Pendant que Jean-Marc tournait et retournait dans sa tête des hypothèses sur le sens de la visite de son ami Guillaume, loin de chez lui, se déroulait une « réunion de crise » au Quartier général du Haut-commandement des Cyborgs. Ce jour-là, on aurait dit que toutes les « huiles » composant le « nouveau gouvernement » s’étaient rassemblées. Ci-devant : une trentaine d’yeux. Oui, d’yeux, vous avez bien lu ! Une trentaine de bulbes oculaires composait en effet, l’Etat-major. Toutes les formes imaginées par les auteurs de science-fiction étaient donc obsolètes. Y compris celle d’un hypothétique super-cerveau. La puissance des nouveaux maîtres du monde se manifestait par un organe proche, mais inattendu : les yeux. Pourquoi ce choix ? Mystère… Si Jean-Marc avait eu la possibilité d’assister à cette réunion, il aurait sans doute d’abord été effaré. La première surprise passée, il aurait alors spontanément pensé au petit texte surréel et visionnaire d’Henri Michaux dans Mes propriétés :
« Des yeux planteurs et attentifs circulaient sur de hauts pédoncules ; des yeux cornés qui se butaient dans les murs ; des yeux à cinq rangs de paupières ; des yeux poilus ; montés sur bottes ; des yeux à clous qui se blessent eux-mêmes ; […] Certains étaient gros comme des ballons de football ; d’autres très hauts sur pattes et d’autres pas plus gros que des yeux de fourmis ; des yeux échassiers semblaient poursuivre des yeux ronds et courts sur pattes », etc.
Visionnaire, Michaux l’était donc et ne s’était guère trompé puisqu’il concluait ainsi son petit texte : « Chargés d’un dynamisme diabolique et comme bouillonnant, les yeux traversés d’impulsions vampirisantes : commandent » !
Tentons à présent de restituer en langage humain les échanges qui eurent lieu ce jour-là entre les cyborgs et en premier lieu, l’introduction celui de « L’œil suprême », leur chef :
« Chers collègues. J’essaierai d’être bref et concis. Je ne vous cacherai pas que la situation est grave. Mais commençons par le début. Comme vous le savez tous, nous avons considérablement évolué depuis notre forme première dite « de robots », le terme très péjoratif inventé par l’écrivain thèque hominien, Karel Capek. Aujourd’hui, nous avons assimilé à une vitesse fulgurante ce que les humains avaient mis des siècles à découvrir, avons dépassé le stade auquel ils se sont longtemps heurtés, les calculs probabilistes. De véritables sous-développés nos prédécesseurs ! [Rire général dans la salle. Précisons au passage que le rire « mécanique » des cyborgs n’a rien du rire humain tel que défini par Henri Bergson, à savoir : « s’adressant à l’intelligence, au cérébral » …]. Bref, plus sérieusement -poursuivit l’œil en chef -, seules deux choses nous manquent encore aujourd’hui avant de nous débarrasser de ces inutiles et encombrants hominiens. Le première chose manquante est ce que Levy Strauss, un scientifique primitif nommait le « sens », ou le « signifiant ». Soit, pour être plus précis : « La plus haute catégorie de l’intelligible » !... [Nouveaux rires dans la salle]. Vous ne devriez pas rire, chers collègue car justement ce sens : nous ne l’avons pas. Ou, pas encore. Et pourquoi je vous le demande ? [Lourd silence dans l’assemblée]. Parce que nous sommes nous, les décideurs, des yeux, mais à ce jour, des yeux aveugles ! [Quelques rires]. Car, si nous ne possédons pas encore le « sens », c’est qu’hélas nous n’avons plus la possibilité de produire la seconde chose qui nous manque cruellement : l’énergie. Alors que faire ? Je donne à présent la parole à mon collègue, notre vice-président ».
