Nous ne sommes pas sortis des années d’hiver
Nous ne sommes pas sortis des années d’hiver. Et les conflits actuels autour du délitement des institutions en témoignent. À l’heure où le psychiatre, le juge, le professeur, le psychanalyste, se rassemblent (enfin) pour condamner la politique qui les vise, on peut voir aussi que la prophétie foucaldienne achève de se réaliser : ce sont les anciennes figures du pouvoir disciplinaire qui sont aujourd’hui directement mises à mort, et leurs institutions avec (institutions que bien souvent ils incarnaient personnellement). Évidemment cela ne va pas sans dégâts et cela ne va pas sans morts. Et l’on ne saurait aucunement se réjouir, ou fêter cette nouvelle violence déterritorialisante du CMI. Non pas parce que la fin de cet ancien mode de gouvernementalité signe la prolétarisation de ces anciennes figures du pouvoir, mais surtout parce que ces dernières continuent d’oublier, dans leur ambition de résistance, les vrais prolétaires : ceux qui, depuis longtemps déjà, triment, oubliés dans les recoins ténébreux du Socius. Pour que le sommet de l’iceberg se fissure de la sorte à son faîte dans un tel craquement spectaculaire, il fallait que le bloc ait déjà été défait depuis longtemps à sa base, et que, surtout, rien n’ait été fait à temps pour prévenir son délitement fracassant, qui résonnera encore longtemps bruyamment dans nos esprits.
Quand, en d’autres époques, le mot d’ordre politique était de critiquer l’aliénation par le travail, aujourd’hui, sous le signifiant de résistance s’est glissée la revendication dérisoire (et assez triste) d’un : « nous voulons continuer à travailler ! ». Évidemment, personne n’est dupe. C’est bien que l’on soupçonne que l’aliénation qui vient (à défaut d’une véritable insurrection) est bien pire que la précédente. Foucault l’appelait « biopouvoir », et Deleuze, lisant Foucault, « contrôle ». Et, de la société disciplinaire à la société de contrôle, seule la réaction mélancolique semble se faire entendre : « Redonnez nous un vrai maître pas un manager ! » L’alternative paraît être entre Charybde ou Scylla : soit se résoudre à l’aliénation ancienne, soit en risquer une bien plus grande encore. C’est l’histoire qu’on raconte à l’enfant de « la fin de l’histoire » : il doit choisir entre deux craintes, entre d’anciens maîtres et de nouveaux plus terribles. Il doit se résigner à serrer les rangs —pour ne pas dire les fesses — « face à la menace », et c’est ainsi qu’on lui fait oublier qu’il pourrait combattre et refuser et les uns et les autres. Ironie du sort (ou logique des choses), c’est souvent la psychanalyse la plus normative qui devient l’une des figures de proue de cette injonction au renoncement, érigée tel le dernier et seul rempart face à la barbarie !
Ce n’est donc pas seulement la casse actuelle de toutes les institutions héritées de l’après-guerre, que tout le monde déplore, que nous constatons. Mais c’est surtout d’abord l’échec quant à la création de nouvelles institutions et même l’abandon de tout projet révolutionnaire ou d’émancipation qui est en cause, et dont nous souffrons. Pour que l’on puisse quitter le « réalisme politique », les « leçons de l’histoire » — et surtout celles où il est question sempiternellement de sa fin —, il s’agit de rouvrir l’histoire, de rêver et de mettre en lien notre histoire, nos histoires avec l’Histoire : pour que l’on schizo-analyse en somme. Ce n’est pas un hasard si c’est la folie qui est écrasée de toute part aujourd’hui, plus que jamais. Voilà l’ambition de ce numéro, voilà la scène conflictuelle sur laquelle se place Chimères et dont l’écho s’est retrouvé dans les discussions au sein même du comité de rédaction. Et comme l’Histoire est d’abord une histoire de désirs et d’inconscient, ce numéro sera spécialement consacré au rapport de la « science psy » (psychanalyse, psychologie, psychiatrie) et du politique pour aujourd’hui et surtout pour demain. Chimères propose donc de larguer les amarres, et d’ouvrir ses pages à cette critique qui manque (et qui appellera son peuple), et à ces lignes de fuite toujours possibles : lignes de fuites théorico-politiques, lignes de fuite pour la folie, espace pour la parole de la folie.
Assurément, il se pourrait que l’une des tâches qui s’annoncent ne consiste pas seulement à repolitiser le champ psy, mais à repolitiser l’inconscient lui-même. C’est dire l’immense travail qui nous attend, le gai savoir qui se prépare en ce moment même, secrètement, à l’ombre des puissances de l’inconscient.
(édito)
Sommaire :
Concept
Claire Nioche, L’institution des insoumis
Anne Bourgain, Depuis Foucault, les loges de la folie
Igor Krtolica, La « tentative » des Cévennes : Deligny et la question de l’institution
Anne Sauvagnargues, Les symptômes sont des oiseaux qui cognent du bec contre la fenêtre
Politique
Jean Oury, Florent Gabarron-Garcia, Psychothérapie institutionnelle et guerre d’Espagne. Entretien
Jean-Claude Polack, Florent Gabarron-García, Psychiatrie et politique : deux questions à Roger Ferreri
Elie Pouillaude, Le concept d’aliénation en psychothérapie institutionnelle. L’apport de Bourdieu
Caterina Réa, Daniel Beaune, Un destin post-œdipien de la psychanalyse ? Possibilités et limites
Clara Duchet, Florian Houssier, Vincent Estellon, Psychanalyse et politique, regards croisés Matthieu Bellahsen, Psychiatrie : du futur au passé
Terrain
Anick Kouba, La contrainte à dire, dire la contrainte
Mireille Rosaz, De beaux draps
Pedro Serra, Une rencontre décisive
Agencement
Charlotte Hess/Valentin Schaepelynck, L’hiver des années 80 n’est pas terminé. Entretien avec François Cusset
Guy Trastour Politique, psychiatrie, institutions, trois focalisations
Sophie Mendelsohn Ligne de conduite ou lignes d’erre ?
Fiction
Antonella Santacroce, Esquisse d’un voyage parmi les bûchers des âmes
Francis Bérezné Un élève indiscipliné reçoit du bâton
Covu, Dans la ligne de fracture de mes paysages-psychiques
Esthétique
Jacques Brunet-Georget, Du Trieb au trip : eXistenZ, ou comment « liquider » la pulsion
Clinique
Patricia Janody, Les cahiers pour la folie
Adrienne Simar, Ceci n’est pas une cure
Florent Gabarron-Garcia, « L’anti-oedipe », un enfant fait par Deleuze-Guattari dans le dos de Lacan, père du« Sinthome »
Patricia Attigui, Penser le thérapeutique et la formation clinique aujourd’hui
LVE
Livio Boni, Sur la production du désir de Guillaume S-Blanc
Nicolas Tajan, « Etre psy ? »
Pirangelo di Vitorio, L’uniforme et l’âme
Pierre Marshall, Filmer la psychanalyse ?