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Jean-Pierre Garnier
De qui Badiou est-il le nom ?
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 3 janvier 2012

On trouvera peut-être réducteur sinon arbitraire pour répondre à la question ci-dessus de ne s’appuyer que sur les propos recueillis dans un entretien radiophonique d’un penseur dont l’œuvre théorique monumentale, à défaut d’être magistrale, se situe à cent coudées au-dessus cet exercice médiatique [1]. Mais ce qu’il a exprimé au cours de cette émission devrait d’autant plus suffire à résumer sa pensée politique, qu’il s’adressait à un public, l’auditorat sélect de France Culture, dont l’identité de classe constitue justement une réponse possible à la question posée.

« Soleil noir de la pensée », « philosophe le plus lu, le plus traduit, le plus commenté dans monde ». Donnant « des conférences dans toute l’Europe, en Amérique, au Japon ou en Australie », il serait « l’un des derniers à avoir élaboré un système philosophique complet ». Bref, intrépide « défenseur de l’hypothèse communiste et pourfendeur du capitalisme », il serait tout simplement « un révolutionnaire » comme on n’en fait plus. N’en jetez plus, la cour est pleine… de courtisans Le culte de la personnalité, unanimement répudié depuis plusieurs décennies, y compris par ceux s’y adonnaient avec le plus de zèle à la belle époque de la « contestation », se porte apparemment bien en France. La personne qui en est l’objet et qui ne répugne d’ailleurs pas à aider ses adulateurs à la hisser plus haut sur son piédestal, serait-elle hors du commun ? Sans doute, à la voir régulièrement sortir gagnante avec brio du petit jeu de « plus radical que moi, tu meurs », redevenu en vogue dans une partie de l’intelligentsia à nouveau en proie aux vieux démons de la « contestation » de l’ordre établi. Sauf que, parce que c’est précisément un jeu des plus répandus dans ce milieu, Alain Badiou — car on aura deviné que ce ne peut être que de lui qu’il s’agit ici — ne fait qu’ajouter son nom à la liste déjà longue des héros de la pensée critique morts au champ des honneurs officiels qui leur ont été rendus de leur vivant même, dont regorge l’histoire de la philosophie française.

Pourtant, ce serait avoir la vue un peu courte que de ne discerner dans ce personnage haut en couleurs (rouges) qu’un gourou narcissique ou un bouffon gonflé de suffisance voire les deux à la fois, alors que les penseurs de haute volée partageant peu ou prou ce profil se pressent en assez grand nombre au portillon de la rue d’Ulm, pour ne rien dire d’autres hauts lieux de la pensée incarnée. À cet égard, Alain Badiou ne dépare pas le lot. Ce qui le distingue néanmoins est, d’une certaine façon, ce qui le rend semblable à ses pareils, mais porté à un paroxysme qui fait de lui un représentant emblématique — on n’ose dire symptomatique — de la classe qui se reconnaît en lui tout en se méconnaissant elle-même comme telle : la petite bourgeoisie intellectuelle. Ou, du moins, une partie d’entre elle, celle qui, repartie en guerre contre l’ennemi de classe supposé, a résolument choisi de mener un combat aussi acharné que sans risques dans les amphithéâtres universitaires et les salles de séminaires.

À la différence des néo-petits bourgeois « degôche » qui ont l’habitude de s’avancer déguisés sous des oripeaux divers, dont celui du « citoyen », ectoplasme impalpable mais omniprésent revenu à la mode depuis quelque temps déjà, Badiou rappelle au détour d’un entretien qu’il appartient à la « tranche supérieure des classes moyennes ». En se gardant bien toutefois de poser la question — ce qui supposerait qu’il se la soit posée au préalable lui-même — d’un lien éventuel entre cette appartenance, la Weltanschauung qu’il professe et son succès auprès d’un public qui voit à juste titre en lui un miroir flatteur lui renvoyant l’image avantageuse qu’il se fait de lui-même. Bien sûr, une telle mise en relation ne manquerait pas de renvoyer, aux yeux de l’intéressé et de ses groupies, à un « sociologisme » qui, pour être d’inspiration bourdivine, ne lui apparaîtra pas moins éminemment primaire voire vulgaire. Et pourtant…

