La chambre de bonne est une tradition parisienne. Horace Léon, dans sa préface au Manuel de la vie dans une boîte à chaussures, se souvient :
« Ma première chambre de bonne, je la vis du toit de notre appartement au cinquième étage, rue La Bruyère. J’avais sept ans en 1967, et mon meilleur ami, neuf. Aussi m’entraînait-il, à ma grande terreur, sur le toit de notre immeuble. Nous y grimpions grâce à l’échelle que mon père laissait, criminel, sur le large balcon. Là, ma terreur s’augmentait du vasistas perpétuellement entrouvert sur une chambre de bonne perpétuellement vide, mais dont s’échappait perpétuellement une puissante odeur de chaussettes sales.
Je suis revenu à quarante-trois ans dans cet immeuble bourgeois, j’ai monté son escalier décoré du tapis modèle Smyrne au motif rouge, vert et noir connu des deux tiers des Parisiens et tenu en place par des barres de cuivre, sous son plafond enjolivé de moulures. Au cinquième, j’ai ouvert la porte débouchant sur le sombre couloir grimpant au sixième des bonnes. J’y retrouvai la même, exactement la même tomette disjointe que dans mon enfance.
À vingt-cinq ans, j’emménageai dans une chambre de bonne. J’avais de la chance, elle mesurait douze mètres carrés, bien que quatre fussent perdus en un triangle aigu où seul un lavabo pouvait tenir. Et au lieu d’un vasistas, j’avais, luxe inouï, une porte-fenêtre donnant sur un balconnet d’un demi-mètre carré. WC sur le palier. Douche ? Une piscine ouvrait ses portes à cent mètres de là. J’ai vu ailleurs une soupente qu’un propriétaire avait emménagé de telle façon que, sur des WC à la turque, il avait posé une claie à gonds : levée pour l’usage excrétoire, rabattue sur le sol pour prendre une douche.
Second luxe inouï, ma chambre donnait de plain-pied sur l’escalier bourgeois, au contraire de la plupart des chambres de bonne accessibles uniquement par un escalier très raide de six, voire sept étages, très souvent sans ascenseur. Je n’ai jamais emprunté de tels escaliers sans penser aux anciennes bonnes des appartements des étages nobles, premier et deuxième. Chaque soir, harassées après quinze ou seize heures d’esclavage, de méfiance et de mesquinerie, escalader ces marches impossibles ! Puis faire leur toilette au tub et au broc, laver leur propre linge, et s’effondrer sur leur lit de sangle. Et en ces temps sans chauffage électrique, elles hissaient leur bois ou leur charbon elles-mêmes.
J’ai vécu quinze ans dans cette chambre de bonne.
Ma voisine, traductrice retraitée, vivait depuis quarante-cinq ans dans un logement constitué, d’un côté du corridor, d’une chambre de huit mètres carrés (il faut y ajouter son balconnet à elle), et d’une cuisine-salle à manger de six mètres carrés de l’autre côté du corridor. Un four l’été, sous les toits d’ardoise noire. Elle utilisait les toilettes communes. Je n’ai jamais osé lui demander où elle se lavait, mais je soupçonne le tub et le broc. Encore étions-nous seuls dans nos chambres ; pendant quelques années six Camerounais, six, se partagèrent la chambre en face de la mienne, qui, du mauvais côté, n’avait qu’un vasistas. Par bonheur, m’expliquèrent-ils, trois travaillaient de nuit. Par bonheur…
Encore étions-nous civilisés l’un envers l’autre : une amie, logeant de la même façon, se plaignit à moi d’entendre régulièrement les plaisirs solitaires quoique volontairement bruyants de son voisin. Un ami masochiste, lui, se réjouissait d’entendre ceux, jamais solitaires mais différents chaque jour, de sa belle voisine. Une troisième amie dans notre cas me demanda si je connaissais une ou deux brutes susceptibles d’enseigner la discrétion à un voisin virtuose de la guitare électrique, jamais avant minuit. Rien n’échappe de la vie des voisins : les menus, les querelles, les amours, les désespoirs, les puces. »