Jean-Pierre Garnier
Le capitalisme comme mode de destruction (2)
Article mis en ligne le 30 janvier 2011

Nouveau front ou nouveau créneau ?

L’explication la plus immédiate et la plus
facile est évidemment le rôle joué par la
très puissante coalition d’intérêts formée
par les groupes industriels à forte intensité
destructive de l’écosphère : ceux du
complexe du pétrole-automobile et de
la pétrochimie, et du complexe
militaro-industriel avec qui ils ont partie liée.
Les profits de ces oligopoles dépendent de
la pérennité des modes de vie (usage de
l’automobile et modèles urbains afférents
produisant les effets majeurs en matière
d’émission de gaz à effets de serre).
Substituer l’automobile aux transports
publics et au vélo pour une fraction,
même minime (10 %) du milliard trois
cents millions d’habitants de la Chine est,
par exemple, l’objectif que ces groupes
industriels se sont donnés, avec la
coopération active du PCC et des nouveaux
capitalistes locaux [1].
Peu importe les effets écologiques,
puisque le marché chinois garantit au
capitalisme mondial une nouvelle
décennie de « croissance ».

Le rôle de ce bloc d’intérêts est réel. Sur maints aspects, les discours mystificateurs abondent, comme les stratégies mises en œuvre pour discréditer les scientifiques et introduire le doute là où il ne devrait plus y en avoir. Leur portée ne saurait être sous-estimée, mais l’explication ne suffit pas. Comment interpréter l’écoute dont cette propagande bénéficie ?

Un premier facteur explicatif est le degré de pénétration dans la pensée
« occidentale » d’une conception des rapports des hommes à la « nature » forgée tout au long de quatre siècles. La formule célèbre de l’un des premiers théoriciens du capitalisme naissant, Francis Bacon, selon lequel
« la nature est là pour être prise comme une fille publique », date du XVIIe siècle. Depuis lors, pratiquement toute l’activité scientifique et technique a été imprégnée de cette approche, lorsqu’elle n’a pas été directement soumise aux exigences du cycle de valorisation du capital.
Les dirigeants capitalistes auront le plus grand mal à se départir de cette position, quelle que soit la gravité des effets du changement climatique ou la raréfaction des ressources. En outre, cette position a eu et conserve encore en partie son pendant « à gauche », sous la forme de l’interprétation du rôle progressiste du capital dans le « développement des forces productives », idéologie réactivée de plus belle aujourd’hui
par les cellules de « communications » des grands groupes capitalistes reconvertis dans le « développement durable »… de leurs profits.

Avec le changement climatique, en effet, les valeurs écologiques, tendent à devenir indispensable dans l’argumentaire publicitaire. Le concept de
« développement durable » censé désigner un « mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs », fait désormais partie du langage courant grâce à l’engouement nouveau pour la protection de l’environnement, la défense des droits humains et une plus grande solidarité internationale. De nombreux acteurs, dont certaines entreprises figurant parfois parmi les plus puissantes… et les plus polluantes au monde l’ont récupéré à des fins purement cosmétiques. Un discours engagé sur le développement durable est ainsi souvent utilisé pour masquer les impacts réels de leurs activités, tout en améliorant leur image auprès des clients et actionnaires. Ce maquillage idéologique à des fins publicitaires visant à produite et à vendre plus est désigné sous le terme de « greenwashing » dont l’équivalent en français pourrait être « blanchiment écologique ».

En 2008, plus personne ou presque ne conteste l’urgence environnementale et sociale au niveau planétaire. Mais les entreprises, acteurs économiques de poids, ont fait trop peu de progrès en termes de responsabilité sociale et environnementale. Il est nécessaire de mettre fin au double-discours. Qui ment ? Qui n’a de vert que la couverture de son rapport de développement durable ? Les consommateurs sont de plus en plus sensibilisés mais pas encore assez pour identifier le « jeu » des marques qui utilisent l’argument « écolo ». Véolia [2], par exemple, profitait d’une énième « Journée de l’environnement » pour claironner sur deux pleine pages de publicité, reverdies pour la circonstance, que « la solution est industrielle » [3].

