Quand le pilote de Magellan, le navigateur basque Elkano (en castillan : El Cano), revient en Europe avec quelques compagnons en 1522, il confirme que la Terre est bel et bien ronde. Certes l’humanité, ne serait-ce que savante, le savait déjà, depuis Ératosthène au moins (IIIe s. av. l’ère chrétienne). Mais c’était de façon virtuelle et mathématique. Désormais, la preuve en est empiriquement faite. Un Nouveau Monde (Mundus novus) vient en outre d’être découvert, trente ans auparavant, non pas par Christophe Colomb qui jusqu’à sa mort s’est refusé à une telle hypothèse pour inconcevabilité intellectuelle, mais par l’habile Amerigo Vespucci, cet autre navigateur qui sut tirer la bonne interprétation des explorations colombiennes (1503). Les élites de l’Europe, puis celles du monde sinisé grâce au planisphère de Matteo Ricci (1602), prennent alors conscience du bouclage terrestre, de sa finitude. « Le monde est petit » déclare déjà Colomb (Lettre rarissime, 7 juillet 1503).
Le constat de cette finitude terrestre, véritable « révolution cosmographique » selon l’heureuse expression de Frank Lestringant, engendre une angoisse psychologique, quasi métaphysique, qui ira en s’amplifiant. Une brusque rupture d’échelle change non seulement le regard sur le monde, mais le monde lui-même. L’humanité se découvre connue - nonobstant les derniers espaces à explorer (Australie, Antarctique…) - et finie.
Deux grands choix s’offrent à elle. Soit elle refuse cette réalité, en s’enfonçant plus encore dans la jungle ou la steppe, en spéculant sur des utopies plus ou moins autoritaires et imaginaires, ou bien en repoussant le plus possible les conséquences de cette finitude : ce qu’ont par exemple fait les élites sinisées, ainsi persuadées de se mettre à l’abri de l’impérialisme occidental, en vain cependant. Soit l’humanité cherche à l’assumer, de différentes façons, par la conquête qui intègre les limites ou les repousse - l’impérialisme occidental - ou par l’émancipation, prônée par l’internationalisme socialiste ou bien par le cosmopolitisme anarchiste (qui n ‘est pas identique au précédent).
C’est exactement ce que défend Élisée Reclus, et de façon innovante, bien avant que l’on ne parle du « système-Monde », de la « Terre vaisseau spatial » ou de « Gaïa », bien avant le slogan « penser global, agir local », lorsqu’il conclut sa monumentale Nouvelle Géographie Universelle en 1894 : « Que de découvertes et d’explorations se sont succédé ajoutant à nos connaissances premières et nous forçant à modifier notre exposition au monde ! (…) Par des connaissances nouvelles, l’homme se transforme, pour ainsi dire renaissant chaque jour. En même temps, le rapprochement entre les terres lointaines se fait plus étroit. (…) Malgré les rancunes de la guerre, malgré l’hérédité des haines, l’humanité se fait une. Que nos origines aient été multiples ou non, cette unité grandit, elle devient une réalité vivante ».
Au fur et à mesure de la prise de connaissance de la finitude terrestre, de la variété des civilisations mais aussi de la communauté de l’humanité - cette dernière prise de conscience étant l’un des meilleurs fruits des Lumières, et non pas l’une de ses erreurs ou apories - peuples et individus réclament ensemble un meilleur sort. Ils exigent tout simplement l’égalité et la justice.
Face à cette prise de conscience commune, les élites qui règnent grâce au principe du « diviser pour régner », s’efforcent de trouver une parade. Outre l’emploi de la force, ils cherchent la réplique idéologique. Le contre argument religieux (Dieu l’a voulu, le paradis n’est pas sur terre, attendez, patientez, travaillez, suez…) ayant fait long feu, même si d’insistantes flammèches perdurent, il leur faut un argument plus solide, moins mystique, plus scientifique, pour que les riches gardent leurs richesses, et refusent de les rendre à ceux qui les produisent.
La riposte malthusienne
Thomas Malthus est l’un des premiers à trouver la riposte. Il postule que la croissance démographique va plus vite que la croissance des ressources vivrières. Il stigmatise les pauvres qui font trop d’enfants - ces « prolétaires » au sens littéral du terme, ceux qui n’ont de richesse que leur « progéniture » capable de leur apporter des ressources. Il condamne toutes les lois susceptibles d’aider les pauvres en question, autrement dit les moyens concrets susceptibles de les faire vivre et procréer.
