Mon ami Charb : les salauds, les cons,
l’émotion ordinaire et la tendresse
Article mis en ligne le 8 septembre 2020

Même si je n’avais pas connu les victimes, ce qui s’est passé hier serait dégueulasse. Mais je connaissais les victimes, j’ai collaboré à Charlie Hebdo comme chroniqueur d’avril 2001 à décembre 2004, et je suis effondré….

Cabu, Bernard Maris, Tignous, Wolinski…étaient pour moi des visages familiers. Et surtout Charb, qui est devenu au fil du temps un ami avec qui les liens ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Ils m’on tant fait rire et je n’ai plus envie de rire.

Des salauds leur ont ôté la vie, comme on écrase des insectes. Ils ont craché sur leur propre humanité. Au nom de quoi ? Des prétextes pour recouvrir des frustrations médiocres, des aigreurs médiocres, des fantasmes médiocres. Et, en prétendant donner ainsi un peu plus de sens à des existences médiocres, ils ont ajouté du non-sens à un monde déjà fort embrouillé. Et nous sommes là, un peu comme des cons, tristes, las, en colère, impuissants face à l’irréversible de l’acte barbare. Il nous reste cette belle émotion ordinaire qui a parcouru spontanément le pays et qui a, pour l’instant, mis à distance les discours de haine dans le recueillement personnel et collectif. Comme si une raison sensible avait réussi à paralyser la déraison possible de la panique et de la désignation de boucs-émissaires, sans que personne ne l’ai explicitement décidé.

Charb était mon ami. Quand je suis arrivé à la rédaction en avril 2001, il m’a d’abord jaugé avec prudence. Il faut dire que j’avais été introduit par Philippe Val et que Charb était au sein de la rédaction l’opposant le plus constant aux circonvolutions politiques de Val. Cependant, j’étais à l’époque militant de la Ligue Communiste Révolutionnaire, et lui-même pouvait voter pour la LCR ou pour le PCF en fonction des élections. Son casier à Charlie était d’ailleurs recouvert de deux autocollants, l’un du PCF, l’autre de la LCR. Par la suite, ses sympathies se sont stabilisées du côté communiste, mais dans une hostilité forte vis-à-vis du PS. Il continuait toutefois à avoir de l’admiration et de l’affection pour Daniel Bensaïd, dont il illustrera un livre d’introduction à Marx, Marx, mode d’emploi(Zones/La Découverte, 2009).

Quand je lui ai demandé de dessiner au cours de la soirée d’hommage à Daniel Bensaïd, organisée par le NPA à la Mutualité le 24 janvier 2010, suite à son décès, il a immédiatement accepté. Il a accompagné une soirée pleine d’émotions par des dessins d’un humour tendre.
Nous nous sommes donc rapprochés dès mes années Charlie. Il fit en 2004 les dessins d’un livre composé de mes chroniques de Charlie et d’autres textes de presse, Prises de tête pour un autre monde. Chroniques (Textuel).

J’ai quitté Charlie en décembre 2004, du fait de divergences politiques avec Philippe Val, en particulier à cause la place qu’il donnait à la diabolisation de l’islam dans le contexte de l’après 11 septembre via les textes de Fiammetta Venner et Caroline Fourest, qu’il avait récemment introduites dans la rédaction (1). Charb comme Tignous m’avaient exprimé leur sympathie. Á partir de septembre 2005, la collaboration avec Charb a pris un autre visage dans une chronique irrégulière pour le site culturel Le Zèbre autour du roman noir, « Phil noir », dont il faisait les dessins. Cette chronique est devenue « Phil noir et blues », ajoutant les ressources de la chanson, à partir de mai 2014.

Charb avait le peuple de gauche chevillé au corps. Nous aimions nous retrouver au stand cubain de la Fête de l’Huma autour de mojitos ! Il était partie-prenante de la vraie gauche, dans la variété de ses couleurs radicales, altermondialistes et libertaires, pas celle des politiciens et des technocrates sociaux-libéraux. Il vomirait ces marionnettes du PS et de l’UMP qui croient pouvoir se faire un peu de beurre électoraliste sur son cadavre en bavassant sur les micros.