Un autre facteur qui explique aussi le relatif aveuglement de la plupart des citoyens des sociétés développées a certainement à voir avec la polarisation socio-spatiale de la richesse et de la pauvreté à l’échelle mondiale, c’est-à-dire avec le fait que la détérioration économique des conditions d’existence (salaires, emploi…) leur paraît le problème prioritaire. Comme les humains qui subissent les premiers l’impact direct de la crise écologique résident le plus souvent soit dans ce que l’on nomme aujourd’hui « le Sud », soit dans les ex « pays socialistes » de l’Est, et comme, en outre, les processus écologiques restent compliqués à expliquer et à comprendre pour la majorité des ressortissants des pays du « Nord », la menace reste aux yeux de ces derniers lointaine et abstraite.
Le très long temps de gestation des pleins effets des mécanismes présents dans le capitalisme dès ses origines a été et reste plus que jamais un puissant facteur d’inertie sociale dans les pays dits avancés. Et tant les groupes industriels que les gouvernements des pays de l’OCDE ont pu largement tirer parti de ce fait pour diffuser l’idée que la dégradation des conditions physiques de la vie sociale compterait parmi les « maux naturels » que certains peuples sont appelés à subir. Ce ne serait pour eux qu’« un malheur de plus », comme cela a été dit une nouvelle fois lors du tsunami qui a ravagé les côtes de certains pays d’Asie à la fin du mois de décembre 2004, ou, quelques mois plus tard, du tremblement de terre, beaucoup plus dévastateur en termes de pertes de vies humaines… et beaucoup moins médiatisé, qui a ébranlé certaines zones montagneuses du Pakistan [4].

En ce qui concerne les populations des pays « riches », on leur a longtemps laissé entendre qu’elles avaient le temps de voir venir. D’autant plus que le défi est absolument immense puisque ce dont il s’agit n’est rien moins que d’extraire « la nature » de la problématique de la valeur d’échange, donc du règne du capital. Or, on devine que, pour la bourgeoisie « mondialisée » et pour tous ceux qui, à un titre ou à un autre, ont lié le son sort au sien et ont donc intérêt à perpétuer son règne, il ne saurait en être question. Comme le montre l’expansion fulgurante de l’« ecobusiness » sous les formes les plus variées et qui ne cessent de se démultiplier, tous sont au contraire bien décidés à exploiter au maximum la veine — terme à prendre dans diverses acceptions — écologiste pour faire de la « protection de la nature », et non plus — en principe — de sa destruction, une activité hautement rentable. Comme le proclamait la publicité de Véolia mentionnée plus haut : « C’est en faisant entrer la défense de l’environnement dans une logique économique, industrielle, que l’on a le plus de chances de passer des bonnes intentions à une action efficace ».

C’est ainsi que le « combat écologique », qui aurait dû ou, au moins, pu ouvrir un nouveau front dans la lutte anticapitaliste, n’a fait qu’ouvrir un nouveau « créneau », commercial mais aussi idéologique qui va aider le capitalisme à perdurer, ne serait-ce que quelques décennies supplémentaires, au risque d’entraîner ensuite l’humanité dans sa fin lamentable. Il faut dire que, faute de pousser la critique assez loin, la plupart des dénonciations du « productivisme » ont largement œuvré, volontairement ou non, à ce retournement paradoxal. En ce sens, un film comme Une vérité qui dérange, réalisé sous la houlette d’un ex vice-président des USA, est typique de ces « brûlots » qui, tout bien considérés, ne dérangent pas grand monde, et surtout pas ceux qu’il faudrait réellement inquiéter.

Al Gore et son équipe ont, sans conteste, effectué un bon travail de vulgarisation. Ils démontrent au « grand public » que quelques décennies suffiront, au mieux, pour que disparaissent les dernières réserves fossiles. Ils lui rappellent également qu’elles ne sont pas renouvelables. Et même que l’activité humaine aura compromis de manière fondamentale l’équilibre de l’écosystème dans lequel se renouvelle la vie humaine. Ce qui veut dire rendu impossible la survie de cette espèce et de celles auxquelles elle est liée. Le hic, toutefois, est que les solutions ne sont pas à la hauteur des questions posées. Il est vrai que celles-ci ne sont pas toujours les bonnes.

Pour les uns, les ingénieurs auraient la réponse : les éoliennes ou les cellules voltaïques, par exemple, pour remplacer le pétrole et le gaz. Or, leurs potentialités énergétiques sont déjà largement insuffisantes alors que la demande augmente. Même chose pour le carburant d’origine végétale : en couvrant toutes les surfaces cultivables de France de ces cultures, on alimenterait seulement les tracteurs agricoles employés à les cultiver. Quant au moteur à hydrogène, il ne remplacera pas le moteur à explosion fonctionnant avec des dérivés du pétrole : il faut un litre de pétrole pour fabriquer un litre d’hydrogène. D’autres préconisent des solutions encore plus dérisoires : ne pas oublier d’éteindre la lumière en sortant d’une pièce et ne pas tirer la chasse d’eau inutilement.

