Luiza Toscane
Les démocraties les renvoient, la Tunisie les torture
Article mis en ligne le 15 janvier 2010
dernière modification le 3 janvier 2010

Depuis le 11 septembre 2001, les renvois de Tunisiens craignant, avec raison, d’être torturés ou soumis à de mauvais traitements dans leur pays se sont accélérés et multipliés, au mépris des conventions ratifiées par les États démocratiques. [1]

* Salem Zirda, Tunisien réfugié en Allemagne, renvoyé par les Etats-Unis via la Hollande le 13 mai 2002, torturé et condamné à sept ans d’emprisonnement et cinq ans de « contrôle administratif » par un tribunal militaire. Libéré en 2009, il doit émarger tous les jours loin de chez lui et ne peut travailler.

* Taoufik Selmi, Tunisien demandeur d’asile au Luxembourg, renvoyé en Tunisie le 3 avril 2003, torturé et condamné à six ans d’emprisonnement et cinq ans de contrôle administratif par un tribunal militaire. Libéré en mai 2009, il est soumis depuis lors à un émargement quotidien.

* Adel Rahali, Tunisien demandeur d’asile en Irlande, renvoyé en Tunisie le 14 avril 2004, torturé et condamné à cinq ans d’emprisonnement en vertu de la loi anti terroriste du 10 décembre 2003. Libéré depuis quelques mois, il est soumis à un contrôle administratif contraignant.

* Tarek Belkhirat, Tunisien demandeur d’asile en France, renvoyé en Tunisie le 18 mai 2004, condamné à cinq ans d’emprisonnement en vertu de la loi antiterroriste du 10 décembre 2003. Libéré il y a quelques mois, il est actuellement astreint à un contrôle administratif contraignant d‘une durée de dix ans.

* Tarek Hajjam, Tunisien renvoyé par l’Italie en Tunisie en mars 2006, emprisonné et condamné par un tribunal militaire, n’a dû sa libération qu’à son important handicap physique et mental.

* Abderraouf Mouelhi, Tunisien demandeur d’asile en Grande-Bretagne, renvoyé en Tunisie le 17 mars 2006. Il a été immédiatement arrêté et condamné à douze ans d’emprisonnement en vertu de la loi antiterroriste du 10 décembre 2003 et est à ce jour emprisonné.

* Adel Tebourski, Tunisien demandeur d’asile en France, renvoyé en Tunisie le 7 août 2006, déchu de facto de tous ses droits civiques et sociaux.

*Mahjoub Tounakti, Tunisien réfugié en Bulgarie, renvoyé en Tunisie le 30 septembre 2006, condamné à cinq ans d’emprisonnement par un tribunal militaire. Il est à ce jour encore emprisonné.

* Badreddine Ferchichi, Tunisien demandeur d’asile en Bosnie, renvoyé en Tunisie le 29 août 2006, condamné à trois ans d’emprisonnement et cinq ans de contrôle administratif par un tribunal militaire. Libéré depuis quelques mois, il doit émarger tous les jours au poste de la Garde nationale et ne peut de ce fait travailler.

*Chérif Foued, Tunisien renvoyé d’Italie le 4 janvier 2007, torturé et condamné à un an d’emprisonnement en vertu de la loi antiterroriste en Tunisie.

* Houssine Tarkhani, demandeur d’asile en France, renvoyé en Tunisie le 3 juin 2007, torturé et condamné à l’emprisonnement en vertu de la loi antiterroriste.

* Lotfi Lagha, Tunisien renvoyé par les Etats-Unis de Guantanamo en Tunisie le 18 juin 2007, immédiatement arrêté, il a été condamné à trois ans d’emprisonnement.

* Abdallah Hajji, Tunisien renvoyé par les Etats-Unis de Guantanamo en Tunisie le 18 juin 2007, torturé et condamné par un tribunal militaire à sept ans d’emprisonnement.

* Sami Essid, Tunisien renvoyé par l’Italie le 3 juin 2008, condamné en vertu du code des plaidoiries et sanctions militaires d’une part, et en vertu de la loi antiterroriste du 10 décembre 2003 d’autre part, il totalise douze ans d’emprisonnement.

* Mourad Trabelsi, demandeur d’asile en Italie, renvoyé en Tunisie le 13 décembre 2008, condamné à l’emprisonnement par un tribunal militaire. Est actuellement incarcéré.

* Ali Toumi, Tunisien renvoyé d’Italie le 3 août 2009, immédiatement arrêté à son arrivée, il a été remis en liberté provisoire jusqu’à son procès. [2]

Malgré la disparité de leurs situations, ces hommes partagent tous en commun d’être Tunisiens, d’avoir résidé dans des pays ayant ratifié la Convention contre la Torture de l’Organisation des Nations Unis, ou d’être membres du conseil de l’Europe, voire les deux, d’avoir fait valoir leurs craintes en cas de retour en Tunisie, puisque la majorité d’entre eux ont demandé l’asile (deux d’entre eux étaient d’ailleurs des réfugiés !) et d’avoir été renvoyés en Tunisie où ils ont été pour la majorité d’entre eux arrêtés, torturés et emprisonnés, et/ou relégués à la non-existence par la privation de tous leurs droits, civiques et sociaux et une politique de harcèlement systématique.

