husserl reprend avec brio.
    • La révolution, conçue comme réappropriation par la communautés des sujets de leur destin, croit trouver une solution à la reproduction de la valeur. Ce que Marx considérait comme " retournement ", comme retour sur soi - Révolution à vocation universelle de libération de tous les sujets, se transformera, d’abord en luttes intestines fratricides avant de réintroduire, en plus terrible, l’aliénation et l’exploitation.
    • La consommation devenue arme de prolifération métastatique aurifie les chaînes de l’esclave ; le nouveau maître reproduit le schème directeur de la généralisation de l’Appareillement. Très vite Marx patine dans la boue de la métaphysique devenue théologico-politique, téléologie (Etat), enfin eschatologique (le Prolétariat météorologue : il fera beau demain).
    • Nouveau paradigme, nouveau clergé - le Parti. ce n’est pas pour rien que Marx réduit l’intérêt de la Commune à sa seule existence. Evidemment, il n’était sur les barricades ni au Mur des Fédérés.
    • Vioulac décrypte les hypostases [8] marxistes et révolutionnaires :
      1. Comme la Croix, la Révolution devient mystère ; on y croit, la foi fonctionne toujours.
      2. C’est aussi une Révélation incarnée par le Prolétariat, le peuple élu de la nouvelle bible matérialiste.
      3. Saint-Marx n’oublie pas que la libération passe par le sacrifice de la pauvreté et de la mort pour la Cause. Le martyrat des crédules, combien de morts ?
      4. La militance (praxis ou catéchèse) est conçue comme un changement de soi dans la dissolution de l’aliénation capitalistique.
      5. Si Marx décrit l’État en gardien de l’ordre public et social par la " subordination des masses ", comme " machinerie de l’état ", il ne semble pas avoir compris Tocqueville quand il parle d’un communisme d’état. Aberration et contre-sens sont au rendez-vous de l’histoire. Le Réel a parfaitement démontré le péril d’un état salvateur. La pensée du Marx en culottes courtes (l’Idéologie Allemande, Manuscrit de 44… incube déjà les dérives. D’où la nécessité de relire ces textes en même temps que Stirner qui perçoit la pathologie génétique à l’œuvre.
      6. Marx filousophe perçoit l’impasse et il introduit le fameux concept de " dépérissement de l’État ". On doit à Rubel de lever le lièvre, pas certain que cela permit de déniaiser les anti-étatistes primaires.
      7. Par ailleurs, Marx rate magistralement l’importance de la Nation et la copule ÉTAT / Nation (ET / NA) qui deviendra le combat mortel dans le pathos européen dont l’extension mondiale est prémonitoire de la mondialisation/globalisation. Retour incantatoire au théologico-politique avec la reprise du trop célèbre corpus mysticum (l’Église comme corps du Christ).

En résumé, Vioulac prouve que l’eschatologie marxiste nuit à la pertinence de ses critiques de l’économisme.

Apocalypse.

L’eschatologie sécularisée prend des accents apocalyptiques, il suffit de revoir les folles images de Chaplin dans Les temps modernes (1936) concentration inouïe des tares du capitalisme de pointe (taylorisme, repris par Lénine) avec ses implications sociétales et politiques pour comprendre que le triomphe machinique a déjà gagné les esprits. L’humour de Charlot cache une tragique dérision que son physique archétypé met en évidence.

Günther Anders et le totalitarisme techno-logique.

L’ex-mari d’Hannah et cousin de Walther Benjamin fut aussi l’élève d’Heidegger, dont il livre (1948) une des critiques les plus radicales qu’il soit dans Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, [9]. Anders rejette avec vigueur le charabia (qu’il comprend en VO) du Maître et en dévoile l’escroquerie : Heidegger, le roi des filousophe, mais il est nu sous ses robes académiques blasonnées et nazifiées.

Vioulac termine son long travail de décryptage-déminage par un magnifique chapitre consacré au rare penseur non-philosophe qui refusa à jamais de s’isoler dans les campus dorés académiques.

Les travaux d’Anders ne quittent pas d’une semelle le Réel qu’il tata pendant son exil US.

