Mon histoire avec Charlie…

J’ai appelé mon vieux pote Nobel Günes aujourd’hui. Ca faisait un bail qu’on s’était pas causés tous les deux. Et puis là, tout à coup, je crois qu’on a eu besoin de se parler, autant lui que moi. Il a décroché, et puis il m’a dit : « j’arrive pas à y croire… ». C’est vrai, moi non plus, j’arrive toujours pas à y croire. On a parlé des caricatures de Charb qui nous font tant marrer, on a parlé de Cabu qu’on regardait gamins dans le club Dorothée, de Wolinsky…

Nobel et moi, au milieu des années 2000, alors que la Turquie venait de signer les pourparlers d’adhésion et qu’une vague de turcophobie sans précédent déferlait sur la France,

instrumentalisée par des politicards avides de pouvoir, créions une association d’amitié franco turque, athée, et laïque. Athétürk. Athétürk a été pendant quelques temps une association dont le but était de rassembler des français qui, comme moi, voulait hurler leur amour pour la Turquie sans renier pour autant leur athéisme, et des turcs athées et, ou, laïques. Athétürk était à l’origine une association athée revendiquant le droit au blasphème, mais très vite, nous avons été rejoint par d’autres français originaires de Turquie, musulmans sunnites ou alevis, et laïques.

Nous avions un site internet d’actualités ou nous critiquions toutes les religions, toutes les discriminations, et un forum ou toute personne, quelque soit son origine ou sa religion pouvait venir s’exprimer. Pour les originaires de Turquie, c’était surtout un espace qui leur permettait enfin de parler de ce qu’ils voulaient, sans avoir à s’autocensurer. Les femmes pouvaient y dire qu’elles aimaient le sexe sans se faire traiter de salopes. Les homos qu’ils avaient des droits, et j’en passe.

Avec Nobel, on a pas mal écrit tous les deux. C’était une époque où on se marrait bien. On mitraillait sur tout ce qui bouge. Et franchement, tout le monde en a pris pour son grade, l’extrême droite française, les loups gris, les nationalistes arméniens, les nationalistes kurdes. Et franchement, ils nous l’ont bien rendu ! Et nous avons été menacés, parfois à mi mots, parfois très clairement, par tous ces extrêmes que je viens de citer. Et c’est vrai qu’on le disait pas, mais quand même parfois on chiait bien dans notre froc ! Et puis y’a un truc formidable quand tu fais un truc entre frangins, c’est qu’à plusieurs, la peur ça se divise. On prend un peu celle de l’autre et on continue… Bref, avec Athétürk, on se réunissait tous, malgré nos horizons bien différents, autour de notre passion pour la Turquie, ses peuples, la liberté, la culture, l’humour… Je crois qu’il faut avoir connu ce qu’était la communauté turque à cette époque là pour comprendre quel bol d’air était Athétürk pour tout un tas d’originaires de Turquie.

Aujourd’hui c’est l’horreur. Aujourd’hui les vautours sont là, je les vois déjà qui planent autour des carcassent encore chaudes de Charb, Cabu, Wolinsky… d’un côté un ramassis de fachos se découvrir une passion pour un journal contre lequel ils ont été en procès depuis son ouverture, de l’autre, un ramassis de gauchistes disent tout un tas de trucs dégueulasses sur le fait que Charlie était un journal raciste et j’en passe…

Alors pour ces derniers, pour ces derniers surtout, laisses moi te raconter ma brève histoire avec Charlie. Avec Athétürk, Nobel et tous les copains, ce qu’on voulait, malgré le petit nombre qu’on était, c’était se faire entendre. Parce qu’on en avait ras le derche de tous ces médias de masse qui déversaient une vision de la Turquie comme un pays rempli d’islamistes près à déverser sur l’Europe pour tous nous égorger. Et bien je vais te dire un truc, on a eu beau en contacter des médias, y’en a que deux qui nous ont reçus : Radio Libertaire (et je tiens à dire qu’à l’époque que je n’étais pas à la Fédération Anarchiste) et, bien sûr, Charlie.

