La gauche antimilitariste et la défense nationale.
Entre illusion et hypocrisie.
Article mis en ligne le 28 mai 2023
dernière modification le 26 juin 2023

Voilà des mois et des années Que j’essaye d’augmenter La portée de ma bombe Et je n’me suis pas rendu compt’ Que la seul’ chos’ qui compt’ C’est l’endroit où s’qu’ell’ tombe Boris Vian

Si l’Ukraine avait eut la bombe atomique la Russie ne l’aurait pas attaquée ! Voici en peu de mots la doctrine de la dissuasion nucléaire. La France ne peut donc pas être attaquée ! Est-ce si sûr ? La France est l’un des rares pays présentant sur son territoire l’ensemble des installations permettant la conversion, l’enrichissement, la fabrication, le traitement et le recyclage des matières nucléaires nécessaires au bon fonctionnement des porte-avions et de sous-marins nucléaires. Nous sommes donc protégés ! Mais ce n’est pas si simple.

La Russie dispose de l’arme nucléaire donc elle est protégée. Donc elle peut attaquer et elle le fait. Il semble bien que la guerre est en train de passer les frontières, mais pour autant notre force de dissuasion reste « tranquille ». Dire que nous sommes rattrapés par l’actualité est un euphémisme.

Le 24 février 2022 aura été un coup de tonnerre dans notre façon d’analyser le monde. Ce qui nous semblait du passé, la guerre de nations contres nations est redevenu d’actualité. L’idée même de guerre de classes semble obsolète. L’antimilitarisme traditionnel anarchiste, lui-même, n’a plus tellement de sens. Le mouvement antimilitariste latin n’a pas, lui aussi, renoncé aux mythes des barricades. Les leçons de la guerre d’Espagne, où la force des canons et la trahison de ceux qui en pourvoyaient les révolutionnaires ont emportés la victoire, n’en ont pas été tirées. La puissance des armements modernes rend obsolète celle des baïonnettes.

Ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui en est une illustration. Malgré tout leur courage, les unités de combats, qu’elles soient anarchistes, marxistes ou autres, ne sont pas autre chose que de la chair à canon. Croire comme certains le proclament qu’après il y aura "mieux" est au mieux une illusion, au pire un mensonge. La guerre transforme les sociétés. La nécessité de produire de plus en plus d’armements entraîne, de par l’effort demandé, au moins un raidissement politique si ce n’est une militarisation sociale.

Macron a parlé d’“économie de guerre“. Croire que dans ce contexte une révolution est possible confine à une illusion criminelle. Ne pas se poser la question de la défense nationale est une hypocrisie.

C’est partir de l’idée que ce n’est pas une nécessité. L’accident ukrainien arrive et nous oblige à repenser la situation. Aujourd’hui si nous sommes protégés de la Russie c’est que nous sommes sous la protection à la fois de l’OTAN, de l’Europe unie et de la force nucléaire de dissuasion, bien que ces trois entités soient l’objet de critiques radicales par ailleurs. La position pacifiste de croire qu’il suffirait de sortir de l’Alliance atlantique pour ne pas encourir l’ire de l’ours russe ou de quelqu’un d’autre est illusoire. D’autres menaces peuvent surgir.

Imaginons un mouvement révolutionnaire important dans notre douce France. (On peut rêver). L’agression qui serait portée contre les pouvoirs ne serait-elle pas de taille à inciter une intervention armée contre ces “ nouveaux“ communistes ?

L’Ukraine, après la dernière bataille, sera un champ de ruines tant matérielles que individuelles. La place sera nette pour le développement du capital immobilier et pour le remboursement des aides militaires par le prélèvement sur la force de travail. Les guerres brutalisent les sociétés. Existe-t-il une autre façon de faire, minimisant autant que cela soit possible les morts et les destructions ? C’est-à-dire laissant un possible pour une autre société.