Si les discours historiques dominants ont retranscrit cette posture, ils ont généralement oublié de préciser à qui celle-ci s’adressait plus spécifiquement. Car la première édition (1798) du Principe de population où Malthus expose ses idées qui vont devenir célèbres s’attaque explicitement, dans son titre même, à deux personnages contemporains : Condorcet et Godwin. Ces deux-là sont des représentants du nouveau courant d’idées issu à la fois des Lumières et de la Révolution française, celle qui a osé renverser l’ordre établi et, par le régicide, éliminer le principe même du gouvernement divin.
Le premier, Condorcet, est visé pour sa croyance dans le progrès fondé sur la rationalité, la science et la technologie. Le second, Godwin, qui partage également la perspective de Condorcet, est attaqué parce qu’il franchit un degré supplémentaire : il ose réclamer une justice sociale débarrassée de son principal obstacle, le gouvernement de l’homme par l’homme, et, pour cette raison ainsi que pour d’autres, il est considéré comme un précurseur de l’anarchisme, en particulier par Kropotkine. C’en est trop pour Malthus, révérend pasteur et fidèle soutien du parti conservateur whig, dont il est d’ailleurs député. Déjà à cette époque, le savant sait se faire politicien.
Les dirigeants bourgeois comprennent immédiatement la portée idéologique de l’analyse malthusienne car elle leur permet de combattre le socialisme naissant : point de partage des richesses pour tous puisque, prétendent-ils, il n’y en a pas assez pour tous ! La main sur le cœur, ils jurent leurs grands dieux que ce n’est pas un quelconque égoïsme de classe qui légitime une telle position, et leur politique qui en découle, mais ni plus ni moins qu’un (prétendu) raisonnement scientifique, présenté comme rationnel, imparable, inéluctable.
La réplique socialiste et anarchiste
Non moins rapidement, les premiers théoriciens du socialisme réagissent à l’escroquerie malthusienne, presque tous, de Godwin à Kropotkine en passant par Proudhon, Leroux, Marx, Engels ou Reclus.
Après avoir échangé courtoisement avec Malthus, Godwin finit par lui répliquer plus en détail et plus virulemment ( ). Dans un ouvrage quelque peu oublié, De la Population (1820), il développe quatre séries d’arguments : la théorie de Malthus a varié dans ses différentes éditions, preuve de sa fragilité intrinsèque ; le monde n’est pas plein, il reste des terres à cultiver et à occuper ; les ratios malthusiens démographie/subsistance sont contestables ; et les calculs démographiques de Malthus négligent plusieurs paramètres (la mortalité par exemple), ce qui est effectivement le cas.
Dès 1848, Proudhon reprend ironiquement la fameuse allégorie de Malthus sur « le grand banquet de la nature » : « Il y a trop de monde au monde : voilà le premier article de foi de tous ceux qui, en ce moment, au nom du peuple, règnent et gouvernent. (…) Ce sont deux millions, quatre millions d’hommes qui périront de misère et de faim, si l’on ne trouve pas le moyen de les faire travailler. C’est un grand malheur assurément, vous disent les Malthusiens, mais qu’y faire ? Il vaut mieux que quatre millions d’hommes périssent que de compromettre le privilège : ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde » (Les Malthusiens, 11 août 1848).
Pour Engels, la « déclaration de guerre de la bourgeoisie au prolétariat est la loi de population de Malthus et la nouvelle loi sur les pauvres qui a été conçue en accord avec elle » (La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844, 1844).
Pour Élisée Reclus, « cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entremanger n’est pas justifiée par l’observation. C’est au nom de la science que nous pouvons dire au savant Malthus qu’il s’est trompé. Notre travail de tous les jours multiplie les pains et tous seront rassasiés » (Lettre à Richard Heath, 1884).
Pour Kropotkine, « nous savons enfin que contrairement à la théorie du pontife de la science bourgeoise - Malthus -, l’homme accroît sa force de production bien plus rapidement qu’il ne se multiplie lui-même » (La Conquête du pain, chapitre « L’Aisance pour tous », 1890).
