Un guide méchant [et parfois moche] de Paris
Station Buttes-Chaumont
Jean-Manuel Traimond. Photos Christiane Passevant
Article mis en ligne le 16 avril 2009
dernière modification le 5 mai 2009

Station la plus profonde du réseau parisien, Buttes-Chaumont, transformée par les nazis en salle d’opérations chirurgicales à l’abri des bombardements, réparait des humains afin qu’ils continuent à en abîmer d’autres.

Le parc des Buttes-Chaumont a l’histoire la plus sanglante de Paris. D’abord parce qu’il fut construit sur l’emplacement du gibet de Montfaucon. Où l’on creusa ensuite des carrières de gypse au beau nom, les carrières d’Amérique. Ce nom signalait à la fois la destination que l’on croyait au plâtre tiré du gypse, le refuge qu’elles offraient aux sans-logis, et l’éloignement du lieu, auquel les fours à chaux, leurs fumées et leurs flammes valurent un second surnom : les chaudières d’enfer.

Ces carrières d’Amérique causèrent toutefois bien des éboulements mortels lors de la construction du parc. Et, lors du massacre des Communards par les Versaillais, huit cents Communards qui croyaient y avoir trouvé un abri sûr y furent fusillés.

Entre le gibet et le massacre, se situe la tuerie, un mot qui sert parfois à désigner des abattoirs. Le parc des Buttes-Chaumont devait éliminer une source de puanteur qui désolait tout Paris, les équarrisseurs. Théophile Gautier (Voyage hors barrières, éditions Rumeurs des Alpes) rendit visite à cette population chargée de la pire besogne possible : « À mesure qu’on avance, la physionomie du paysage devient étrange et sauvage ; la végétation disparaît complètement, il n’y a pas un seul arbre, un seul arbuste dans tout ce rayon, pas un bouton d’or, pas une herbe pas un brin de folle avoine ; la terre, brûlée par des sels corrosifs, dévore les germes que le vent y sème, et ne peut rien produire. (…)

Les fours à chaux barbouillent de leur traînée blanche les tons vineux des lointains et les tuyaux noirs des usines crachent en l’air la vapeur des chaudières avec un râle asmathique et des hoquets de cachalot trop repu. »

« Nous ne serons pas plus pudique que l’enseigne de cette grande maison délabrée qui s’élève à la gauche du sentier que nous suivons ; nous sommes dans une fabrique de poudrette : femmes, enfants, garçons et petites filles, vannent, blutent, tamisent la précieuse poudre [d’excréments humains, futurs engrais, dont 250 m3 baignaient dans douze arpents de bassins], qui a la couleur, mais non le parfum du tabac d’Espagne. (…)

Tout est passé avec un soin minutieux, car il paraît que l’on trouve là dedans de l’argent, de l’or, des montres et autres objets précieux : margaritas in stercore. Trois ou quatre étangs d’un liquide inqualifiable, et couverts de pellicules jaunâtres comme le plomb en fusion, reluisent au soleil et souillent le ciel, qu’ils réfléchissent confusément. (…) La putridité de l’air est telle à cette endroit que l’argent noircit dans les poches (…). »

« Une cour enclose de murs peu élevés sert d’antichambre à la tuerie.(…) Des carcasses saigneuses, où pendaient encore des lambeaux de viande, étaient empilées par centaines dans les coins de ce cloaque fourmillant de putréfaction. Les murs disparaissaient sous de larges glacis de sang coagulé ; la pluie, la boue, le fiel, la sanie, les avaient diaprés de tant de couleurs qu’il eût été impossible d’en reconnaître l’enduit primitif. (…)

Un ouvrier, ou peut-être une ouvrière, car beaucoup de femmes travaillent à la tuerie, habillées en homme, écorchait un cheval : la peau était déjà presque à moitié détachée et la chair luisait au soleil sous sa moiteur sanglante. »

« Nous grimpâmes par un escalier calleux et bossué dans le salon de messieurs les chats ; il y avait plus de quatre cents peaux bourrées de paille suspendues au plafond (…) ; les corps de ces peaux étaient rangés sur des planches, comme des saucisses aux devantures des charcutiers ou les paquets de bougie de l’étoile, une couche en travers une couche en long. »

« Le salon des chiens ressemble fort à celui des chats et n’a rien de particulier, sinon qu’on y met aussi les ânons et les petits chevaux qui ne sont pas venus à terme. Il nous restait à voir l’endroit, le plus pittoresque selon l’expression de notre ami l’équarrisseur, c’est-à-dire la mare de sang caillé où les pêcheurs et les marchands d’asticots (pardon, mesdames) vont s’approvisionner.

Cette fourmillante denrée se vend au litre, comme les petits pois. On dirait du blé vivant ; l’infection de ce cloaque spécial est sensible à travers les miasmes méphitiques de la poudrette et de la tuerie, ce qui n’est pas peu dire. »