
Chaque fois que, par le monde, un abruti criminel assassine au nom de l’Islam, c’est aux victimes et à leurs proches que doivent aller les premières pensées. D’autant plus qu’aujourd’hui, les dessinateurs Cabu ou Wolinski ont contribué à la formation politique de toute une génération à laquelle j’appartiens. Pour autant, il ne faut jamais oublier les monarchies obscurantistes du golfe. A coup de millions de pétrodollars, via des centaines de chaînes de télévision, des maisons d’éditions, leurs œuvres charitables, elles diffusent la pensée salafiste et construisent systématiquement, outre des mosquées, la matrice idéologique du fascisme islamiste. J’éprouve de la colère à l’égard des alliés de circonstance (selon le principe très ancien mais fort pernicieux "les ennemis de mes ennemis sont mes amis") ou de conviction (la sainte alliance des religions contre l’athéisme ou encore, ils sont certes contre toutes les manifestations de l’esprit mais ils défendent l’essentiel : la libre entreprise), à l’égard des affidés, des collaborateurs ou des (très) riches salariés de ces wahhabites aux mains manucurés dans les beaux quartiers des capitales occidentales et, malgré tout, rouges du sang de dizaines de milliers d’innocents.
Mais, moi, le laïcard bouffeur de curé et d’imam (sans oublier le rabbin ou le bonze, la liste ne saurait être limitative), je ressens également de la tristesse pour les Chibanis que j’ai côtoyés au pays et qui vivent leur religion sans nuire à personne. Ou pour ces vieilles femmes qui, dans l’Atlas, entretenaient des cairns en souvenir de marabouts – pierres et bougies dispersées depuis par les séides du GIA - et qui m’offraient des fruits avec un franc sourire édenté lorsque je les croisais au cours d’une ballade en montagne ; c’est la main sur le cœur que je les remerciais pour cette leçon d’humanité : leur geste répondait à l’exigence d’hospitalité commune à bien des sociétés traditionnelles mais leur visage souriant disait le bonheur de l’échange avec l’étranger, le roumi, dans un temps apaisé. Ces musulmans de peu, je les sais blessés et, également, sans voix, dépourvus de mot pour dire leur indignation.
Mes pensées vont également à Zoubir, à Slimane, à Kheir Eddine, à Ibrahim, à Ahmed, mes amis, mes frères d’outre-Méditerranée. Zoubir, ce grand médecin plein de projet pour l’Algérie indépendante, est mort quasiment de chagrin de voir sombrer son pays dans la violence, la corruption et la gabegie : quand, praticien à l’hôpital public, on ne dispose pas de médicament pour traiter et soulager ses patients par simple incurie, il y a de quoi désespérer. L’âge de la retraite largement dépassé, Slimane, au contraire, continue, entêté, à travailler à réhabiliter l’agriculture ruinée par l’économie de la rente pétrolière. Kheir Eddine, mon ami d’enfance, est venu s’installer à Paris pour vivre loin de l’impéritie d’un pouvoir illégitime qui a engendré l’intolérance criminelle des barbus. Confrère de Kheir Eddine, Ibrahim n’a pas eu le temps de s’enfuir et, parce qu’il revendique sa condition de laïque, a été criblé de balles par les islamistes qui l’ont laissé pour mort lors de la décennie tragique en Algérie ; il s’est reconstruit en France où il y a bien du mal à faire comprendre à ses interlocuteurs, même les mieux intentionnés, qu’il n’est pas musulman malgré son patronyme et sa peau bronzée et qu’il possède même la nationalité française en vertu du droit du sol. Et Ahmed, mon pote du Boulevard, se bat, ici et au quotidien, contre les discriminations qui fissurent notre société et alimentent le terreau qui nourrit ces ignares meurtriers. Combat capital car les discriminations construisent une ethnicisation mortifère des antagonismes de classes : la relégation dans les quartiers désertés par les services publics, l’échec scolaire puis la déscolarisation, le sous-emploi chronique ne sont pas réservés aux immigrés et à leurs enfants et, aujourd’hui, petits-enfants mais ils en sont les victimes en priorité et en masse. A l’intérieur des ghettos, cette ethnicisation produit de la désintégration culturelle et conduit à des reconstructions sur des identités fantasmées.
A la périphérie des cités, les petits-blancs redoutent le déclassement et les dominants ont très bien compris tout le profit (à tous les sens du terme même le plus trivial : le sentiment d’insécurité constitue un marché très fructueux, n’est-ce pas Alain Bauer ?) qu’ils pouvaient tirer de l’exploitation de ces peurs et de ces remugles de haine.
Alors, je sais que ma place est aux côtés de mes amis survivants pour témoigner de notre appartenance commune à l’espèce humaine afin de déjouer la stratégie de la tension mise en œuvre par ces criminels et qui est déjà reprise, en miroir, par tous les tenants de la guerre des civilisations.
Mato-Topé
samedi 10 janvier 2015