Rudolf Rocker résume bien le contexte idéologique de la théorie malthusienne caractéristique des forces hostiles à la Révolution française, cette « désacralisation de l’ordre établi ». Il écrit en effet : « De la même façon que Malthus expliqua aux « superflus » que le banquet de la vie n’avait pas de place pour tous, de même Gobineau chercha à prouver au monde que l’esclavage des masses était ordonné par le destin et la loi de la nature » (Nationalisme et culture, 1947). C’est bien la nature, inéluctable, incontournable, déterminante, qui est au cœur de l’argumentaire malthusien et bourgeois. C’est elle que l’on retrouve dans le discours écologiste contemporain sur la finitude de la planète, répété à satiété par les militants ou les dirigeants.
Soulignons au passage que le « néo-malthusianisme », expression à l’intitulé malheureux car source de confusion, qui apparaît à la fin du XIXe siècle, en partie chez certains courants anarchistes avec Paul Robin, ne doit pas être confondu avec la théorie de Malthus proprement dite car il est axé sur le contrôle des naissances, et la liberté que celui-ci représente.
De Malthus au social-darwinisme
La théorie de Malthus a beaucoup d’impact. Elle inspire Darwin en personne, et même Alfred Wallace qui doit batailler avec ses propres convictions socialisantes pour faire des mises au point. La fameuse formule darwinienne de « la survie des plus forts » est reprise de Malthus selon Darwin lui-même, qui est bientôt dépassé par sa théorie ( ). Celle-ci débouche en effet sur le social-darwinisme, élaboré par Herbert Spencer pour qui l’inégalité des conditions sociales ne sont que les conséquences des inégalités naturelles. Le social-darwinisme est repris et popularisé par Ernst Haeckel, le fondateur de l’écologie à la fin du XIXe siècle, et par la cohorte de ses disciples scientifiques ou politiques sous des déclinaisons variables.
La finitude terrestre consacrée par Malthus rejoint le mouvement de réaction envers la modernité et certains de ses aspects tels que l’industrialisme ou la technologie. Elle s’incarne dans le mouvement romantique - hostile, rappelons-le, aux idéaux prônés par la Révolution française - qui cultive une nostalgie naturaliste passéiste et réactionnaire. Cette réaction à la limite de la misanthropie est reformulée par tout ce courant politico-idéologique que je qualifie de « naturalisme intégriste » qui, via quelques figures (Haeckel, Arndt, Riehl, Klages, Smuts, Clements, Ostwald, Lotka, Pearl, Rachel Carson, Robert Hainard, Ehrlich, Georgescu-Roegen…) débouche, dans un continuum régulier d’influences réciproques, sur l’écologisme contemporain, rejoint confusément par d’autres tendances.
Malgré certaines apparences contraires, une convergence s’opère de nos jours entre le courant capitaliste bourgeois et le courant naturaliste intégriste malthusien, notamment sur la question de la finitude, thème récurrent. Qui n’a jamais entendu dire que la planète est finie, que ses ressources sont limitées, que les équilibres naturels sont rompus, que l’on est trop nombreux, que l’on court à la catastrophe ?
Mais il règne à ce propos une extrême confusion intellectuelle et politique, au sens propre du terme : on mélange tout.
Les ressources et les richesses
Il convient d’abord de bien distinguer les ressources renouvelables et celles qui ne le sont pas. Et dans les deux cas de prendre en compte les échelles d’espace et de temps. Autrement dit, d’avoir une perspective historique et géographique qui évite tout fixisme, tout immobilisme ou toute vision parcellaire du monde.
À un moment donné et pour un espace donné, la situation objective et subjective des ressources n’est pas la même que celle d’avant ou d’après. Qu’importait un sous-sol riche en uranium aux pays et aux populations du XIXe siècle qui n’en avait d’ailleurs aucune idée ? Qu’importaient des gisements de pétrole au XVIIIe siècle ? Qu’est-ce qu’il va nous importer au XXIe siècle que ne nous ne connaissons pas encore ? Faut-il en avoir intrinsèquement peur ?
