Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Jean-Pierre Garnier
« Rénovation urbaine » et renouvellement social
Article mis en ligne le 15 mai 2010
dernière modification le 13 avril 2010

Détruire ce qui ne peut être ni « réhabilité » ni « pacifié » et repousser encore les plus pauvres en périphérie, voilà qui résume le programme d’élargissement de la ségrégation urbaine à l’œuvre en France sous le nom de « loi Borloo ».

De Lille à Marseille en passant par la banlieue parisienne, les
« décideurs » politiques ont décidé de faire table rase de dizaines de barres ou de tours de HLM dans les quartiers populaires dits « sensibles ». Une destruction paradoxale au regard de la « crise du logement » dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elle ne cesse de s’aggraver aux dépens des couches populaires, ne serait-ce qu’en raison du nombre dérisoire de logements sociaux construits par rapport à la demande. Reste à savoir s’il faut continuer plus longtemps à prendre au pied de la lettre, comme se plaisent à le faire maints sociologues, géographes ou économistes urbains, les raisons ou les intentions officiellement affichées. Car, pour peu que l’on considère ces dernières pour ce qu’elles sont, à savoir un discours de légitimation servi à l’« opinion publique » pour dissimuler des finalités dont le dévoilement pourrait l’indigner, le « paradoxe » que les chercheurs croient déceler recèle, tout bien considéré, une indéniable logique. Une logique de classe, pour être plus précis.

Désagréger les « zones urbaines sensibles » (ZUS), c’est ce à quoi revient, dans l’immédiat, la politique de rénovation mise en route en
2003 sous le sceau du ministre de la « cohésion sociale » Jean-Louis Borloo.
À quelles fins ? Nous le verrons plus loin. Créée pour l’occasion, l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) a pour fonction de chapeauter, d’ici 2013, la démolition de 250 000 logements sociaux situés dans les
750 et quelques « zones urbaines sensibles ». En contrepartie, promesse avait été faite de construire autant de HLM et d’en « réhabiliter »
200 000 autres. Cela pour répondre aux centaines de milliers de personnes mal logées ou même sans logis, comme en témoignent les records battus par les listes d’attente pour l’accès à un logement social
(1,3 millions de demandes, contre un tiers satisfaites en 2005).

La situation n’avait fait qu’empirer au cours des années récentes avec la flambée continuelle des loyers dans le parc privé. Le prix de l’immobilier à la vente a doublé en moyenne depuis 2000, et les loyers ont augmenté de 25 %. Le résultat est connu : la part du logement dans le budget mensuel des ménages explose de 14% en 1984 à près de 25% en 2005. Pour un smicard, on en arrive à 40% de son budget. Et pourtant, on démolit des immeubles de HLM encore viables, très souvent, comportant de grands logements aux loyers parmi les plus modestes. Deux caractéristiques qui peuvent mettre sur la voie des buts réels poursuivis.

La « loi Borloo », comme on l’appelle, a certes tout prévu : la règle serait un logement construit pour un logement détruit. Sauf que dans le champ politique, une loi est faite pour être contournée, en particulier s’il s’agit d’une loi aux allures « sociales » votée à l’initiative d’un gouvernement
de droite qui, de surcroît, s’efforçait par ailleurs d’imposer des
« réformes » destinées à revenir sur la plupart des « droits acquis » des travailleurs (pensions de retraites, santé, etc.).

Selon un rapport de l’Observatoire des zones urbaines sensibles de 2005, les 62 conventions de rénovation urbaine signées au 1er juillet de la même année prévoyaient la démolition de 30 044 logements sociaux et la construction de 27 316. Des chiffres qui prennent plus de sens si l’on tient compte qu’ils englobent les « PLS » » (prêt locatif social) soit une catégorie de logements sociaux qui n’est pas réservée — pour user d’une litote — aux ménages les plus modestes. Les « PLS » ne sont pas, en effet, des logements véritablement « sociaux », au sens revêtu d’ordinaire par cette épithète bureaucratique et euphémisante. Accessibles, comme les « PLI » (prêt locatif intermédiaire), à 85% des ménages, leur loyer moyen est de 40% supérieur aux HLM classiques. À l’inverse, les « PLUS » (prêt locatif à usage social), à loyer un peu plus bas, et les « PLAI » (prêt locatif aidé d’intégration »[sic]), pour les familles les plus « modestes », c’est-à-dire pauvres, sont considérés comme de vrais logements sociaux.

