Imaginez un Juif. En 1943. Dans le ghetto de Varsovie. Imaginez qu’il se promène en uniforme de SS. Propre. Soigné. Qu’il se promène en faisant claquer ses bottes, bien droit dans sa belle veste cintrée, le menton crânement levé sous la belle casquette noire à tête de mort argentée.
Ne l’imaginez plus. Vous le voyez tous les jours.
Je l’ai vu hier. Sous le pont du chemin de fer, sous la lumière jaune des lampes à sodium. Il avait dix-huit ou vingt ans. Arabe. Maigrichon. Donc portant un grand blouson de survêtement flottant, destiné à masquer son manque d’épaules.
Jusque-là, quoi de commun avec un Juif en uniforme de SS ?
Le grand blouson de survêtement était noir. Mais constellé de grands motifs dorés. Dorés parce que réalisés en lamé. Tous les motifs étaient des reproductions de détails des billets de cent dollars étatsuniens.
Voilà le point commun. Imagine-t-on un Juif aujourd’hui portant un blouson de survêtement décoré de croix gammées et, en jolies banderoles, de la belle devise « Arbeit macht frei » ? Quelle efficacité que celle du mensonge capitaliste !
Car, parmi les citoyens français (je suppose qu’il était français), on ne descend pas beaucoup plus bas dans l’échelle de la sodomisation institutionnelle et généralisée que quand on est jeune, en banlieue, et pas trop blanc. Et ce gamin, dont l’avenir est aussi bouché qu’on peut l’être à cause de l’argent et de ceux qui le contrôlent, célèbre, avec fierté, avec ostentation, avec joie, son pire ennemi.
« Les grands vendent leur société à la vanité des petits ». On ne répètera jamais assez cette profonde maxime de Chamfort. Le capitalisme réussit chaque jour, partout, sur la planète entière l’exploit de faire adorer, par ses esclaves, leurs propres chaînes.
Quand je vois un rebeu tout fiérot au volant de sa BMW, quand je vois une adolescente toute fiérote dans son jean Dolce & Gabbana, quand je vois un bobo tout fiérot siroter son mojito à la terrasse d’un troquet reconverti dans un quartier anciennement populaire, quand j’écoute un chauffeur de car me décrire, tout fiérot, le barbecue qu’il vient d’acheter pour son pavillon, quand je lis mon relevé de compte bancaire et que je considère, tout fiérot, avec quelle sagesse j’économise, je vois les galériens, enchaînés au banc de nage, embrasser leur aviron, et lui donner de petits noms câlins.