En fait, « l’ancien futur président des Etats-Unis », comme il se présentait lui-même avec un air entendu, pour faire oublier le maigre bilan du bien réel vice-Président de William Clinton pendant deux mandats successifs — 8 ans — résume parfaitement (et cyniquement) dans son film les limites idéologiques et pratiques de la prise de conscience écologique par les puissants : « Il y a une solution. Profit et protection de la nature ne sont pas incompatibles ! Lutte contre l’effet de serre et des bon indices Dow Joes peuvent être conciliés ! Mieux, dépolluer, changer notre manière de consommer, tout cela peut constituer de nouveaux territoires d’extraction de profits juteux ». C’est exactement ce que ne cessent de répéter, même si la décence « citoyenne » les oblige à le faire en sourdine, les sponsors privés, de Bouygues à Peugeot, des « campagnes », « manifestations » et autres « événements » qui prolifèrent depuis peu en France pour célébrer la « prise de conscience de l’enjeu écologique ».

Laissons, cependant, de côté les indignations pour nous intéresser à la logique sociale sous-jacente à ce type de discours. C’est le propre du capitalisme de gagner de l’argent en polluant, en multipliant, par exemple, les lotissements de maisons particulières dans les zones rurales, qui vont accroître les dépenses d’énergie pour les transports individuels, et de dépolluer en fabriquant des nouveaux matériaux de construction et des édifices respectant la « haute qualité environnementale ».

C’est aussi le propre d’un système reposant avant tout sur la propriété privée, que de laisser ceux qui détiennent les moyens de production les mettre en œuvre là où ils estiment pouvoir en attendre le plus de profit. C’est même ce qui en fait un système essentiellement irrationnel, « anarchique » au sens vulgaire mais imagé du terme. Cette anarchie naît de la liberté absolue du capitaliste d’investir là où il le veut, c’est-à-dire là où la valorisation du capital est la plus intéressante. En ce sens, la propriété privée est absolument antinomique à toute « planification » et, plus précisément, à toute planification démocratique. Car, comme l’expérience du « socialisme irréel » l’a prouvé, la propriété d’État est tout aussi « privative » pour les classes populaires que la propriété privée, et la planification bureaucratique aussi irrationnelle que l’absence de planification si on la confronte à la satisfaction des besoins ressentis et énoncés par les peuples.

Aussi est-ce une illusion de croire à une gestion « équilibrée »
voire « harmonieuse » des ressources naturelles, ou à
un « développement maîtrisé », en faisant confiance aux politiciens
et à aux experts asservis aux capitalistes, au lieu d’ôter à ces derniers cette « liberté » de détruire, en même temps que l’environnement naturel, toutes les autres libertés. C’est en cela que toute lutte conséquente pour la sauvegarde de la nature est inséparable de la lutte pour l’émancipation sociale.

Bien sûr, telle ne pouvait être la conclusion d’Al Gore. Après avoir brillamment démontré comment un système rendu en quelque sorte suicidaire par l’appât du gain détruit la planète et l’humanité, il nous dit son espoir que ce même système va devenir suffisamment raisonnable pour mettre au service de la cause écologique les mêmes logiques qui en font un système destructeur. Pour peu, néanmoins, que l’on décide de s’intéresser sérieusement aux problèmes du changement climatique et de la destruction des ressources de la planète, on comprend assez vite que ce ne sont pas des changements marginaux qui sont exigés de la part des pays avancés dans leur mode de vie quotidienne, mais un bouleversement total. Toute l’organisation de la vie sociale devra être repensée après avoir été soustraite au marché et une fois que l’exercice des droits de propriété privée aura été sérieusement encadré, voire supprimé s’agissant des moyens de production et d’échange.