De ce qui précède, on pourra facilement déduire qu’il suffit de détruire en priorité des HLM relevant des catégories « bas de gamme », grands de préférence, donc abritant des familles nombreuses, en général peu argentées et en majorité d’origine « immigrée », pour les remplacer par des logements sociaux « haut de gamme », de taille plus réduite si possible, pour renouveler profondément la composition sociale des quartiers populaires étiquetés « difficiles », tout en demeurant en conformité avec la loi. Or, c’est précisément ce qui semble ressortir d’un rapport plus récent de l’Observatoire des zones urbaines sensibles rendu public le 14 novembre 2007Le Monde, 13 novembre 2007.

Selon ce document, les démolitions engagées dans le cadre des 157 projets pluriannuels déjà signés à la fin de 2006 concernaient principalement des logements de plus de cinq pièces (48% des démolitions), alors que les logements de même taille ne représentaient que 10% des nouveaux logements sociaux construits. En outre, ces derniers comportaient majoritairement (64 %) moins de trois pièces, renforçant le pourcentage de ce type d’appartements, déjà relativement épargnés par les démolitions (25 %). On aura compris que, même si l’on tient compte de la tendance à la réduction du nombre d’enfants dans les familles nombreuses, ce sont elles, avant tout, qui feront les frais du « remodelage des quartiers dégradés ». Et que, corrélativement, les ménages des « classes moyennes », réduits le plus souvent à un couple avec un voire, tout au plus, deux enfants, pour qui le logement au cœur des agglomérations est devenu hors de prix, n’auront pas trop à souffrir de l’accentuation prévisible des tensions entre l’offre et la demande de HLM.

Toutes catégories de logements sociaux confondues, la part de ces derniers dans le total des habitations construites en France est passée
de 65 % en 2000 à 41 % en 2006. Ce qui ne signifie pas que leur
nombre ait baissé. C’est la construction de logement privés qui a connu
un boom à la suite d’une série de mesures destinées à encourager l’accession à la propriété (exonérations fiscales diverses, prêts à taux 0, TVA à taux réduit…), « cadeaux » prélevés sur les deniers publics qui sont autant de manque à gagner pour financer de nouveaux HLM. En retirant les logements sociaux haut de gamme, le pourcentage du logement social dans la production totale tombe de 41 % à 23 % en 2006. En effet,
les « PLS » sont ceux qui augmentent le plus : de 10 % des nouveaux logements sociaux en 2000, leur part est portée à 40 % pour 2009. Et même si l’on prend en compte l’ensemble de ces derniers, toutes catégories confondues, l’offre de logements sociaux disponibles diminue.
À cela plusieurs raisons : la vente de logements sociaux par les bailleurs, la hausse des loyers dans le parc privé qui incite les locataires
à « s’accrocher » à leur appartement en HLM et… la multiplication des démolitions (doublement entre 2002 et 2005). Rappelons, à ce propos,
que les vrais bénéficiaires de ce vaste programme de démolition sont les multinationales de la construction, qui ont profité de l’occasion pour augmenter leurs prix.

Une « gentrification » périphérique

Il y a une quarantaine d’années, lorsque que l’on construisait en série
des barres et des tours de HLM sur le pourtour des villes, le discours
des planificateurs — comme on les appelait à l’époque — fleurait bon la nouvelle utopie urbaine. L’accès au « confort moderne » pour les
familles ouvrières allait faire éclore une société pacifiée, sans classes et sans conflits. Dans les « grands ensembles », allaient cohabiter les différentes catégories sociales autres que bourgeoises, et bientôt les ouvriers, « société de consommation » aidant, adapteraient leur mode de vie pour adopter celui des « nouvelles couches moyennes » et se fondre ainsi peu à peu en leur sein. Mais, comme chacun sait, cette « mixité sociale » originelle n’eut qu’un temps. Au fur et à mesure qu’augmentaient leurs revenus, ingénieurs, cadres, techniciens suivis par les employés et les ouvriers qualifiés quittèrent les uns après les autres les « cités » pour accéder à la propriété dans des appartements du secteur privé et, surtout, des maisons individuelles. N’y demeurèrent que les travailleurs n’ayant pu ou voulu monter dans l’« ascenseur social » avant que celui-ci ne tombe panne, bientôt rejoints par une foule de gens venus d’ailleurs attirés par la politique dite de regroupement familial mise en place après l’arrêt de l’importation massive de main d’œuvre en provenance des ex-colonies, rendue inutile par des « restructurations industrielles » qui ne faisaient que préluder, en France comme dans les pays voisins de l’Europe du nord, à la désindustrialisation de l’économie.

