Contexte général
Après les élections législatives de 2005, un gouvernement dirigé par José Sócrates est entré en fonction, soutenu au sein de l’Assemblée par une majorité (absolue) du Parti Socialiste. Les idées clé de son programme étaient le combat contre le déficit des comptes publics, l’amélioration et la généralisation de l’éducation et de la formation des jeunes et des adultes et, de manière générale, la modernisation du pays. Toutes choses qu’on accepte comme étant très méritoires et la population a fait confiance à ce gouvernement et à sa parole, après des années d’angoisse pendant lesquelles personne ne voyait de solution aux problèmes chroniques du Portugal.
Cependant, peu à peu on comprit que la lutte contre le déficit passait essentiellement par des sacrifices imposés à la population active et, en particulier, aux fonctionnaires, vus par le gouvernement comme une bande de feignants bardés de privilèges auxquels il était nécessaire de mettre fin. Ainsi a commencé la lutte contre les « corporatismes », fiers de leurs « droits acquis » (acquis sociaux), présentés comme le mal à combattre par le gouvernement. La stratégie adoptée consistait à dénigrer des professions entières auprès de l’opinion publique pour justifier ainsi sa politique dite « de rigueur ». L’attaque contre les professeurs s’est donc amplifiée, ces derniers étant maintenant accusés de gagner trop d’argent et de ne pas en foutre une rame et, en dernière analyse, d’être responsables du retard national sur le plan éducatif. Attaque dirigée par une équipe ministérielle combative qui n’a pas lésiné dans l’abus de pouvoir et dans le mépris. Il faut signaler que la ministre de l’éducation du gouvernement Socrates avait été militante anarchiste, à la suite du 25 avril, fait plutôt ironique pour quelqu’un qui est devenu une figure particulièrement antipathique et, sans aucun doute, l’un des politiques les plus détestés de ces dernières années. Les mesures se sont succédées : augmentation du temps de travail, augmentation de la précarité, blocage des salaires et des évolutions de carrières pendant 2 ans, introduction de quotas pour atteindre les derniers échelons de la carrière, réintroduction de la figure du « Directeur » qui avait été abolie lors du 25 avril, suppression des mécanismes démocratiques de désignation des coordinateurs pédagogiques, auparavant élus par leurs paires et désormais nommés par le Directeur.
Survint enfin la tentative d’instauration d’un système d’évaluation kafkaïen, si complexe qu’il était purement et simplement inapplicable. Parmi les paramètres d’évaluation, on comptait les notes obtenues par les élèves, notes qui, dans la majorité des cas, étaient de la seule responsabilité du professeur évalué ! En quelque sorte, les professeurs étaient clairement poussés à augmenter la rentabilité du système : il fallait, à tout prix et en peu d’années, placer le Portugal au niveau des autres pays de l’OCDE en termes de nombre de diplômés de l’enseignement secondaire. Parallèlement, on lança un programme « Nouvelles Opportunités » destiné à remettre des diplômes d’études secondaires à un million de citoyens, dans la plupart des cas à peine plus qu’alphabétisés, à travers un système d’équivalence. Si cette reconnaissance ne correspondait à aucune formation effective, si le processus laissait libre court aux fraudes, à qui la faute ?
Le bouc émissaire de tout ce qui ne marchait pas dans l’édifice virtuel construit au niveau politique a été tout trouvé par l’équipe ministérielle de ce gouvernement : les professeurs. La vérité, c’est que l’éducation souffre depuis déjà pas mal de temps d’un processus continu de baisse de niveau, processus que la politique de ce gouvernement n’a fait qu’accentuer, encore que sous couvert d’innovation. Les causes en sont variées : la massification dénuée de règles, l’obsession des politiques pour les résultats (indépendamment de leur contenu), la satisfaction illusoire des élèves et de leurs familles au moment de l’obtention de diplômes plus ou moins virtuels. On commença à gérer l’école à l’aide théories délirantes concernant l’enseignement et l’apprentissage avec une phraséologie théorique propre. Sans exagérer, on peut dire qu’on exige très peu aujourd’hui dans l’enseignement, que les élèves échouent difficilement (même s’il le voulaient), que cet état de fait a déjà entraîné des graves conséquences dans l’enseignement secondaire et même supérieur – et que les diplômes se dévalorisent à une vitesse exponentielle. Indépendamment des apprentissages, ce système entraîne une déresponsabilisation, voire même la régression des jeunes en tant qu’acteurs conscients de la vie en société. Le travail des professeurs se transforme de plus en plus en un « gardiennage » de la jeunesse sans travail et sans perspective. Avec cette réforme de tendance néolibérale, le Ministère de l’Education des socialistes ne brise pas cette logique : c’est même le contraire, elle l’approfondit.
La lutte
C’est dans ce contexte qu’on a imposé le nouveau statut de carrière des professeurs. Objectif principal (en conséquence) : empêcher l’accès d’une majorité de professeurs aux échelons les plus élevés — une catégorie désormais appelée « professeurs titulaires » —, augmenter la précarité et, donc, réduire de manière significative les coûts. En effet, 150 000 professeurs reviennent très cher. La politique menée s’est avérée désastreuse. À une politique de prudence et de petits pas, on a préféré un changement radical (toujours sous la pression du déficit public). Le climat dans les écoles s’est alourdit : on a introduit une compétition individuelle et une méfiance mutuelle dans une profession qui, de par ses caractéristiques propres, s’était toujours organisée de manière coopérative. Des mouvements autonomes de professeurs se sont développés et ont mobilisé les gens pour résister sans jamais parvenir à se substituer aux syndicats. Beaucoup d’autres, démoralisés, ont postulé pour une retraite anticipée. Il faut préciser que, pour la première fois depuis la défaite qui a suivi la « révolution des œillets », on a assisté au Portugal à l’affirmation d’un mouvement multiforme prenant des aspects indépendants et autonomes, de base, s’exprimant par des actions directes et originales.