L’origine ultime des problèmes écologiques réside en ce que, dans le cadre du capitalisme, le travail humain interagit avec la « nature », non comme travail concret producteur de valeur d’usage, mais comme travail abstrait producteur de valeur d’échange, au sein du mouvement sans fin de valorisation du capital [5]. Par le passé, le travail producteur de valeurs d’usage dans certaines communautés paysannes a pu établir avec la « nature » une relation de « gestion prudente », fondée sur la reconnaissance de la quantité limitée de ressources données et le respect des exigences de reproduction des espèces terrestres et aquatiques. Ce dont est incapable la production de valeur d’échange en vue du profit, surtout quand les firmes se livrent à une concurrence internationale féroce et subissent, de surcroît, le diktat des actionnaires. Les impératifs de réduction des coûts et de maximisation des rendements conduisent obligatoirement à adopter des approches relevant de l’exploitation minière. Celle-ci consiste à tirer de la mine, qui peut également être une zone de pêche dans l’océan, une forêt, des terres vivrières, toute la matière première dont la production capitaliste est capable, aussi longtemps que cela est rentable, sans s’inquiéter des dégâts sociaux ou écologiques (traités au mieux, à l’instar des dommages de guerre, comme « dégâts collatéraux »), puis à partir et recommencer la même opération ailleurs.

Depuis le XVIIe siècle, lorsque la production capitaliste avait épuisé l’exploitation d’une matière première, soit elle se déplaçait pour rééditer l’opération dans un autre endroit, soit elle lui trouvait un substitut dans la « nature » (ex : remplacement du charbon par le pétrole), soit elle demandait aux scientifiques de créer celui-ci de toutes pièces à l’aide d’activités de recherche guidées par les besoins du capital (ex : le polystyrène). L’humanité a ainsi atteint un point où cette façon de procéder débouche sur de terribles crises. Sauf à sombrer dans le chaos, dont l’une des faces est la guerre (étrangère ou civile), l’avenir de la société humaine exige, ou exigerait, que soit substituée à la concurrence acharnée autour de matières premières rares ou en voie de raréfaction (l’eau, par exemple), leur socialisation — à ne pas confondre avec l’étatisation —, la planification sous contrôle populaire de leur utilisation en fonction des besoins sociaux mondiaux, et leur partage égalitaire. Utopie ? Existe-t-il d’autres issues au cours autodestructeur des sociétés contemporaines ? Certains stratèges le pensent. Au Pentagone, par exemple.

De la croisade écologique au terrorisme d’État

La détérioration des conditions climatiques, bien illustrée par le film d’Al Gore, est si avérée qu’elle annonce nécessairement un déchaînement de violence pour l’accaparement et l’accès assuré non seulement aux sources d’énergie fossiles en voie d’épuisement, mais aussi aux ressources en eau et en nourriture, promises elles aussi à une diminution, quelle que soit l’hypothèse retenue : réchauffement climatique ou glaciation brutale. Pour s’en convaincre, il suffit de lire un Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique [6].

Dans le film d’Al Gore, on note un grand absent thématique : la guerre, les guerres sous toutes les formes possibles, alors que dans de nombreux écrits, y compris les plus officiels et les plus académiques, on explique que la raréfaction progressive puis totale des sources d’énergies fossiles engendre et engendrera toujours plus de conflits, violents ou non. La bataille sans merci pour accaparer et protéger les sources d’énergie, les « sécuriser », comme on dit, a d’ailleurs déjà commencé comme le prouvent, entre autres, les guerres d’agression contre la Serbie ou l’Irak, pour peu que l’on ne prenne pas pour argent comptant les balivernes « humanitaires » ou « démocratiques » diffusées à foison pour les légitimer. Les États tendent ainsi à être de plus en plus réduits à leurs fonctions, essentielles, régaliennes. Et quand ils sont à court d’effectifs pour mener ces guerres ou préfèrent déléguer, pour ne pas trop se compromettre, les basses besognes répressives, ils font aussi appel, au mercenariat privé, c’est-à-dire au concours d’entreprises de « sécurité » à caractère para-militaire ou para-policier.

À cet égard, l’ancien co-locataire de la Maison blanche, qui pourfendra par la suite, en tant que « démocrate », les faucons républicains après le fiasco de l’invasion et de l’occupation en l’Irak, est particulièrement bien placé pour savoir tout cela. Depuis son poste de vice-Président des Etats-Unis, il a dû commander des dizaines de rapports dont la plupart, comme celui mentionné plus haut, sont restés « secrets ». Mais, l’origine de ce dernier doit retenir tout particulièrement l’attention : l’état-major, le centre nerveux de l’appareil militaire et même militaro-industriel étasunien, étroitement lié à l’appareil politique, quel que soit de président des Etats-Unis.