Aujourd’hui, on parle du « déclin urbain » de certains « grands
ensembles ». Rebaptisés « quartiers » et pourvus de qualificatifs plus ou moins stigmatisants (« dégradés », « difficiles », « sensibles »…), ils sont assimilés à des ghettos dans les médias ou à des « zones de non droit » par la police. Malgré plusieurs décennies de « politique de la ville », leur image ne s’est toujours pas améliorée. Aux clichés et aux fantasmes qui continuent à leur être associés (agressions permanentes, trafic dans les halls d’immeubles, règlements de comptes entre bandes,
« tournantes » — viols collectifs — dans les caves, etc…), s’ajoute désormais une propension à l’émeute difficile à enrayer. Convoqués par les autorités de plus en plus désarçonnées, des urbanistes serviles avancent donc la réponse toute trouvée : faisons table rase !
Détruisons ce qui ne peut être ni « réhabilité », ni « requalifié », ni, surtout, « pacifié ». L’« insécurité » servira de prétexte, comme l’avait fait jadis l’« insalubrité » lorsqu’il s’agissait de « rénover » les quartiers populaires situés en centres-villes. Ce n’est donc pas une coïncidence si le vocable de « rénovation » reprend du service pour désigner cette politique urbaine éradicatrice.

Il se trouve, néanmoins, que cette dénomination reste fâcheusement connotée en France. Même si les ressortissants de ce pays ont la réputation — justifiée — d’avoir la mémoire courte, beaucoup se souviennent d’un slogan qui, dans les années 1960, faisait rimer
« rénovation » et « déportation ». C’est-à-dire avec l’éviction des habitants « peu solvables » vers des périphéries plus ou moins lointaines. D’où, pour les pouvoirs public, la nécessité de placer la démolition dans une nouvelle perspective, sous le signe d’un nouvel idéal.

Pour ce faire, on fera appel à des sociologues ou des géographes
aux ordres sans qu’il soit même besoin de leur en donner. Sous le gouvernement « socialiste » de Lionel Jospin, ils avaient déjà forgé une notion fourre-tout : le « renouvellement urbain ». En fait, une rénovation partielle qui n’osait s’avouer comme telle. Sous couvert de
« requalifier » certains espaces ou tissus urbains, ce vocable servait,
en effet, à noyer le poisson d’une gentrification concertée dans des opérations de réaménagement mêlant démolition, restauration et reconstruction, déplacement et relogement de populations. Mais le gouvernement de droite qui prit la relève se devait d’innover
et d’aller plus loin. Il choisit donc de ressortir la « rénovation » des
cartons pour l’appliquer, cette fois-ci, aux « quartiers » de la périphérie, tout aussi délabrés et mal famés que ceux qui avaient été rasés au cœur des agglomérations au moment où ces mêmes quartiers, baptisés
« cités » étaient édifiés. Toutefois, comme on l’a dit, il importe de masquer la signification « anti-sociale » de ce tournant pour le moins abrupt de la « politique de la ville ». C’est ainsi qu’à grands renforts d’articles, de rapports ou de communications, des chercheurs
empressés donneront un nouveau lustre à un vieux concept : la « mixité ».

On connaît, pour les avoir entendu (ou lu) seriner d’innombrables fois, les vertus prêtées à la mixité sociale par une sociologie bien pensante, que ce soit à l’échelle d’un immeuble, d’une rue, d’un quartier ou d’une ville : antidote à l’exclusion et la ségrégation urbaines, incitation à l’ouverture sur l’altérité, facteur de convivialité, garant de cohésion sociale… On connaît aussi les critiques dont cette notion a fait l’objet de la part de chercheurs moins alignés, aussi bien en raison du flou ou de l’ambiguïté de ses définitions, que du caractère non vérifié voire infirmé par la pratique des postulats qui la sous-tendent, pour ne rien dire des visées qu’elle sert à masquer ou à légitimer. Encore qu’il faille bien en dire deux mots puisque ce sont celles-là mêmes qui inspirent maintenant la « rénovation ».

De fait, sous la forme du mythe ou de l’incantation, la thématique de la mixité avait ressurgi dès le début des années 90 du siècle dernier à la suite du constat amer, effectué par les promoteurs de la « politique de la ville », de l’inutilité des efforts déployés depuis plus d’une dizaine d’années pour « calmer le jeu dans les banlieues ». Des affrontements mortels entre la « jeunesse des cités » et les « forces de l’ordre » à Vaulx-en-Velin, Sartrouville et Mantes-la-Jolie venaient de dissiper les dernières illusions sur la capacité des habitants assignés à résidence dans les zones de relégation à être eux-mêmes, comme le voulait une doxa participationniste et citoyenniste, les « acteurs d’une réintégration leurs quartiers au reste de la ville », avec l’appui — et sous le contrôle — des multiples
« dispositifs » mis à leur service à cet effet par la puissance publique. Ce qui était en cause, selon les observateurs diplômés dépêchés sur le terrain dans la foulée des policiers, c’était l’« excessive concentration des populations à problèmes ». Après ce diagnostic, le remède :
un « rééquilibrage de la répartition du logement social sur le territoire ». Autrement dit la dispersion des pauvres dans l’espace urbain combinée avec l’installation dans les quartiers d’où ils auront été évincés de couches sociales moins « défavorisées », le tout placé sous le signe humaniste voire progressiste de la « déségrégation ».