Il était affecté par les bêtises paresseuses qui circulaient depuis trop longtemps sur internet quant à sa supposée « islamophobie » et à son prétendu « racisme » (2). Les milieux critiques sont trop souvent pourris par des procureurs en chambre, qui géopolitisent avec leurs souris et condamnent avec leurs claviers, sans savoir grand-chose. Des cons qui remplissent leur ignorance arrogante sur internet par des bidons d’aigreur. L’ironie de Charlie s’en prenait avec humour à l’ensemble des religions, tout en se situant clairement dans le camp antiraciste. Il n’y avait pas là de stigmatisation discriminatoire de l’islam, donc à proprement parler d’islamophobie. L’église catholique, la force religieuse majoritaire, était la première visée par les Unes et les dessins, mais également les groupes évangélistes, le dalaï-lama ou les intégrismes juifs.

Dépourvu de préjugés particuliers contre l’islam, la seule expérience militante de Charb dans sa jeunesse avait d’ailleurs concerné la cause palestinienne, où il avait côtoyé des musulmans. Il ne goûtait guère la focalisation médiatique sur l’islam d’une Caroline Fourest. Il m’a raconté que lorsque Philippe Val a quitté en mai 2009 la direction de Charlie pour France Inter, la dite Fourest a fait mine d’endosser la fonction de cheftaine. Mais étoile filante imposée par Val dans la rédaction, elle n’avait guère la légitimité humaine et professionnelle pour la diriger. Le nom de Charb s’est imposé naturellement. Et elle est partie faire des claquettes sur d’autres plateaux….

Pour toutes ces raisons, Charb avait apprécié le communiqué iconoclaste de solidarité avec Charlie que nous avions écrit avec Philippe Poutou le 20 septembre 2012 pour Mediapart : « Contre l’islamophobie, pour le droit à la caricature de Charlie Hebdo ». Ce communiqué, mal vu pour de mauvaises raisons dans certains secteurs des gauches radicales, voulait rompre avec le manichéisme aplatissant des situations compliquées sur un seul plan, en se révélant alors incapable de défendre en même temps deux principes : la liberté d’expression et la lutte contre l’islamophobie.

Charb n’aurait pas prisé les appels actuels à « l’unité nationale ». C’était un artisan orfèvre en dissensus national. Par contre, il aurait aimé l’émotion citoyenne qui vibre de partout, bien au-delà de nos frontières. Il n’aurait pas voulu que les conneries islamophobes s’ajoutent à l’horreur islamiste, pour nous enfoncer un peu plus vers une guerre fantasmée de religions. Il conchierait le Front national, son plus constant ennemi politique, en le voyant saliver à l’avance sur les événements.

Charb était un moqueur affectueux avec ses amis. En témoigne ce dessin produit lors d’une rencontre publique, intitulée « Les Fourneaux de l’Invention », le 19 octobre 2013 à Lyon, où il était descendu avec ses deux gardes du corps policiers :
Charb terminait son dernier texto par « la bise à Basile (sans le réveiller) ». Basile est mon petit garçon de 9 mois. Maître en ironie mordante, Charb était un tendre qui se cachait derrière ses grosses lunettes. Amateur en blagues de cul, c’était un pudique en humanité. J’appréciais tout particulièrement sa série Maurice et Patapon, où la scatologie n’excluait pas la tendresse. Tu me manques l’ami…

Post-scriptum : J’avais perdu de vue, au fil des années, l’ami Tignous. J’ai retrouvé un autoportrait réalisé pour sa venue à Dijon le 2 décembre 2004 dans le cadre d’un « café-débat Charlie Hebdo » que je co-animais. Salut l’ami !

Philippe Corcuff

8 janvier 2015