Avec Nobel on avait été reçu par Gérard Viard, je crois alors directeur de publications. Et une de ses collaboratrices. Sylvie Coma, si j’ai bonne mémoire. C’était en 2007, un peu après l’affaire des caricatures de Mahomet me semble-t-il. Les deux journalistes étaient heureux de nous rencontrer et nous aussi. Parce qu’on avait soutenu Charlie par un communiqué au moment des caricatures. Il nous ont interviewé sur notre association et on fait une page dans Charlie. C’était très cool ! Enfin on parlait de la Turquie autrement que d’un tas de barbares sanguinaires. Enfin, un organe de la presse française faisait dans la nuance. Et puis, comme ça, sans trop y croire, j’en ai profité pour leur balancer qu’ils pourraient faire un reportage sur la Turquie, que y’avait plein de trucs à raconter, des féministes aux laïques, en passant par les LGBT, les écolos, ou les libertaires et que s’ils voulaient on pourrait les aider. Et bah tu sais quoi ? Ils nous ont dit « banco » ces cons ! Et zob, aussitôt dit, quelques temps après ils nous envoyaient Agathe André pour qu’elle fasse un reportage à Istanbul. Alors avec Nobelito, on a reçu Agathe André et tout un après midi, à une terrasse de café dans Paname, on l’a brieffée autant qu’on a pu sur la Turquie, ses mouvements sociaux, et on lui a donné des contacts à rencontrer à Istanbul. C’était au moment de l’élection de Sarkozy qui avait fait toute sa campagne à taper sur Mai 68 et les Turcs. Une semaine avant ou après son élection je ne sais plus. Puis Agathe André s’est envolée pour Istanbul, et elle est revenue avec un deux pages sur les mouvements sociaux en pages centrales de Charlie. Putain de bordel, avec Nobel, on en aurait chialé !

Avec Nobel, bien sûr, on a parlé des accusations de racisme, d’islamophobie, de Charlie Hebdo. Dans le sens où les copains entendent par islamophobie, ceux qui dissimulent leur racisme derrière une prétendue lutte anti-islam. Des racistes qui dissimulent leurs haine anti arabe ou anti turc derrière une prétendue lutte pour la laïcité, avec Nobel, du temps d’Athétürk, on peut en causer. On en a rencontré des tas. Comme m’a dit Nobel cet après midi au téléphone : c’est des gens qui ne font pas dans la nuance, pour qui tout arabe ou tout turc est un islamiste en puissance, qui ne tapent que sur une religion, comme par hasard, l’islam. C’est les Houellebeck, les Le Pen, les Zeymour, les Soral… c’est des associations comme Riposte Laïque, des sites internet dédiés à la « christianophobie » (sic !) dont je ne mettrais pas le lien ici pour ne pas faire augmenter leur Google Rank.

Charlie n’a rien a voir avec ces gens là. Et ceux qui le pensent se sont fait soit abuser naïvement, soit sont de ces gauchistes qui cultivent un racisme latent qu’ils ignorent : celui de penser qu’on ne peut aimer l’autre sans lui dire quand il déconne, parce que vous comprenez ma bonne dame, ces gens là sont susceptibles.

Et bien moi, ces « gens là », les Turcs, musulmans ou non, ça fait 20 piges que je les ai dans la peau, 20 piges qu’on s’engueule comme du poisson pourri, 20 piges que je leur dit que j’ai beau aimé leurs cultures et leurs peuples comme un dingue, que leurs religions comme les nôtres resteront toujours de la merde, et 20 ans qu’on se réconcilie. Parce que nos différences ne pourront jamais nous diviser.

Voilà… je tenais à dire cela, même si nous ne voulions pas “répondre à chaud”, mais il me fallait rendre hommage au journal parce que malgré la douleur qui est mienne et est partagée par toute l’équipe de Kedistan, je ne supportais plus les bêtises dites par ces gens qui n’ont aucune décence, n’ont jamais eu le bonheur d’ouvrir un Charlie, et ne font que répéter niaisement les bêtises d’une poignée d’imbéciles haineux.

Nous allons écrire, soyez sûrs, d’autres articles en soutien à Charlie. Mais pour l’heure, laissez nous aller faire un brin de toilette : derrière notre gros nez rouge de clown, nos larmes ont fait couler le maquillage…

Aurélien Roulland

vendredi 9 janvier 2015

sur le site Kedistan.fr