Ce qui suit, ci-dessous, va provoquer chez beaucoup de nos lecteurs un sentiment de rejet. La précision des indications des techniques de résistance civile peut porter à sourire. La tradition anarchiste tout comme celle se rclamant de Marx ; a bien pensé, elle, avec précision le mode de fonctionnement d’une société libérée. Dans le cas d’une défense nationale nous nous devons d’être loin des envolées lyriques, du romantisme héroïque dont nous avons été bercés tant dans le roman national que dans les récits révolutionnaires. De tout cela nous connaissons les travers et les échecs. Et au fond s’il ne s’agissait que de réfléchir à une autre façon de faire ? Il s’agirait de limiter autant que possible meurtres et destructions. Voici quelques pistes

Pour une autre défense nationale

Celle-ci ne peut être spontanée même si cela en ferait quelque chose de très sympathique. Il faut prendre en compte ceux qui viendront en face, c’est-à-dire les envahisseurs potentiels qui eux seront organisés. Un système de défense par la désobéissance civile ne pourra être mis en pratique que si se trouvent d’abord réalisées quatre conditions qui s’enchaînent, la réalisation de la première entraînant progressivement celle des trois autres par l’effet même de la dynamique même du refus organisé.

 a) La désobéissance civile ne pourra avoir l’efficacité nécessaire face à une invasion que si elle est menée par une population bien informée des principes et des techniques de la non- participation à la violence armée. La désobéissance civile ne peut pas davantage s’improviser que les autres systèmes de défense. La désobéissance civile pourrait être enseignée dans les écoles, les lycées, les universités en même temps que la pratique en serait enseignée, dans la vie active, par les groupes déjà convaincus.

 b) Au fur et à mesure que s’effectuera ce travail d’information se réalisera également la deuxième condition nécessaire, c’est-à-dire la reprise en main par les individus et les collectivités d’une grande partie de leurs responsabilités actuellement abandonnées à l’Etat. L’habitude de l’action de désobéissance civile fera mieux connaître aux citoyens les rouages politiques et économiques de leur pays. L’actuelle passivité civique de la grande majorité des Français est en grande partie provoquée par un profond sentiment d’impuissance et de dégoût face à la politique. En donnant des moyens d’action aux citoyens et en restituant à la politique son vrai sens et sa noblesse, la désobéissance civile est un puissant moyen de formation civique. Or, des citoyens pourvus d’un sens réel de leurs responsabilités et habitués à l’action politique de désobéissance civile seraient, pour un envahisseur, de redoutables adversaires.

 c) Un des ressorts de la désobéissance civile étant la tension vers une réelle justice sociale, la désobéissance civile une fois mieux connue, jouerait d’abord en faveur des couches les plus défavorisées de la société, et cela de deux façons : en donnant aux plus démunis les moyens de défendre leurs droits légitimes et en poussant les classes moyennes à se préoccuper du sort des plus défavorisés. Un des effets de la vulgarisation de la désobéissance civile serait donc de réduire les écarts de salaire et de niveau de vie, de supprimer des situations scandaleuses d’injustice et de donner ainsi à notre société une texture plus égalitaire et communautaire qui, en cas d’invasion, renforcerait ses possibilités de résistance (les dépenses entraînées par la course aux armements, au contraire, contribuent à ruiner l’esprit de résistance en détériorant la situation sociale).

 d) La dynamique de la désobéissance civile ne peut qu’amener les citoyens (elle le fait déjà dans les groupes qui la mettent en pratique) à exiger de leur gouvernement une politique extérieure réellement orientée vers la justice et la paix : désarmement progressif, création d’un service civil international destiné à se substituer au service militaire, achat à leur juste prix des matières premières produites par les pays du Tiers-Monde, accueil et formation des travailleurs étrangers, échanges culturels fréquents avec tous les pays étrangers, etc.

La mise en place d’un tel réseau international de sympathies entrecroisées rendrait la tâche plus difficile à un gouvernement qui chercherait à obtenir un soutien populaire pour une politique belliciste et favoriserait la solution pacifique d’éventuels conflits. Ceux qui seraient tentés de douter de cette « dynamique de la désobéissance civile doivent tenir compte d’un fait important : le pouvoir réel que ce type d’actes donnent aux gens les plus conscients et les mieux informés. Ceux-ci, habituellement, ne disposent pas des moyens d’information qui leur permettraient de se faire entendre. Ils sont ainsi condamnés à crier dans le désert quand ils ne se résignent pas à se taire. Les techniques de désobéissance civile leur donnent, au contraire, la possibilité de se faire entendre. Qu’on songe au prestige qu’a acquis, en quelques années Gandhi dans son pays, sans autres moyens que sa pratique de l’action directe non-violente, son courage et son intelligence.