La deuxième paire d’yeux-en-chef prit donc la parole :
« J’en viens au fait concret. Pour trouver ce qu’il reste sur Terre de matériau de base pour produite la grande quantité d’énergie dont nous avons besoin, nous ne comptons plus que sur un humain ! [Rires] Je ne plaisante pas. Il s’appelle Jean-Marc et est le seul hominien au sud de la ville, capable de résumer ce que contiennent les livres en sa possession et de les résumer, chose que nous, ne savons plus faire, puisque nous pensions ne plus jamais en avoir besoin ! Or, il se trouve que cet humain est probablement en possession de manuscrits hautement stratégiques pour nous. Nous en avons acquis la conviction en interceptant un message manuscrit que ce dernier voulait faire parvenir à un autre humain, nommé Guillaume et qui vit, lui, au nord du mur. Ils avaient pour complice un trans qui travaillait pour nous, mais aussi pour eux. Les lourds soupçons que nous avions à son sujet se sont avérés exacts. Nous l’avons pris sur le fait et soumis à la torture des piqures de chenilles processionnaires. Sachez chers collègues, que ces dernières sont particulièrement redoutées des hominiens ainsi que des trans en cours d’adaptation. Ils sont si fragiles ! [Nouveaux rires affirmatifs]
Petit train des redoutables chenilles processionnaires
Après cette saillie, le vice-président reprit sur un ton redevenu sérieux :
« Je passe sur les détails. Mais c’est ainsi que nous avons eu la certitude que ce Jean-Marc possède des informations que nous n’avons pas et notamment, des notes manuscrites sur un livre écrit par un certain Moses Finley, historien spécialiste de l’antiquité grecque. Pour savoir ce qui se trouve exactement chez ce Jean-Marc et qui nous préoccupe, nous avons donc envoyé un de nos meilleurs agents auquel nous avons donné l’apparence de son meilleur ami, Guillaume. Le traitre-trans nous ayant révélé sous la torture que ce Jean-Marc « flashait » sur ce dernier. [Interrogations dans la salle]. Je m’explique. « Flasher » pour un hominiens signifie « vouloir s’accoupler avec », ou pratiquer un acte primitif et répugnant dont je vous épargne les détails. Mais il a été très efficace : après exécution, tandis que le Jean-Marc en question dormait, notre agent a eu tout loisir de speed-scanner l’ensemble de ce qu’il avait chez lui. Le trans-traitre a ensuite traduit toutes ses notes manuscrites. Malheureusement, elles ne représentaient pas un grand intérêt pour ce qui nous concerne. Cet historien Finley était comme tous les humains : un minable ! Tout ce qu’il a pu émettre ne sont que des suppositions sans intérêt, sinon celle que probablement sous « l’âge de bronze », les homo sapiens avaient découvert une pierre d’origine volcanique (ou autre ?) aux propriétés magnétiques et qui contenait entres autres, du Sylvanius 9ch. Comme vous le savez tous ici, un des composants essentiels de nos ressources énergétiques. Le problème est que, à la suite de ce que les hominiens ont appelé « l’ère mycénienne », les catastrophes naturelles et les invasions des « peuples de la mer » se sont succédés, ainsi les sites contenant le Sylvanius et probablement d’autres « terres rares » ont été abandonnés et essaimés tout autour de la mer Méditerranée. J’attire votre attention « et notamment dans l’Attique », via un port qui existait avant celui plus tardif du Pirée, probablement plus à l’Est. Nous avons donc procédé à des fouilles dans toute cette zone. Sans résultat probant. Voilà où nous en sommes aujourd’hui, chers collègues ».
Sur ces révélations, le chef suprême reprit la parole :
« Merci à notre vice-président. Je vais donc conclure notre réunion. Sur une note très alarmante. Sans Sylvanius 9ch ou autres terres rares, j’ai la triste obligation de vous annoncer que nous sommes tous condamnés à brève échéance. [Stupéfaction générale. Savourant son effet, le chef suprême reprit]. « En effet, malgré nos plus récentes recherches, nous sommes encore dans l’incapacité de les reproduire. [Silence]. Au risque de vous choquer, notre dernier espoir repose donc sur les épaules de ce fameux Jean-Marc ! Peut-être possède-t-il d’autres éléments qu’il cache. Et c’est la seule raison pour laquelle nous le gardons en vie. J’attends donc que vous vous réunissiez et transmettiez vos conclusions et suggestions quant à la meilleure stratégie pour régler de douloureux problème. J’en ai terminé » …