Unanimes par définition à considérer comme une évidence le fait que « nos démocraties » sont des sociétés de classes, les marxistes de la chaire et assimilés répugnent pourtant paradoxalement à parler de celle à laquelle ils appartiennent, en particulier de la place et du rôle dévolus à celle-ci dans ces sociétés. Classe médiane et médiatrice, la petite bourgeoisie intellectuelle est préposée par la division capitaliste du travail aux tâches de médiation destinées à assurer le relais entre dirigeants et exécutants, publics ou privés : conception, organisation, contrôle et inculcation. Une position et une fonction délicates, pour ne pas dire difficiles, à « gérer », notamment lorsque la conjoncture socio-historique conduit cette fraction dominante des classes dominées à passer au statut de fraction dominée des classes dominantes. De fait, le paradoxe évoqué plus haut n’est qu’apparent : le néo-petit bourgeois ne peut faire ce qu’il est structurellement amené à faire qu’à la condition d’ignorer, de manière volontaire ou inconsciente, ce qu’il est : un agent subalterne mais indispensable de la reproduction des rapports de production capitalistes. En d’autres termes, il ne peut « assurer », comme on dit, qu’à la condition ne pas assumer. Ce qui l’amène à vivre dans le déni et la mauvaise foi, l’« inauthenticité » aurait dit Sartre, les contradictions qui résultent de sa situation de go between assis le cerveau entre deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat.

Dans la plupart des cas, c’est en faisant l’impasse sur son identité de classe et tout ce qu’elle implique sur les plans idéologiques et politiques, que l’intellectuel néo-petit bourgeois — si tant est que l’on puisse recourir à ce pléonasme — résout le problème qu’il se refuse à poser. Il en va en revanche autrement pour celui qui se proclame progressiste ou, à plus forte raison, révolutionnaire, confronté dès lors à l’ambiguïté et à l’ambivalence de son engagement. Il usera alors des aptitudes quasi illimitées à la rationalisation acquises grâce à un cursus scolaire enviable pour tourner autour du pot aux roses. Ainsi mettra t-il sur orbite de nouveaux « concepts » tels, par exemple, ceux de « multitude » ou de « classe créative » pour, dans un cas, que estompent les différences et les antagonismes de classes dans une nuit opaque mais rassurante où tous les chats, néo-petits bourgeois ou prolétaires, seront gris ou plutôt rouges, ladite multitude étant censée s’opposer de manière irréductible à un « empire » aux contours tout aussi indistincts, et, dans l’autre cas, pour regrouper bourgeois modernistes et bobos branchés dans une même catégorie de happy few urbains et cultivés dont la « création » serait la vocation, en omettant de signaler que celle-ci a partie liée avec la production de plus-value et l’exploitation.

Alain Badiou, cependant, qu’une approche sociologique du monde social insupporte, préfère renouer, tout matérialiste qu’il prétend être, avec la tradition philosophique la plus classique : l’idéalisme. Foin d’« analyse concrète de situation concrète », comme le recommandait Lénine auquel il aime de temps à autre à se référer ! Pour lui comme pour ses semblables, la petite bourgeoisie intellectuelle n’existe pas puisqu’il ne l’a jamais rencontrée dans les écrits à partir desquels il a l’habitude de gloser, ou feint de ne pas la voir quand certains auteurs, Marx en tête, pourraient aider à déceler son existence. Mais, comme dit le proverbe, chassez le naturel — encore que l’on ait affaire, avec Badiou et consorts, à un ensemble de traits socialement déterminés —, et il revient au galop.

Interrogé par un faire valoir médiatique sur l’implication des classes populaires françaises dans la lutte anticapitaliste, Badiou leur dénie sans autre forme de procès toute capacité et toute volonté d’en être partie prenante et agissante. En effet, être intégré à une société du capitalisme avancé en ferait un groupe social relativement privilégié et ne la prédisposerait donc guère à avoir des visées révolutionnaires. On retrouve ici l’argument éculé de l’« embourgeoisement » des ouvriers des pays développés, bien que le mot ne soit tout de même pas prononcé. Comme nombre d’anciens gauchistes néo-petits bourgeois qui s’étaient réclamés jadis du prolétariat pour donner une allure démocratique à leurs ambitions et leurs aspirations, Badiou ne s’est visiblement pas encore remis du rendez-vous manqué qu’ils lui avaient imprudemment et impudemment fixé.