Le monde évolue, par définition, ainsi que, singulièrement, la technologie utilisée par les humains. De savoir s’il faut rejeter la technologie en tant que telle ou bien ses conséquences sociales et économiques, le débat n’est pas nouveau depuis les Luddites. Le raisonnement que Proudhon tient à propos du démembrement de la navigation fluviale provoqué par le triomphe du chemin de fer peut d’ailleurs être repris de nos jours pour analyser les coups de boutoir jetés par le transport routier contre ce même chemin de fer.
Les ressources non-renouvelables sont par définition en quantité limitée (minerais, hydrocarbures…). N’oublions pas, toutefois, que nos connaissances ne sont ni parfaites ni entières quant à leur évaluation précise. Des générations de prospecteurs se sont trompées. Ne perdons pas de vue non plus qu’États et firmes transnationales ont tout intérêt à garder secrètes, au moins le plus longtemps possible, certaines informations à ce sujet ou, tout simplement, à pratiquer la désinformation quand cela les arrange. Pour manipuler les cours en bourse par exemple.
Quant aux ressources renouvelables, elles sont par définition en quantité illimitée parce qu’elles sont précisément renouvelables : eau, certaines énergies, sols non épuisés… Tant que les rayons solaires atteignent la Terre et que s’opère la photosynthèse. N’en déplaisent aux élucubrations d’un Georgescu-Roegen qui tente d’appliquer à l’humanité un schéma physique d’entropie dénué de sens malgré son jargon pseudo-scientifique. Encore un théoricien qui tente de mettre le monde en formule comme le Talmud, la Bible ou le Coran essayait de tout convertir en dieu unique.
Prenons l’exemple de l’eau, ressource essentielle, qui fait l’objet de toutes les convoitises et de marchés juteux pour les grandes entreprises spécialisées. Car même si l’agriculture peut parfois se passer de sol, elle a besoin d’eau et de lumière pour la photosynthèse et la croissance des végétaux, sans parler de l’industrie ou de la consommation domestique. Ce n’est pas une raison pour polluer les sols existants, mais c’est au moins un espoir pour pallier des situations rendues délicates par un agro-capitalisme prédateur. Ajoutons que les infections provoquées par les eaux sales constituent encore la première cause de mortalité, notamment chez les enfants. Il faudra quand même quelques barrages, conduits, tuyaux et infrastructures d’assainissement pour résoudre ce problème.
D’après les données fiables dont on dispose, la quantité de précipitations sur la terre est globalement la même depuis un siècle. Cet élément rassurant est d’ailleurs un peu trop oublié par la théorie catastrophiste du « réchauffement global » (théorie mal emmanchée cet hiver 2009-2010, soit dit en passant, à New York, Paris ou Pékin), et pour cause : quand les températures sont en hausse, il y a physiquement une plus grande évaporation et donc une plus grande possibilité de précipitations. Le « réchauffement global » devrait donc entraîner une pluviométrie mondiale plus importante, ce qui n’est pas le cas.
En revanche, la répartition géographique des précipitations est soumise à des fluctuations d’une période à l’autre, mais encore difficiles à expliquer. Cette variabilité est d’ailleurs l’une des raisons qui explique le recul de certains glaciers dont la dynamique n’obéit pas seulement à la température atmosphérique mais aussi (et surtout, selon certains spécialistes) à l’apport en précipitations (neigeuses, transformées en glace).
Seule une petite partie de ces précipitations est captée par l’humanité. Tout le reste s’écoule et, par le biais notamment des océans où il parvient, reconstitue par évaporation les précipitations futures. Il existe donc d’énormes réserves en eau potentielles pour l’humanité. Mais sur la petite partie que celle-ci récupère, il existe en revanche une formidable inégalité socio-spatiale dans le captage et la distribution. Quant aux aléas, ils ne sont pas toujours faciles à expliquer comme le montre l’exemple du Sahel. La remontée récente des débits du fleuve Niger n’exclut pas des « sécheresses » agricoles qui correspondent plus souvent à une surexploitation agro-pastorale qu’à un déficit pluviométrique.
