Nestor Potkine
Les militaires savent lire
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 18 avril 2011

Drôle. Un livre drôle au sujet de l’armée israélienne ? En plus, un livre qui cite Gilles Deleuze, Marshall McLuhan et Paul Virilio ? Drôle ? Si, si. Certes, on ne s’en aperçoit qu’une fois les deux tiers du texte avalés. Mais on les avale avec intérêt.

En effet, À travers les murs, l’architecture de la nouvelle guerre urbaine d’Eyal Weizmann (La Fabrique éditions) décrit une tactique anti-palestinienne assez étonnante. Lassés des mille embuscades, des mille portes piégées, des mille ruelles à fusil-mitrailleur caché qui les attendaient dans les camps palestiniens, les officiers supérieurs israéliens se sont mis à lire Mille Plateaux de MM. Deleuze et Guattari, La condition postmoderne de Jean-François Lyotard, Questions on Space, Architecture and Disjonction de Bernard Tschumi. Pas du léger, même si la chose s’explique en partie par le fait qu’on ne peut devenir officier supérieur en Israël que si l’on part ajouter des études universitaires tout aussi supérieures à son CV.

Qu’ont-ils donc trouvé de si utile au massacre de Palestinien dans ces indigestes opus ? Seulement de quoi rédiger des ordres de combat tels que
« Les forces doivent réaliser une infiltration à grande échelle par un raid de faible signature ; s’établir rapidement sur les zones de contrôle, puis créer
un contact létal avec les zones bâties (par essaimage), susciter un effet
de choc et de stupeur susceptible de paralyser tout l’espace d’intervention,
puis passer au mode de domination, parallèlement à une déconstruction systémico-spatiale de l’infrastructure ennemie » ?

Il s’agissait de « déconstruire » l’interprétation classique de l’espace urbain pour qui une rue est l’espace où l’on passe, un mur est l’obstacle que l’on contourne. Or, selon un officier israélien : « Nous, nous avons interprété la ruelle comme un endroit par lequel il est interdit de passer, la porte comme un élément qu’il est interdit de franchir, (…) pour la bonne et simple raison qu’une arme nous attend dans la ruelle, un piège nous attend derrière les portes. » Et donc, l’armée israélienne défonce les murs et ne passe plus que par ces passages nouveaux pour se déplacer dans les labyrinthiques casbahs palestiniennes.

Une Palestinienne décrit l’expérience, vue côté civil, de cette façon : « Vous êtes assise dans votre salon, qui vous est si familier. C’est là que la famille se réunit pour regarder la télévision après le repas du soir. Et tout d’un coup, voilà qu’un mur tombe dans un fracas assourdissant, la pièce s’emplit de poussières et de gravats, et vous voyez surgir les uns après les autres des soldats à travers les murs, hurlant des ordres. Les enfants hurlent, en proie à la panique. Comment imaginer le sentiment d’horreur que peut éprouver un enfant de cinq ans qui voit débarquer à travers les murs de sa maison quatre, six, huit, douze soldats au visage barbouillé de noir, pointant leurs mitraillettes en tous sens, avec des antennes qui dépassent de leur barda et leur donnent des allures d’insectes géants ? »

Du côté militaire, cela donne ça : « Peter a empoigné la masse et s’est mis à cogner, mais le mur ne cédait pas. Pour la première fois, nous étions devant un mur en béton et non plus en parpaings… il fallait y aller à l’explosif. Nous avons fait sauter au moins quatre bâtons de dynamite jusqu’à ce que le trou soit assez grand pour nous permettre de passer. » Le livre ajoute : « Or, comme les miliciens palestiniens manoeuvraient eux aussi à travers les murs et les ouvertures prévues à cet effet, la plupart des combats se déroulaient à l’intérieur de maisons privées. Certains immeubles ont pris des allures de mille-feuilles, avec des soldats israéliens au-dessus et au-dessous de l’étage où les Palestiniens étaient piégés. » Mille-feuilles, mille plateaux, même combat !

Sans oublier que « l’armée israélienne vient d’achever la modélisation informatique de toute la Cisjordanie et de la bande de Gaza. La résolution de ses images satellitaires est assez élevée pour montrer en détail les habitations privées et l’emplacement des portes et fenêtres. » On peut se demander ce que serait aujourd’hui le Moyen-Orient si Israël, au lieu de fournir un tel effort pour la chasse aux Palestiniens, avait fourni le même effort pour les enrichir et les transformer en amis… Mais, demandera-t-on, qu’y a-t-il de si drôle dans ce livre ?

Ceci : la cuistrerie des officiers israéliens, tout fiérots de savoir lire, mieux, de savoir lire ces modèles de clarté que sont Deleuze ou Lyotard, cette cuistrerie est inutile. La tactique de combat urbain consistant à passer par les murs plutôt que par les rues remonte à bien avant l’amphigouri postmoderne. Le maréchal Bugeaud, grand massacreur de bicots devant l’Éternel, a écrit un livre appelé la Guerre des rues et des maisons.
Date ? 1849. Bien sûr. La sanglante répression de juin 1848.
« Les barricades sont trop solides pour être détruites par les tirailleurs ? Qu’à cela ne tienne : on entre dans les premières maisons qui bordent l’un ou l’autre côté de la rue, et c’est là que la mine présente un grand avantage, car elle remplit l’objectif. Quelqu’un monte jusqu’au dernier étage et fait systématiquement sauter tous les murs, parvenant enfin à forcer la barricade. »

Nestor Potkine regrettant que l’Elysée et le siège de la CFDT ne prennent pas des allures de mille-feuilles, de temps en temps