Les considérations contenues dans ce rapport et les recommandations qui en découlent, qui ont à voir avec les questions de stratégie militaire à court et moyen terme, sont aussi édifiantes que terrifiantes. Il faut dire qu’il n’a pas été rédigé par des fantaisistes, mais à la demande du sinistre John Rumsfeld — qui n’était pas encore alors le ministre de la « guerre préventive » contre l’Irak du président Bush fils —, par Peter Schwartz, un « futurologue » souvent présent aux sommets de Davos, et Doug Randall, un expert de Global Business Network, un institut de prévision et de conseil. Ils ont synthétisé ce que le consensus actuel de la communauté scientifique admet comme le scénario le plus vraisemblable pour un avenir de la planète à terme très bref, consolidant l’hypothèse émise par de nombreux savants : celle d’un dérèglement accéléré de l’écosphère avant le milieu du siècle.

Le doute n’est, en effet, plus permis : il y a bien réchauffement. Et celui-ci a effectivement un rapport étroit avec l’effet de serre, lequel est lié aux activités humaines productrices de CO2. Ce réchauffement a commencé à faire sentir ses effets désastreux. Il pousse déjà les populations à fuir les régions frappées par la sécheresse. Mais, ce serait là seulement le premier épisode d’un changement plus radical : la fonte de la calotte de la banquise et du permafrost sibérien dans lesquels se met en place le Gulf Stream, lequel est un régulateur des températures, en particulier dans l’hémisphère nord. Que ce courant maritime s’arrête (on le compare à un tapis roulant), et c’est une période de glaciation, peut-être majeure, à laquelle on assistera dans le Nord de la planète, capturée dans une gangue très épaisse de glace. Selon cette hypothèse, l’Europe du nord (Scandinavie, Pays-Bas, Grande-Bretagne, une bonne partie de l’Allemagne et de la France) deviendrait inhabitable. Le film d’Al Gore, quant à lui, s’arrête sur une autre perspective, mais guère plus réjouissante : l’inondation de zones immenses, densément peuplées aujourd’hui, par suite du réchauffement de l’atmosphère, et qui, définitivement submergées, seraient également rendues impraticables.

Ce qu’ont en commun ces hypothèses à la fois catastrophiques et plausibles, c’est ce qu’elles impliquent : des masses énormes de population vont devoir s’expatrier, migrer, s’ajoutant à celles qui auront déjà été chassées par des conditions économiques de vie inhumaines.

Or, il est facile de déduire que, dans le meilleur des cas, les zones demeurées habitables seraient rares et réduites en superficie. Ce qui conduit les penseurs du Pentagone à énoncer quelques recommandations. À les lire, on peut comprendre que tout avait été mis en œuvre pour ne pas leur donner de publicité. Car elles sont tout à fait explicites : il faut prendre des dispositions à la fois pour « sécuriser » les dernières ressources vitales, et pour repousser les innombrables « réfugiés climatiques » qui auraient « tendance à se déverser vers les dernières zones habitables ».

Dans la zone d’influence de l’Australie, des villageois ont déjà été contraints d’évacuer leurs îles (Tuvalu, par exemple) en raison de l’élévation du niveau de la mer. Le gouvernement australien a refusé d’accueillir ces réfugiés climatiques sur son sol : priorité aux Aussies. Quand on sait que le nombre de réfugiés climatiques dépassera sans doute 200 millions en 2050, on mesure l’ampleur du problème et le peu d’importance qu’auront les critères d’humanité. Selon le rapport du Pentagone, « les humains se battent dès que la capacité d’accueil de leur milieu naturel devient insuffisante ; les Etats-Unis et l’Australie seront enclins à bâtir des forteresses défensives autour de leur pays parce qu’ils ont les ressources et les réserves pour assurer leur autosuffisance ».

Certes, dans l’immédiat, les contraintes qu’un brusque changement climatique fera peser sur la nourriture, l’eau et l’énergie pourront être « gérées par des moyens diplomatiques, politiques et économiques , tels que des traités et des embargos [sic] sur leur commerce ». Mais cette période de répit ne s’éternisera pas. « Avec le temps toutefois », avertissent les auteurs du rapport, « les conflits à propos de l’utilisation des terres et de l’eau sont susceptibles de devenir plus aigus — et plus violents. À mesure que le désespoir des États [re-sic] grandira, le passage à l’action se fera plus pressant ». Sous quelle forme ? Ni plus ni moins que l’instauration d’une dictature à finalité « écologique » fondée sur le terrorisme d’État généralisé.