Schéma d’une défense populaire de désobéissance civile :

Tout ce qui a été dit jusqu’ici concernait l’action de désobéissance civile en temps de paix. Comment cette forme d’action pourrait-elle être utilisée face à une invasion ? Nous proposons ici quelques principes généraux qui n’ont rien de dogmatique mais qui visent seulement à préciser la forme que pourrait prendre une stratégie de défense de désobéissance civile.

Trois phases doivent être distinguées :

 a) Pendant l’invasion. Si, malgré tous les efforts de la diplomatie pacifique destinée à l’empêcher, une invasion se produit, la défense de désobéissance civile sera aussi impuissante à l’arrêter que la défense militaire. L’absence de toute résistance armée rendra seulement cette première phase du conflit beaucoup moins meurtrière que les invasions auxquelles l’histoire nous a habitués. Il est même fort probable que très peu de violences seraient commises, l’envahisseur tenant toujours à se présenter comme un libérateur. Si toutefois les troupes d’invasion se livraient à ce moment-là à des violences sur la population, les méthodes d’auto-défense indiquées plus bas devraient alors être employées. Mais de façon générale, on éviterait les affrontements avec l’armée tant que les troupes ne seraient pas stabilisées et n’auraient pas eu le temps de connaître la population telle qu’elle est en réalité et non telle que la propagande la leur avait présentée. Une autre différence essentielle avec la défense militaire serait que toute la population, hommes compris, resterait et résisterait sur place, là où sa résistance serait la plus efficace.

Le moral de la population serait ainsi préservé, alors qu’il est déjà fortement entamé par une mobilisation qui brise la plupart des familles. Les troupes d’invasion, composées de soldats déracinés, arrachés à leurs familles par la mobilisation, se trouveraient donc face à une population dont la texture sociale serait intacte et qu’une longue habitude de l’action de désobéissance civile aurait accoutumée à ne pas trop s’émouvoir d’affrontements avec la police et avec l’armée. L’invasion aurait sans doute pour effet de souder la population contre l’envahisseur et de donner ainsi plus de cohérence à l’action de désobéissance civile.

- b) Pendant l’occupation militaire. Une fois les troupes stabilisées, commencerait la deuxième phase de la résistance qui comporterait elle-même deux aspects : l’un défensif, l’autre offensif. La tactique défensive consisterait à interdire à l’envahisseur toute atteinte aux droits de l’homme et à défendre pied à pied les libertés publiques. Un système de liaison et de transmission rapide devrait être organisé d’avance, de telle façon que la moindre atteinte aux droits de l’homme, la moindre arrestation soit immédiatement suivie de manifestations de masse, de grèves générales, de campagnes de désobéissance civile.

Dans les cas très graves (tentatives de déportation massive par exemple) des sabotages non-meurtriers pourraient être organisés par des commandos spécialisés de façon à interdire aux troupes d’invasion la réalisation de leurs projets. Il faut insister sur le fait que cette tactique ne pourrait avoir d’efficacité que dans la mesure où la population aurait été habituée de longue date à l’action de désobéissance civile, à la vigilance civique et à la pratique de la solidarité. Mais la stratégie de désobéissance civile comporterait aussi un aspect offensif qui renforcerait d’ailleurs l’efficacité de la tactique défensive. Le but de la tactique offensive serait de désolidariser les troupes d’invasion de leur gouvernement, d’une part en manifestant aux soldats de l’armée d’invasion la plus grande amitié en tant que personnes, d’autre part en leur opposant systématiquement le plus ferme des refus d’obéissance toutes les fois qu’ils agiraient en tant que soldats aux ordres de leurs chefs et de leur gouvernement.