Il va de soi que la « concentration » de certaines populations n’était jugée « excessive » que dans la mesure où celles-ci étaient pauvres et, sans que cela expressément affirmé, « immigrées ». Car, ainsi que l’ont amplement démontré les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, ces « quartiers » dont on déplore la trop grande homogénéité socio-ethnique apparaissent comme des modèles de « diversité sociologique », comparé aux « ghettos du gotha » des
« beaux quartiers » ou des « banlieues résidentielles », où la bourgeoisie préserve jalousement son entre soi en n’acceptant dans son voisinage que des gens de sa classe, terme à prendre ici dans son acception marxienne, mais aussi figurée. La ségrégation voulue des seconds n’a jamais été perçue comme un facteur de trouble, pas plus d’ailleurs que la ségrégation subie dans les premiers jusqu’à ce que la précarisation et la
paupérisation de masse qui frappaient leurs habitants ne rendent leur progéniture « ingérable ». Et que la « métropolisation » fasse de leur lieu de résidence un espace convoité au point d’y rendre leur présence indésirable.

Bien que ce thème ne soit pas au centre de notre propos, on ne peut faire abstraction, en effet, quand on cherche à déceler les enjeux réels de la politique de « rénovation urbaine » mise en œuvre depuis peu, de la réorganisation en cours de l’espace urbanisé des grandes agglomérations à une échelle qualifiée de « métropolitaine » pour bien marquer la volonté d’inscrire leur développement futur dans un cadre élargi. Rendue indispensable par la transnationalisation du capital et la concentration qui en découle, dans et autour de quelques pôles urbains, de tous les éléments stratégiques du procès de production et de circulation, cette réorganisation spatiale est également rendue possible grâce aux
nouveaux moyens techniques de communication qui permettront à ces éléments de fonctionner de manière complémentaire et intégrée en dépit l’allongement des distances physiques. Il s’ensuit que ce qu’il est convenu d’appeler la « proche banlieue » acquiert, dans l’esprit des aménageurs… et aussi des promoteurs immobiliers, un statut nouveau défini par deux impératifs dont l’un conditionne l’autre : la rentabilisation de territoires
« sous-utilisés ou mal utilisés », et leur « sécurisation » pour en faire des lieux propices une vie urbaine lisse et aseptisée.

Sans attendre, on anticipe déjà l’avenir souriant sinon radieux promis
aux « quartiers » en puisant à nouveau dans le champ lexical
du « renouvellement urbain ». Ministres et élus municipaux, urbanistes et
chefs de projets, journalistes et publicitaires parleront ainsi à l’unisson de « renaissance », de « revitalisation », de « régénération ». À qui s’adressent prioritairement ces discours ? Les termes utilisés
l’indiquent assez bien, qui mettent en évidence l’attractivité de ces territoires « rénovés » pour les classes moyennes. Certes, ce processus de « gentrification périphérique » est encore embryonnaire, mais il s’annonce irréversible, comme l’atteste la « boboïsation » déjà bien avancée de l’habitat ancien dans certaines communes longtemps identifiées comme ouvrières. Il ne fait pas de doute, en tout cas, que
la « rénovation », telle qu’elle est conçue et, plus encore, mise en pratique, vise avant tout l’arrivée massive de locataires ou de candidats-propriéraires appartenant aux franges inférieures et, si possible,
médianes de la petite bourgeoisie, même si ces néo-citadins tant attendus ne sont encore que virtuels. Quant aux habitants réels, c’est-à-dire la population d’origine, beaucoup savent que l’augmentation du prix foncier ou du coût des loyers découlera les empêchera souvent de demeurer sur place. Les uns s’y résignent, d’autres résistent, mais rares sont ceux qui restent muets. Peut-être serait-il temps de les entendre. Il suffit d’aller les voir et de les écouter. Non pas en tant que sociologues, géographes et autres chercheurs urbains en quête de « terrains d’observation », mais comme militants solidaires de ces habitants que l’on prive une fois de plus du « droit à la ville ».