Non, la Palestine n’est pas dépourvue d’eau : les Palestiniens oui, qui en sont privés par la politique israélienne contrôlant la ressource hydrique, des sources du Jourdain (le fameux plateau du Golan et ses montagnes) jusqu’aux nappes aquifères des collines de Judée et de Samarie. Non, l’assèchement de la mer d’Aral n’est pas une catastrophe naturelle, mais une conséquence écologique d’une politique humaine, économique, stalinienne et néo-stalinienne qui consiste à détourner les eaux des fleuves Daria pour irriguer les champs de monoculture du coton. Le jour où le marché mondial ne voudra plus du coton kazakh ou turkmène, l’Aral retrouvera peut-être ses eaux…
La terre ne manque pas de ressources
Trop d’humains sur terre, pas assez de ressources vivrières ? Malthus s’est lamentablement planté sur ce point, et à plusieurs niveaux.
Il a nié la possibilité d’un accroissement phénoménal des ressources vivrières, grâce aux progrès non seulement agronomiques mais aussi technologiques et sociaux. Désormais, un paysan peut de nos jours nourrir bien plus de personnes qu’à son époque. On comprend d’ailleurs que ceux qui veulent revenir à la traction animale par souci écologique, et donc à l’époque de Malthus, mais qui n’ont probablement jamais conduit un attelage de bœufs de leur vie ou qui ne se sont jamais cassés les reins à repiquer le riz (tâche souvent confiée aux femmes et aux enfants, exploités des exploités), récusent un tel progrès. Leur raisonnement opère même de façon quasi tautologique : la croissance de la production se faisant difficilement sans mécanisation (ce qui n’implique pas nécessairement le recours excessif aux engrais chimiques), n’est-il pas commode de pronostiquer l’impossibilité d’une croissance agro-alimentaire en s’en privant précisément des moyens ?
De la même façon que les faiseurs de la prétendue « empreinte écologique » oublient dans leurs calculs la réalité des échanges de nourriture (et donc de biomasse), donc la mutuellisation des transformations écologiques (ici une ressource en blé ou en vigne permet de se pourvoir là d’une ressource en cacao ou en café), et donc la logique économique, Malthus a raisonné par pays. Au passage, il révèle bien ainsi sa conception étatiste du monde, et son tour de passe-passe : un coup, le monde est un et fini, un coup il est fragmenté en États empêchant tout fonctionnement collectif et global de l’humanité.
Malthus a en outre carrément négligé les faits migratoires, mais les bouleversements des XIXe et XXe siècles (émigration vers l’Amérique du Nord, l’Argentine, l’Australie…) vont se charger de mutiler sa théorie parcellaire. Il s’est même trompé dans ses calculs (comme Godwin le lui a d’ailleurs reproché à propos de la croissance démographique des États-Unis).
En fait, il a développé une véritable « théologie de la rareté » comme l’a démontré LeMahieu ( ). Il était en réalité obsédé par une condamnation de l’appétit humain pour le sexe. Ses références au péché de la chair parsèment son œuvre, encore une caractéristique oubliée de certains commentateurs. Sa pseudo science cherchait en fait à légitimer un discours moral réactionnaire. Tout à son obsession puritaine, Malthus en est venu à nier la dynamique existentielle et familiale de la reproduction, la possibilité d’une sexualité, d’une maternité et d’une paternité librement choisies. Soit dit en passant, il y aurait beaucoup à dire sur le puritanisme actuellement véhiculé par certains secteurs de l’écologisme, en particulier chez les décroissantistes. Ce puritanisme n’est jamais indépendant, rappelons-le, des notions de culpabilité (nous sommes tous des pollueurs), de flagellation (si nous mourrons, ce sera de notre faute), de rédemption (consommons moins pour se racheter) et d’eschatologie (les élus sauveront le monde). Il ignore totalement, bien entendu, la lutte des classes.
Par la suite, de nouveaux prophètes, comme le biologiste américain Paul Ehrlich avec son ouvrage intitulé La Bombe P (1968), ont tenté de nous effrayer avec une imagerie nous renvoyant à l’holocauste de Hiroshima. Mais de nos jours, la transition démographique est réalisée presque partout, sauf dans les pays les plus misérables, arriérés par la religion, le patriarcat et la tyrannie. La croissance démographique mondiale se poursuit naturellement sur sa lancée, mais à un rythme bien moindre que dans les années 1950. Quant à la surpopulation ou aux « sur densités », doit-on mettre sur le même plan des espaces densément peuplés comme Monaco, Singapour, le Bengla Desh ou le Rwanda ? Le monde manque-t-il vraiment de nourriture ou bien celle-ci est-elle mal distribuée ?