Le gouvernement a essayé de rendre les syndicats responsables de la contestation, surtout celui qui est le plus lié au PC, la FENPROF. Or, et ceci est très important, les syndicats, lors d’une phase initiale, voulaient désespérément négocier, obtenir des concessions minimum, justifier leur existence, en accord avec la nature même du compromis. Ils étaient disposés à tout faire (ou presque) pour obtenir un accord. Mais, en novembre 2008, après une série de manifestations dans les régions, la première grande manifestation nationale (plus de 100 000 professeurs) eut lieu, montrant le profond malaise de la profession, allant de la sorte bien au-delà des syndicats, qui, surpris, ont radicalisé leur discours. On était loin des manifestations habituelles de protestation. Personnellement, et comme beaucoup d’autres personnes, je ne m’attendais pas à ce sursaut de la part de mes collègues, que je considérais plutôt comme des moutons soumis. Il faut préciser que ce n’est pas par hasard qu’il existe 8 syndicats de professeurs, en plus d’autres associations non syndicales et de tendance politiques très variées. Tout ceci a été encouragé par les gouvernements successifs, lesquels trouvaient toujours un interlocuteur avec qui ils pouvaient s’entendre, pouvant ainsi dire que la concertation était possible. Cette fois-ci, le Ministère de l’Éducation n’a réussi à trouver aucun allié ! Face à la mobilisation dans la rue et dans les écoles, le Ministère a reculé concernant le système d’évaluation, mais pas sur l’essentiel : le fractionnement de la carrière et les quotas. Cependant, le mouvement ne s’est pas démobilisé : de nombreux professeurs ont refusé de remplir les « objectifs individuels », point de départ de l’évaluation.
D’autres ont inventé collectivement une manière pour contourner ces exigences bureaucratiques. Dans de nombreuses écoles, ces actions ont fait naître des collectifs informels hors du contrôle des syndicats. En mai 2009, le centre de Lisbonne était de nouveau occupé par une centaine de milliers de manifestants. Les partis d’opposition, les élections en vue, ont soutenu la lutte des professeurs, certains d’entre eux faisant preuve d’un opportunisme à toute épreuve. Le socialiste Sócrates a gagné de nouveau les élections de septembre 2009, mais en essuyant une perte significative de quelques centaines de milliers de voix, assez pour perdre la majorité absolue qui jusqu’à présent lui permettait de gouverner comme il l’entendait. En réalité, le PS, parti qui bénéficie traditionnellement des voix des enseignants, a fini par leur asséner un terrible coup sur la tête en réalisant ce que les partis les plus à droite avaient toujours rêvé de faire sans jamais y être parvenus. Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres… Actuellement, nous sommes dans l’expectative, dans l’attente des mesures du nouveau gouvernement (de couleur socialiste mais minoritaire). Le corps enseignant est très hétérogène, composé de travailleurs dans des situations très variées, il est donc difficile de maintenir une unité. De fait, l’unité maintenue jusqu’à aujourd’hui dans cette lutte fut le résultat d’un autoritarisme stupide de la part du gouvernement précédent et, en particulier, des responsables du Ministère de l’Éducation.
Quant aux étudiants, ils ont aussi subi la touche « réformiste » du Ministère de l’Éducation. Un des dirigeants étudiants, lors d’une commémoration pour le centenaire d’un des principaux lycées de Lisbonne, a dénoncé publiquement, devant la ministre et le président de la république, la politique du gouvernement envers la jeunesse, mettant en avant les idées principales de la contestation : « les entraves qui ont été introduites pour freiner la démocratie dans les écoles par les nouvelles politiques de l’Éducation » et « la ligne d’orientation erronée que l’Éducation a choisi, retirant à la démocratie toute crédibilité aussi bien au sein des écoles qu’à l’extérieur » ; le nouveau Statut de l’Élève, qui, « au lieu de considérer les étudiants comme des acteurs réels dans l’école, les considèrent comme des individus semblables et robotisés, qui fréquentent l’école uniquement pour passer des examens et faire la compétition pour un futur qui n’est pas garanti et qui devrait être un droit » ; « le nouveau modèle de gestion des écoles, qui retire aux étudiants et au restant personnel de l’enseignement tout pouvoir et toute représentativité dans les organes de gestion, les conférant à des acteurs extérieurs à l’école, ce qui constitue une des attaques les plus directes contre la démocratie » ; « nous ne pouvons pas renoncer à des droits si fondamentaux comme l’élection du directeur de l’école et l’élaboration du règlement intérieur » ; mais,
« l’attitude adoptée par le ministère a eu un effet pire encore que n’importe quelle loi : il a méprisé des manifestations de plusieurs milliers d’étudiants, seulement par le fait que nous sommes des mineurs, comme si des élèves du secondaire n’avaient rien à dire ; il a ignoré les pétitions, y compris une contenant 10 000 signatures d’élèves et qui exigeait la suppression de ces lois ; il a tourné le dos à des manifestations de plusieurs dizaines de milliers d’enseignants qui luttaient pour leurs droits, pour leurs écoles ».
Ainsi, on voit bien que, au-delà d’une simple expression de solidarité avec la lutte des enseignants, le mouvement des élèves met en avant un malaise des jeunes contre l’asphyxie de la démocratie dans les écoles, et surtout, l’absence de perspective dans un « futur qui ne présente aucune garantie et auquel pourtant nous avons droit ».
À suivre…