Alors que la stratégie militaire, qui consiste à faire violence aux soldats, renforce le plus souvent la chaîne hiérarchique qui les unit à leur gouvernement, la stratégie de désobéissance civile consisterait à affaiblir cette chaîne en forçant les soldats à prendre conscience de l’injustice des ordres qui leur sont donnés. La population deviendrait alors, pour le moral des troupes un véritable bain d’acide dans lequel aucun gouvernement ne pourrait longtemps se permettre de faire tremper son armée de peur d’ennuis sérieux au moment du retour des troupes dans leur pays.

 c) Après l’occupation militaire Or, dans ces deux cas, la résistance avait été improvisée par des populations qui n’étaient nullement préparées à utiliser une telle forme de résistance. On peut légitimement penser qu’une population aguerrie à la pratique de la désobéissance civile constituerait un danger redoutable pour le moral d’une armée d’invasion. A des soldats qui sauraient n’être nullement menacés dans leur personne, mais qui sauraient également que la population refusera constamment et amicalement de leur obéir, il serait en tout cas très risqué d’ordonner une répression féroce. C’est en cela que la tactique offensive renforcerait la tactique défensive et qu’en définitive la résistance de désobéissance civile permettrait beaucoup mieux que la résistance armée de protéger la population.

Il est évident que le risque majeur dans une résistance de ce type serait la provocation, attentats ou pseudo-attentats commis contre les troupes d’invasion ou par les troupes d’invasion pour provoquer une révolte violente de la population, qui justifierait ensuite, une répression impitoyable. Mais la résistance à la provocation fait partie du B.A. BA de la désobéissance civile. De même, toute violence exercée sur la population serait suivie de manifestations de masse et surtout chacun serait bien conscient que même si la résistance de désobéissance civile devait coûter des vies humaines, ce qui ne peut être exclu, toute forme de résistance violente en coûterait bien davantage. Un autre risque découlerait très certainement de la propagande adverse. C’est de ce côté-là que serait le danger, plutôt que du côté des violences que commettraient les troupes d’occupation. La lutte deviendrait rapidement une lutte d’ordre politique.

En ce sens, la capacité de résistance de la population dépendrait strictement de sa cohésion morale, ce qui serait d’ailleurs excellent à tous points de vue. Il est évident qu’une telle forme de résistance ne peut, pas davantage d’ailleurs que la résistance militaire, être assurée d’un succès immédiat, mais il est certain qu’on voit mal comment elle pourrait avoir des résultats aussi catastrophiques que la défense armée. On peut légitimement penser que face à une résistance collective de désobéissance civile aussi dangereuse pour le moral de l’armée que pour la réputation internationale de l’Etat agresseur, celui-ci préférerait mettre en place un gouvernement de collaboration qu’il chargerait du maintien de l’ordre.

La résistance se ramènerait alors à une lutte politique intérieure de type révolutionnaire à laquelle la désobéissance civile fournirait son esprit et ses techniques. Il semble donc bien que nous n’ayons aucune raison valable d’accepter plus longtemps les démissions de la conscience morale qu’exige de nous la préparation de la défense militaire (essais nucléaires et ventes d’armes en particulier) ni les atteintes à la personne humaine et les atrocités que comporte toujours sa mise en pratique. La défense militaire mérite-t-elle en effet la confiance qu’on lui accorde et les sacrifices de toute espèce (financiers, intellectuels, moraux) qu’on lui consent ? Du moment qu’il existe une autre voie dont tout permet de penser qu’elle serait moins dangereuse et plus noble que la défense armée.

Pour terminer en continuant

La pratique utilisée et développée par les groupes radicaux écologistes, Alternatiba, Extinction Rébellion, et bien d’autres comme en Allemagne, Ende Gelände, ouvre la voie à une autre façon d’envisager une défense nationale qui ne soit pas nationaliste. Cette façon de faire a des précédents. En Norvège en 1942-43, les troupes allemandes se sont heurtées à la résistance passive déclenchée dans la population par le mouvement de désobéissance civile des professeurs norvégiens. En 1968, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie, les Etats du Pacte de Varsovie ont dû rapatrier des troupes complètement démoralisées par la résistance de désobéissance civile à laquelle elles s’étaient heurtées. L’échec de cette résistance tchécoslovaque n’en fut pas un. Une opposition souterraine n’a pas cessé d’exister jusqu’en 1989. En Allemagne de l’Est ces pratiques ont ressurgi préparant la chute du Mur. * De la même façon qu’une résistance armée, révolutionnaire ou pas, exige un entrainement, cette façon de faire l’exige aussi.

Refuser l’arme atomique, refuser la protection de l’OTAN, être contre l’armée de métier ou pas nous oblige à trouver une autre façon de faire ou à nier nos principes libertaires.

* Trois histoires de résistances sans violence contre la domination. Janvier 2023 Atelier de création libertaire 8€.