Y a-t-il un manque de terre pour nourrir les sept milliards d’humains qui se profilent pour bientôt ? S’il faut remettre en culture les milliers d’hectares que la logique du marché a mis en friche dans les pays industrialisés, et, au cas où cela ne suffit pas, s’il faut défricher la vaste taïga sibérienne - surtout si elle est réchauffée par le « global warming » - ou pourquoi pas, si nécessaire, s’il faut cultiver une partie de la forêt amazonienne ou congolaise, s’il faut le faire pour empêcher des hommes et des femmes de mourir, pourquoi pas ? Sinon, au nom de quoi ?
En outre, défricher ou mettre en culture ne signifie pas intrinsèquement polluer. Il existe assez de techniques pour conserver les sols et protéger la logique des écosystèmes. Ce que le Néolithique a fait, et sur une ampleur aussi considérable que le XXe siècle parce que les techniques étaient moins bien maîtrisées - les savanes d’Afrique ou d’Australie, les plaines herbeuses d’Amérique ou de Russie, les steppes d’Asie centrales résultent d’un défrichement par incendie mal géré, voire d’une surcharge agro-pastorale - pourquoi le XXIe siècle ne le ferait-il pas avec plus de rigueur et de conscience ? En rompant avec les latifundias archaïques ou les bonanzas quasi industrielles ? En reposant la question de la propriété du sol, cette vieille problématique socialiste déjà formulée par un Godwin et vilipendée par Malthus ?
La question écologique, une question sociale et géopolitique
La logique du capitalisme n’est pas de satisfaire les besoins, ni de produire pour produire : elle est de vendre, et de faire du profit. Cela passe par la spéculation, et tout phénomène de surproduction n’est en réalité qu’un phénomène de mévente. La spéculation financière ne doit d’ailleurs pas faire oublier qu’en début comme en fin de chaîne, elle repose sur du concret, du matériel, du solide : puits de pétrole, usine d’aluminium, forêts d’hévéas, champs de coton… Tout le discours dominant qui se contente de stigmatiser les méchants traders et les méchantes banques d’affaires s’accorde pour ne pas remettre en cause la logique de production réelle du capitalisme et son fondement, la propriété privée ou étatique.
Tandis qu’une partie de l’humanité souffre de mal nutrition, les greniers et les stocks d’une autre sont pleins. Les excédents de céréales ont même permis à l’Amérique reaganienne de resserrer le collet autour de l’Union soviétique. La moindre disette en Afrique autorise les grandes puissances à s’y installer davantage, quitte à recourir à la charité télévisée auprès du bon peuple occidental.
L’angoisse engendrée par le mythe de la finitude - un mythe dans le sens sorélien du terme, c’est-à-dire un imaginaire mobilisateur - offre un coup triple pour la bourgeoisie, pour les écologistes et pour la bourgeoisie écologiste. Pour la bourgeoisie, elle permet de refuser encore et toujours l’idée d’un accès même des pauvres au banquet des riches. Pour les écologistes, qui sont les dignes représentants de la petite bourgeoisie sociologiquement, économiquement et idéologiquement parlant, elle conforte les partisans d’un catastrophisme que ceux-ci prétendent éclairés mais qui est définitivement obscurantiste. Pour la bourgeoisie écologiste, politicienne ou déjà patronale, qui prend ses éléments chez les précédents, c’est l’outil idéal (avec le global warming) pour adapter l’entreprise capitaliste aux nouveaux défis écologiques de l’après-pétrole, peut-être de l’après-automobile, ou de tout autre invention encore inconnue comme l’étaient l’avion à réaction, le gros porteur, le supertanker pétrolier ou la centrale nucléaire à l’époque de Malthus, de Proudhon ou de Marx.
Pour l’avant-garde du capitalisme, les écologistes plus ou moins sincères représentent la nébuleuse des idiots utiles. Leur alarmisme permet de sensibiliser et de préparer les travailleurs-consommateurs à de nouveaux sacrifices. C’est la même logique que celle de Malthus qui s’attache aux conséquences sans remédier aux véritables causes.