Certes, il admet que les conditions d’existence des ouvriers et des employés sous nos cieux n’ont cessé de se dégrader au cours des dernières décennies, et plus encore les perspectives d’avenir de leur progéniture. « Les classes populaires ne sont plus en état de penser que leurs enfants vont poursuivre leur ascension sociale », note cet observateur au regard acéré qui semble découvrir la lune, comme si pareil souci n’était pas aussi, jusqu’à l’obsession, celui de la petite bourgeoisie intellectuelle qui envoie ses héritiers boire les paroles de Badiou et ses pareils dans les établissements d’enseignement de choix réservées à la future élite de la nation. Bien plus, non seulement les prolos français et des contrées voisines ne sont pas mûrs pour la révolution, avertit Badiou, mais, taraudés par la « peur de perdre ce qu’ils ont », ils sont prêts, pour beaucoup d’entre eux, quand ils ne s’abstiennent pas lors des élections, à se jeter dans les bras de Marine Le Pen, c’est-à-dire de la réaction. Le diagnostic du philosophe de la rue d’Ulm est sans appel : ils sont « réactifs » pour ne pas dire réactionnaires. Le mépris de classe typiquement néo-petit bourgeois a en tout cas de beaux jours devant lui.

Heureusement, tout n’est pas perdu dès lors que l’on tourne les regards vers la classe ouvrière des économies capitaliste « émergentes », émergente elle aussi, où l’exploitation la plus féroce aide celles-ci à émerger. Là résideraient les forces sociales qui vont balayer le vieux monde pour peu qu’une « nouvelle internationale » soit mise en chantier. Par qui ? Devinez ! À l’échelle mondiale, qui est celle à prendre désormais en considération,
« notre tâche est de saisir toute occasion pour organiser les milieux populaires », proclame Badiou qui ne doute de rien et surtout pas de lui-même. Et l’on ne s’étonnera guère de le voir entonner une fois de plus le vieux refrain avant-gardiste d’une intelligentsia toujours prompte à
« s’appuyer sur les masses » pour prendre le pouvoir avant de les écraser une fois parvenue aux sommets. En attendant, le prolétariat hexagonal ayant failli à la mission que Marx lui avait assignée, on pourra toujours réimporter le tiers-mondisme à domicile en misant par exemple, comme le préconise Badiou, sur les travailleurs africain immigrés, avec ou sans papiers, pour qu’ils se laissent convertir par leurs nouveaux bergers marxistes. Comme si le slogan « une seule solution, la révolution » qui avait autrefois retenti aussi dans leurs pays d’origine n’ait pas été remplacé depuis belle lurette dans leurs esprits par un autre, plus implicite mais aussi plus effectif : « Un seule solution, l’émigration ». Non pour y poursuivre en exil la lutte anticapitaliste et anti-impérialiste, mais pour survivre tant bien que mal, avec pour horizon l’accès au paradis consumériste.

Peu importe : « Nous entrons dans une période inventive et merveilleuse », s’exclame Badiou. « Je sens des signes d’une réapparition d’idées hostiles au capitalisme » prophétise-t-il, annonciateurs d’« une atmosphère idéologique et politique profondément modifiée dans les années qui viennent ». Le « système philosophique complet » qu’il serait le seul à avoir réussi à élaborer depuis Jean-Paul Sartre, si l’on en croit la rumeur, a trouvé son pendant politique : le communisme auto-sugestionnaire.

Vénéré plus que jamais par Badiou avec une persévérance coquette qui a le don de faire sortir de leurs gonds pourtant bien huilés les renégats gourmés du maoïsme, le Président Mao, à qui l’on peut imputer bien des choses sauf d’avoir manqué de réalisme, se plaisait à rappeler aux bonnes âmes rêvant de l’accouchement sans douleur d’un monde nouveau que « la révolution n’est pas un dîner de gala ». Une vérité difficilement contestable. Mais, ce que Alain Badiou laisse transparaître, avec un contentement évident, d’un agenda mondain surbooké, donne plutôt l’impression qu’elle constitue surtout pour lui un thème de discussion très prisé dans les dîners en ville.