Qu’ils aient fait état de leurs craintes de persécutions et n’aient pas été crus, ou que leur situation ait été traitée légèrement, la suite est toujours la même : ils ont connu les tribunaux d’exception que sont le tribunal militaire ou le Tribunal de Première Instance de Tunis, à l’origine une juridiction ordinaire qui est la seule compétente pour déférer les inculpés en vertu de la nouvelle loi antiterroriste promulguée le 10 décembre 2003 et s’est transformée en juridiction d’exception qui ne dit pas son nom.
Ils ont connu la torture [3] lors de détentions au secret, les mauvais traitements en prison, et cet emprisonnement à domicile que constitue la peine complémentaire de « contrôle administratif ».

Il convient de souligner que leur vie de famille a été totalement ignorée : L’épouse d’Adel Rahali, de nationalité jordanienne, n’a jamais revu son mari depuis le renvoi de ce dernier, la Tunisie ne lui délivrant pas de visa. Adel Tebourski vit à des milliers de kilomètres de son fils français, même chose pour Tarek Belkhirat, dont les cinq filles n’ont jamais revu leur père depuis son expulsion et pourtant le conseil d’État français avait annulé son renvoi pour « atteinte à la vie de famille », mais l’avis du Conseil d’État n’est pas suspensif. L’épouse italienne et les enfants d’Ali Toumi sont restés en Italie. Quant à l’épouse de Taoufik Selmi, elle est de nationalité bosniaque, et pourtant, elle a été mise de force dans un avion pour la Tunisie avec ses fillettes, en toute illégalité, et a atterri dans un pays où elle n’était attendue et ne connaissait personne. Version luxembourgeoise du concept de l’« unité de famille » ?

Et pourtant, la France, les Etats-Unis, le Luxembourg, la Bulgarie, la Bosnie, l’Italie, la Grande Bretagne et l’Irlande ont ratifié la Convention contre la Torture et autres peines ou traitements cruels inhumains et dégradants qui dispose dans son article 3 « Aucun État partie n’expulsera, ne refoulera ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture ». Ces mêmes États sont parties au Pacte International relatif aux droits civils et politiques dont l’article 10 prévoit : « Une protection et une assistance aussi large que possible doivent être accordées à la famille qui est l’élément naturel et fondamental de la société […] ». Enfin, hormis les Etats-Unis, ces États ont ratifié la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme dont l’article 3 « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants » a été renforcé par une décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme [4], rappelant que la décision d’expulser peut « soulever un problème au regard de l’article 3, donc engager la responsabilité d’un État contractant au titre de la convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le livre à l’État requérant, y courra un risque d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Le paragraphe 127 de l’arrêt Saadi contre Italie va plus loin : « La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants étant absolue, quelques soient les agissements de la personne concernée […], la nature de l’infraction qui est reprochée au requérant est dépourvue de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 [5] ».

La Tunisie dont la pratique de la torture a été pointée par les organisations tant nationales qu’internationales de défense des droits de l’homme depuis des décennies, a été blâmée par le Comité contre la Torture (CAT) lors de sa 21ème session en 1998 et tenue d’apporter des améliorations, injonctions auxquelles elle s’est conformée notamment par un important amendement au Code pénal, criminalisant la torture : « Est puni d‘un emprisonnement de huit ans le fonctionnaire ou assimilé qui soumet une personne à la torture et ce, dans l‘exercice ou à l‘occasion de l‘exercice de ses fonctions […] » [6]. Ce texte n’a pas connu, ne serait- ce qu‘un début d‘application, les cas de torture et de décès sous la torture ou post-torture continuant de s’accumuler en toute impunité, notamment depuis la promulgation de la loi antiterroriste. Le CAT, saisi à plusieurs reprises par des demandeurs d’asile tunisiens menacés d’être renvoyés, a toujours demandé aux États de ne pas exécuter le renvoi [7] Même tonalité du côté de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Pourtant la France a fait fi de l’avis du CAT dans l’affaire Tebourski et à trois reprises l’Italie est passée outre l’avis de la CEDH dans les affaires Sami Essid, Mourad Trabelsi et Ali Toumi.

Or depuis le 11 septembre 2001, les renvois de Tunisiens craignant, avec raison, d’être torturés ou soumis à de mauvais traitements dans leurs pays se sont accélérés et multipliés, au mépris des conventions ratifiées par les États démocratiques. Et le pire est sans doute à venir : des dizaines de Tunisiens sont emprisonnés en Italie ou en France pour des affaires liées au terrorisme et il est à craindre que ces pays, à l’issue de leurs peines, ne les renvoie en Tunisie où ils seront automatiquement torturés et emprisonnés.

Le 24 décembre, Yassine Ferchichi, un demandeur d’asile tunisien incarcéré en France et condamné à une interdiction définitive du territoire français (la « double peine ») est extradé vers le Sénégal d’où il risque d’être renvoyé en Tunisie où l’attend une condamnation à l’emprisonnement de trente-deux ans et une peine de contrôle administratif de quinze ans. La Bosnie a promulgué une loi qui a déchu de la nationalité bosniaque de nombreux Tunisiens, dont l’un d’eux, Ammar Hanchi, est retenu depuis le 24 avril 2009 au centre de rétention de Lukavica dans l’attente de son renvoi en Tunisie [8] Enfin les Etats-Unis, viennent de livrer à… l’Italie deux Tunisiens de Guantanamo, Adel Ben Mabrouk et Riadh Nasri, or on vient de le voir : le crochet par l’Italie équivaut à un sursis au renvoi en Tunisie.

Non à la torture par procuration !

Non à la triple peine !

décembre 2009