La machination-système.
    • L’Homme-machine de la rêverie cartésienne a parfaitement rempli son rôle prémonitoire. Maintenant : " La Machinerie comme système automatique de machines " se développe sans vergogne avec le soutien permanent des consommateurs friands de nouveautés. Vioulac marque pertinemment que Marx s’intéresse au travail, mais oublie le rôle déterminant de la machinerie qui, par conséquent, devient la faille béante de la pensée marxienne.
    • Dans ce contexte, l’humanité se transforme en matières premières et en outillage. Donc son obsolescence est programmée à jamais. L’humain devient du stock disponible, du fonds Terme utilisé dans l’édition et en notariat. En jargon filousophe : dans le fonds tout vaut pareillement, donc l’appareillement s’appuie dessus. Pour le fun, une citation de Maître Martin (l’âne d’Heidelberg) : " Le déploiement de la technique est en cela essencification de l’étantité. "
    • Heidegger en se situant sur le plan de l’Être développe un discours affriolant pour les intellects sensible au charabia germanisé. Toutefois, derrière l’enflure langagière perce une idéologie passéiste " C’était mieux avant " qui voile la fascination de la grécitude dont il prétend corriger les imperfections afin de purifier la pensée occidentale. Il se positionne en Noé-Fürher. Bref, épurer, une Shoah des esprits en quelques sorte.
    • Anders met en évidence la collusion entre le totalitarisme et la technique. L’en-soi et le pour-soi de la technique est la totalisation. Tout instrument de la machination pour en lui l’ADN totalitaire. Vioulac cite l’Obsolescence de l’homme : " La tendance au totalitarisme appartient à l’essence de la technique et à l’origine elle vient du domaine de la technique. " L’état techno-totalitaire se résume en un destin fatal, la démocratie sert de cache-misère, la consommation de populisme béat.
    • Pour Anders, la prolétarisation totale induit l’obsolescence de la lutte des classes. Pour lui, la prière guerre mondiale avec sa mobilisation générale des deux côtés de la ligne des Vosges révèle le double échec des mouvement ouvrier et la fin piteuse de l’Internationale. Autre argument majeur d’Anders : la révolution de 17 n’est qu’un putsch négateur de la pensée marxienne, d’autant plus que Lénine plagia le taylorisme et son schéma industriel. La Machination et l’Appareillement phagocyte la lutte des classes qui devient un mythe, un refuge mystique, une bouée de secours pour les nostalgiques d’un passé glorieux à jamais révolu.
    • Anders développe un concept de médialisation qui s’apparente à la sécularisation permanente de la métaphysique. Vioulac capte parfaitement l’apport d’Anders et sa puissance, certes, pessimiste.
    • Anders radicalise sa pensée en affirmant que la propriété devient aussi obsolescente. Privée ou collective, elle perd toute consistance. Terrible constat. Avec la machination la lutte finale se transforme en question finale, l’apocalypse même.
La pensée comme apocalyptique.

Vioulac conclut son parcours par un constat tératologique (les monstres froids) et métastatique. La destruction totale affleure prête à jaillir comme le magma volcanique. Il ne s’agit pas de nihilisme, mais ce qui plus radicale d ’ ’’ annihilisme ", une négation de la négativité réputée salvatrice.

    • Dans ce contexte le moi devient victime du Nous en perdition. Le Dispositif mis en place est celui de l’accomplissement de la métaphysique muée en nihilisme et l’accomplissement de la Machinerie totale.

      Métaphysique = Machinerie totale.

    • La déconstruction de la métaphysique par les filousophes patentés se réduit à une tentative insensée de survie des fonctionnaires de la pensée radicale. Trente ans passés à leur service éditorial m’a appris que les exceptions méritent notre attention.
    • En focalisant sa réflexion sur le péril atomique, symbole de la toute puissance de l’énergie, invisible, omniprésente - un néo-Dieu - Anders ouvre aussi un nouveau champ de réflexion. A partir d’une visite à Auschwitz, il comprend que le conditionnement du Zyklon B est celui d’un pot de confiture. La bombe atomique et l’énergie sont aussi " marchandisés " anodins et attractifs. Le Danger réside dans la médiation instrumentale, elle-même Dispositif de la Machination.
    • La Machinerie produit de l’invisibilité, nous rendant incapable de percevoir la Totalité qui nous détruit de l’intérieur. L’énergie se comporte comme l’Esprit-saint.
      Nous vivons dans un monde d’irradiations, un feu sans fumée, d’abstractions incarnées dans de multiples objets techniques dont la présence, tant incorporée dans notre pathos, devient une absence de soi. Même pas mal !
    • La prise de conscience de notre appareillement ne se manifeste que lors d’une amputation, d’une exérèse, d’une ablation. Se déconnecter de la Machine engendre une douleur radicale vécue comme un traumatisme. Hélas, il n’y aura jamais de jeux " para ", sinon dans l’explosion du spectacle de la misère. Le divertissement démantèle la conscience de soi et rejète la révolte dans les limbes de la parousie immédiate.

Dans sa conclusion, Jean Vioulac tire toutes les conséquences de la Machination universelle qui a envahi notre vie mondaine, psychique et spirituelle. Il démontre que la philosophie doit retrouver sa fonction principale de dénonciation de la machination à laquelle elle participe " à l’insu de son plein gré ". Le logos pur engendre l’impuissance et la démission collective. Impossible de vivre sur une île desserte ou un " espace libéré ". La bombe de la technique a explosé depuis longtemps. Pas d’exil possible [10], pas de mains pures, pas d’Eden. Nous sommes la Catastrophe. La futurologie de l’apocalypse est révolue. L’eschatologie dévoile l’apocalypse du présent. Le Chaos grec et la Création monothéiste ont forgé les rails à destination de l’abîme.

Du totalitarisme au néototalitarisme

La tyrannie, le despotisme même éclairé, la pensée unique chrétienne (très divisée pour mieux régner), la dictature du prolétariat, l’empire de la consommation, la démocratie dite populaire, la suprématie du Parti sur le corps social, bref toutes les figures de la Domination ont défilé sur la voie inéluctable du Pouvoir.

Jean Vioulac offre une contribution indispensable pour la compréhension de l’enjeu métaphysique que nous traversons. Le totalitarisme nouveau est arrivé encore plus puissant, plus insidieux. Les outils forgés par J.V. permettent d’affronter le nouvel esprit totalitaire dont les tentacules charmeuses envahissent l’espace et les consciences. Affronter le néototalitarisme (néoTot) devient l’urgence, toutes nos énergies intellectuelles et pratiques doivent se concentrer sur cet objectif.

R-D M

Granville août-septembre 2024.