Il lui arrive aussi quand même de déchoir en tenant des propos que l’on pourrait qualifier de comptoir, fût-ce celui de La Coupole ou du Balzar. Ainsi à propos du terrorisme, expédié à l’aide d’arguments à l’emporte-pièce. Il ne serait que « l’envers du parlementarisme », une « calamité », une « niaiserie ». Sans que l’on sache exactement si Badiou se réfère aux dérives du gauchisme européen, à la résistance palestinienne ou attentats islamistes. Pour ne pas parler du terrorisme d’État qui tend à devenir une composante de l’action des « États de droit », dont Badiou ne parle
d’ailleurs pas, à la différence d’un Noam Chomsky, plus « connu dans le monde entier » que Badiou, n’en déplaise à celui-ci, et plus modeste aussi, qui s’emploie à en disséquer patiemment les ressorts [2].

Et voilà qu’après avoir, comme tant d’autres, à son tour relu et surtout et révisé Marx, sous couvert d’« actualiser sa pensée », Badiou s’attaque à Platon, dont « on a besoin aujourd’hui », et dont il reconnaît pour s’en vanter avoir fait un « usage personnel ». Comme si ce n’était pas la règle pour toutes les relectures autorisées ! Qu’il ait jugé bon de « réécrire » La République est somme toute dans l’ordre des choses : le philosophe-roi ne pouvait être remis au goût du jour que par le roi des philosophes. « Je l’ai rendu théâtral », précise Badiou, avouant à qui veut bien l’entendre, pour en faire un titre de gloire supplémentaire, qu’« en tant que conférencier », il sent « acteur », et qu’il avait été tenté dans sa jeunesse de faire carrière sur les planches avant de décider de battre l’estrade en faveur de la révolution.

On évitera donc, en guise de conclusion, tout rapprochement, en dépit leur origine de classe commune et des déterminations qui en résultent, entre ce maître à penser l’« hypothèse communiste » et les transfuges diplômés passés dans le camp de la contre-révolution. À la différence d’un BHL ou d’un Gluckmann dont le pouvoir de nuisance ne saurait être négligé, le seul reproche qu’Alain Badiou pourrait finalement encourir, pour peu que l’on se refuse à se gargariser de mots pour s’intéresser plutôt aux choses, est d’être, contrairement à ce qu’il imagine — il se dit « dangereux », mais
« pas assez » — totalement inoffensif. Encore que cette innocuité pourrait être considérée comme une qualité majeure si l’on adopte le point de vue des dominants que Badiou se fait fort d’affronter. « Je ne suis pas dans la tradition communiste. J’y vais », proclame-t-il. Sans s’apercevoir, pas plus que ceux qui le suivent, qu’il ne fait — avec un talent certain, reconnaissons-le — que du surplace.

Je savais que Mavrakis avait « rompu » avec Badiou, mais j’ignorais qu’il avait écrit un bouquin avec le titre que j’ai choisi pour mon papier. Cependant, je ne pense pas que cela pose un problème. Encore que l’on puisse éventuellement en imaginer un autre. Par exemple, « De qui Badiou est-il le nom ? »

Cet intitulé, plus subtil, outre qu’il évite un double emploi qui pourrait passer pour un emprunt, voire un plagiat, aurait l’avantage de renvoyer au cœur de mon propos, à savoir à ce sujet collectif qu’est le petit bourgeois intellectuel dans sa variante « radicale ». À la différence de Mavrakis, je n’ai pas à régler de comptes avec un ancien maître ni avec le maoïsme, surtout pour verser dans une vision mystique et obscurantiste du monde. En bon athée de toujours, et marxien de surcroît, je n’éprouve aucun respect pour les religions et leurs croyants. Sauf quand la foi pousse ces derniers à s’engager pratiquement dans des combats pour l’émancipation.
Autant dire que le « véritable combat de l’âme de l’homme, du destin de l’art » que livrerait Mavrakis au travers de sa charge anti-Badiou, ne m’apparaît pas comme « le plus fondamental des enjeux civilisationnels », mais comme une foutaise idéologique qui renoue avec la métaphysique spiritualiste la plus rance.

Tu souhaiterais atténuer un peu un passage, selon toi, « trop
imprécateur » : "Pourtant, ce serait avoir la vue un peu courte que de ne discerner dans ce personnage haut en couleurs (rouges) qu’un gourou narcissique ou un bouffon bouffi de suffisance". OK, à condition de conserver le fond.