Bien entendu, vu du Pentagone, ce sont avant tout, pour ne pas dire exclusivement, les Etats-Unis qu’il s’agit de préparer à un tel changement. « Même si les États-Unis resteront eux-mêmes relativement bien lotis, et dotés d’une plus grand capacité d’adaptation », affirment en conclusion les auteurs du rapport, « ils se trouveront dans un monde où des vagues de réfugiés viendront se briser sur leurs côtes [7] ; où l’Europe sera confrontée à des luttes internes ; où l’Asie sera plongée dans une crise grave à cause de l’eau et de la nourriture ».

C’est pourquoi les « stratégies de parade » qui devront être élaborée et appliquées le seront au bénéfice des seuls ressortissants états-uniens [8]. D’autant que, eu égard à leur avance scientifique, technique et organisationnelle, et du fait d’avoir « plus de ressources à leur disposition, en regard de la taille de la population », « les nations susceptibles de s’adapter plus facilement à des évolutions brusques du climat » peuvent « provoquer un sentiment plus aigu d’une distinction entre possédants et démunis, entraînant un ressentiment envers ces nations à plus forte capacité d’accueil ». Ce qui, en langage clair signifie que les deux objectifs auxquels les « stratégies de parade » devront répondre ne pourront être atteints qu’aux dépens des populations des autres pays.

« Assurer un accès sûr aux ressources alimentaires », d’une part, revient en fait à laisser sans états âme le reste de l’humanité courir le risque de mourir de faim et de soif. Et « assurer une sécurité nationale maximale », d’autre part, laisse prévoir, quand on connaît le sens que cette formulation recouvre [9], la mise en place et le déploiement d’un arsenal répressif à usage externe, mais aussi interne, dont seuls les romans les plus pessimistes de science-fiction peuvent donner une idée. Encore qu’un happy end ne soit pas à écarter : « Les nombreux décès engendrés par la guerre, la famine et la maladie réduiront la taille de la population totale. Ce qui, avec le temps [re-sic], équilibrera le nombre de personnes sur Terre avec la capacité d’accueil de la planète ».

En attendant et sans préjuger de la réalisation de cet avenir riant, sinon radieux, il est évident, au fur et à mesure que s’aggravent simultanément la dégradation des relations humaines et la dévastation de l’environnement, que le mode de production capitaliste est devenu avant tout un mode de destruction. Revenons à ce que Joseph Schumpeter appelait, dans Capitalisme, socialisme et démocratie, la tendance du capitalisme à la « destruction créatrice ». À savoir la création, par le biais de l’innovation, de formes nouvelles et plus efficientes de production et de distribution, et, en même temps, la destruction des formes antérieures de production et de distribution. Y compris leurs formes spatiales, c’est à lire les lieux habités. Entraîné dans son processus implacable d’accumulation et de destruction créative, le système foule au pied tout ce qui peut se dresser sur son chemin. Marx et Engels avaient déjà souligné que les facteurs humains ou naturels qui entravent l’accumulation du capital sont considérés comme des obstacles à vaincre. La nouveauté, avec la « crise écologique », est que c’est le capitalisme lui-même, désormais, qui génère les principaux obstacles à et par son propre développement.

Plutôt que de « crise », par conséquent, c’est d’une « contradiction » qu’il conviendrait de parler. Ce que se refusent à admettre toutes les instances supposées compétentes pour donner une formulation scientifique de la soi-disant « question de l’environnement ». Laquelle est précisément posée pour en évacuer la dimension politique, au sens non politicien et non étatique du terme. Et pas seulement par les défenseurs inconditionnels de l’« économie de marché », comme le montrent les écologistes qui se bornent à dénoncer sans relâche le « productivisme », oubliant qu’en régime capitaliste toute production est production de plus-value.

Pourtant, à se poursuivre, le développement d’un mode de production qui s’affirme chaque jour un peu plus comme un mode de destruction aussi bien de la société que de la planète, rend inepte, pour cette raison même, toute perspective de durabilité de développement humain, si l’on passe du court et moyen termes à la longue durée, y compris sous la forme régressive que lui imprime le capitalisme. C’est pourquoi, plutôt qu’un
« défi économique », « politique » voire « civilisationnel », comme le proclament pompeusement politiciens, médiacrates et « experts » inféodés, le « développement durable » constitue un « défi sémantique », c’est-à-dire une contradiction dans les termes, pour ne pas dire une absurdité.