Chez tous, la question sociale est répudiée au nom d’un phénomène considéré comme naturel, que ce soit la loi du marché ou la finitude des ressources : rien de bien nouveau depuis les physiocrates et Malthus qui s’en inspirait !
L’impérialisme écologiste
Ce n’est pas tout. Faire croire que les ressources sont comptées, qu’elles sont intrinsèquement rares, comme du temps de Malthus, participe d’une autre dynamique du capitalisme : l’impérialisme.
Les bourgeoisies sont transnationales et savent s’entendre. Elles sont aussi en concurrence internationale. Et parmi elles, les bourgeoisies occidentales cherchent à défendre leur avance, leur richesse, leur pouvoir. Elles s’appuient pour cela non seulement sur leurs missiles ou leurs institutions, mais aussi sur leurs opinions publiques. Pourquoi la majorité de ceux qui contestent à la Chine la possibilité de se doter de barrages, au Japon de chasser la baleine ou au Brésil de cultiver de nouvelles terres vit-elle surtout dans des pays qui se gavent de hamburgers (donc des milliers de braves ruminants réduits en viande hachée), des pays qui dictent les cours mondiaux de matières premières et des produits finis, qui disposent des plus armées les plus puissantes pour maintenir leur désordre économique et écologique ?
Cette réalité n’est pas la seule inconséquence de citadins occidentaux repus. C’est le masque de l’impérialisme. À la fin du XIXe siècle, dans leur conquête de l’Afrique, Brazza tentait la diplomatie humaniste avec les chefs africains, tandis que Stanley faisait directement parler la poudre. Deux méthodes différentes, mais avec un même résultat : la colonisation de l’Afrique partagée à la Conférence de Berlin (1885). Comme nos honnêtes écologistes contemporains, les bons républicains à la Jules Ferry pensaient apporter la civilisation.
De nos jours, outre qu’il veut une fois de plus ponctionner les revenus de la classe moyenne et ouvrière solvable des pays industrialisés, tout le discours sur la taxe carbone et autres taxes écolos (mais jamais la taxe sur les plus-values financières…) vise à mettre au pas la Chine, l’Inde ou le Brésil qui sont des économies trop concurrentielles pour les puissances américaines et européennes. Les pointer du doigt, les blâmer et chercher à les dominer ne relève que d’une géopolitique impérialiste parée des atours de l’écologie, et avec la bénédiction des pseudos experts écolos.
Cet impérialisme est implicitement assumé par les opinions publiques occidentales chauffées à blanc par le discours sur la finitude, la catastrophe annoncée, la peur de tout (surtout des autres, des Africains et des Asiatiques trop nombreux…). Il l’est même explicitement quand les puissances envoient leurs armées et leurs experts aux quatre coins du monde. On ne peut pas oublier que les partis écologistes continuent encore de soutenir l’intervention occidentale en Afghanistan où burqas et talibans ont bon dos comme prétextes impérialistes.
Tout cela est de la confusion totale. C’est d’ailleurs le but du discours dominant assumé par les dirigeants actuels ou par les prétendants à leur succession. Parmi ceux-ci, on compte les écologistes fantasmant sur la gouvernance mondiale, via une ONU qui ne se contenterait pas d’envoyer des soldats en Afghanistan, en Irak ou au Kosovo mais de plus en plus d’experts écolos dictant leur loi à ces peuples du tiers-monde qui n’y comprennent décidément rien.
En se référant à Malthus, les écologistes et les partisans de la décroissance confirment d’ailleurs que le monde n’a pas changé de nature, simplement de degré. Oui, la problématique posée par Malthus aux débuts de la révolution industrielle appelle les mêmes critiques à notre époque prétendument post-industrielle.
La même logique produisant les mêmes effets, toutes choses égales par ailleurs, autrement dit la pérennité de ce système social-darwinien et de son discours relooké, il faut donc s’efforcer de dissiper la confusion qui nous entoure. C’était la réponse de Godwin, de Proudhon, de Bakounine et de tant d’autres, c’est encore la nôtre. Le fait que nous soyons plus nombreux à notre époque qu’à la leur n’y change rien, au contraire : elle rend notre tâche encore plus indispensable.
(avril 2010)