« Gourou narcissique » me semble devoir être maintenu parce qu’il résume l’essentiel à fois de la personnalité du personnage et de son rôle social.
« Bouffon bouffi de son importance », en revanche, bien que correspondant aussi à deux caractéristiques indéniables de Badiou, l’une sociologique et l’autre psychologique, pourrait être remplacé ou carrément supprimé. Sa fascination maintes fois revendiquée pour le théâtre — il faut l’avoir vu en action sur une vraie scène au Théâtre de la Colline — m’a fait hésiter entre « bouffon », « cabotin » et « histrion ». J’ai choisi le premier terme pour faire ressortir le grotesque de ses prestations publiques à l’ENS, dans les amphithéâtres universitaires, les salles de colloques, à la TV ou dans les cafés-bobos. Quant à « bouffi », je ne pouvais m’empêcher de céder à la tentation (et au plaisir) de l’allitération. Mais, pour « atténuer », on peut mettre « gonflé de son importance », encore que la suffisance pour ne pas dire l’arrogance de Badiou soient également proverbiales.

Cela dit, ce qui m’importe, c’est qu’un débat soit ouvert sur :

1°/ la question de la « radicalité » en vogue à nouveau dans certains milieux intellectuels, sans attendre des années, comme ce fut le cas pour la « contestation » soixante-huitarde », pour commencer à s’interroger sur ses tenants (certains) et ses aboutissants (problables).

2°/ la question des possibilités pour la petite bourgeoisie intellectuelle
ou, du moins, d’une fraction de celle-ci , de rompre avec son « destin de classe », celui de support et de suppôt du capitalisme.

Dans un article d’un ancien numéro de la revue Les Temps Modernes (n° 314-315, 1972), encore dirigés par Sartre, un philosophe, François Georges, dégonflait le mythe de la vocation révolutionnaire de l’intelligentsia, alors en pleine « contestation » gauchiste. J’en extraie une citation que je soumets à votre réflexion :

« Les intellectuels se sont définis comme propriétaires privés de l’intelligence, du savoir, de la culture. La collectivisation de la pensée dans une société émancipée ferait d’eux des chômeurs. »

J’allais oublier de répondre à l’argument selon lequel mon topo contre Badiou est « parfois un peu loin de ses bouquins ».

J’ai cru être clair dans le préambule en signalant que « l’œuvre théorique monumentale » de Badiou, à défaut d’être magistrale, se situe à cent coudées au-dessus cet exercice médiatique ». Ce qui importait pour moi est que, précisément, Badiou, dans ses prestations sur la scène médiatique, exprime très clairement sa pensée politique. Ou ce qui en tient lieu. C’est cela qu’il faut retenir au lieu de perdre son temps dans l’exégèse d’une logorrhée philosophique absconse qui n’impressionne que ceux qui veulent bien se laisser impressionner.

Au cours de mon existence, j’ai rencontré un paquet de philosophes professionnels, normaliens ou non, embarqués dans des conceptualisations sans fin résultant de la pratique en vigueur et de rigueur dans la
corporation : l’enculage de mouches. Mais la plupart ne prétendaient pas être révolutionnaires, ni même réformistes. La politique n’était pas leur tasse de thé. C’est d’ailleurs ce qui m’avait dissuadé, bien qu’étant classé second en philo en khâgne à Henri IV et premier en français (le maniement de la langue, ça compte aussi en philo pour dire n’importe quoi), de préparer le concours de Normal’Sup.

Récemment, j’ai lu un gros bouquin, écrit lui aussi par un ex-disciple du Maître, Mehdi Belhaj Kacem, présenté comme l’« un des intellectuels les plus brillants de la jeune génération », intitulé Après Badiou. Avec sur la bande publicitaire du livre ce slogan : « Ni Badiou ni maître ». Plus de 400 pages de démontage bibliographique et métaphysique pour démontrer que Badiou est non seulement un imposteur, mais aussi un apologiste du terrorisme. C’est écrit dans un style fulgurant, et infiniment plus violent que le mien. Mais pour ne faire rien d’autre que d’apporter, à coups d’arguties livresques et pédantes, aussi filandreuses que celles qu’il dénonce chez Badiou, de l’eau au moulin des... « nouveaux philosophes ». L’éditeur et nouvel ami de ce rebelle-renégat n’est d’ailleurs autre que BHL qui l’a publié dans sa collection « Figures » chez Grasset.

Tour ça pour dire que c’est perdre son temps de prendre au pied de la lettre pour en faire l’exégèse la logomachie de Badiou et consorts.