
Chapitre XII
Oui : Jean-Marc venait de trouver « LA » solution de son problème ! Mais, rendu hyper-vigilent après les révélations de son ami Guillaume, il se demandait comment pénétrer sans se faire remarquer, dans l’ancien appartement de son ex-voisin l’archéologue. Il était fort probable que le couloir de son étage soit à présent surveillé par les cyborgs. « Mais c’est bien sûr : je n’ai qu’à enjamber la rambarde séparant son balcon du mien ! Je ne risque pas grand-chose du deuxième étage ». La chance lui souriait : il faisait pratiquement nuit à présent et les rues n’étaient plus éclairées depuis belle lurette. Seules quelques pâles lueurs émanaient du premier quartier de la lune. Une fois rendu sur le balcon de l’archéologue, Jean-Marc s’aperçu avec effroi qu’il avait totalement négligé d’arroser ses plantes depuis sa disparition. « Les pauvres ! ».
Devant la baie vitrée de son voisin, il retrouva un peu de sérénité en découvrant que décidément, il était en veine : celle-ci était restée entrouverte après le départ précipité du pauvre savant. Jean-Marc avait pris le soin de s’équiper de plusieurs bougies et d’une boite d’allumettes, qu’il avait miraculeusement sauvegardés.
A l’intérieur, il entreprit une inspection prudente des lieux. Après la rafle des Cyborgs, l’appartement était sans dessus-dessous. « Y-a-il eu bagarre ce fameux jour où j’ai été épargné et n’ai pris conscience du massacre qu’à mon retour de la plage ? ». Le bureau de l’archéologue avait, comme de bien entendu, entièrement été fouillé. Cependant, à sa grande surprise, les livres de son immense bibliothèque avaient été épargnés. « On dirait vraiment que les livres les répugnent ! ». Jean-Marc se demanda avec anxiété si son attenant avait eu la bonne idée et surtout le temps, de dissimuler le manuscrit qu’il avait évoqué - compétant les recherches entreprises cinquante ans auparavant, par Moses Finley. Car à l’époque, le savant n’avait pas eu le privilège comme son voisin, d’approfondir ses recherches sur les terres rares de Grèce - n’ayant pas le privilège, lui, d’avoir recours aux ressources offertes par les nouvelles techniques dont bien sûr, l’ADN. « Cette fabuleuse machine à remonter le temps, si utile aux chercheurs », se dit Jean-Marc.

Tandis qu’il farfouillait fébrilement un peu partout dans la pièce en désordre, il reçut un violent coup au cœur. Il venait d’entendre un bruit suspect venant de la baie vitrée. « Les cyborgs, sont capables de tout, m’ont-ils repéré ? » Il souffla en vitesse les bougies allumées dans tout l’appartement et s’immobilisa, s’attendant au pire. Cependant un lourd silence régnait alentour. Après quelques minutes de pure angoisse, il se faufila de pièce en pièce, jusqu’au balcon. « Quel con je fais », s’insulta-t-il en découvrant que le bruit n’était qu’un n’innocent courant d’air ! Il ralluma une bougie et retourna dans le bureau. Par précaution, il refouilla dans tous les tiroirs, regarda sous les tableaux qui illuminaient la pièce. Charmé, Jean-Marc reconnu une belle copie de L’homme aux gants du Titien, un portrait d’Arthur Rimbaud, un autre du Jeune homme mordu par un lézard du Caravage et un original d’une scène marine. Des chalutiers entrant dans un port breton, sous l’œil inquiet de Bretonnes et de leur marmaille. Il passa la main derrière chacun d’eux. « Rien ! ».
Mais, il est parfois des moments dans la vie, où celle-ci échappe à toute raison. Jean-Marc bien que conscient qu’il devait agir vite et efficacement, son inconscient, lui résistait, cédant à une curiosité qu’il considérait comme légitime. Il donna l’ordre à Jean-Marc de s’intéresser de près aux rayonnages surchargés qui habillaient les quatre murs de la pièce. « Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es, énonce l’adage. Quoi de plus juste ? ». La première moitié du bureau abritait, comme il s’y attendait, un nombre considérable d’ouvrages et revues géologiques, historiques, sociologiques, anthropologiques et scientifiques.
Il les caressa du bout du doigt et passa en revue leurs titres de ses yeux fureteurs. Il se focalisa au passage plus particulièrement, sur L’orographie de la Sibérie de Piotr Kropotkine et L’homme de la Terre d’Elysée Reclus. « Tiens, tiens ! », se dit Jean-Marc en constatant que son ex-voisin considérait visiblement comme évident, l’apport de ces deux géologues anarchistes, généralement écartés des voies toutes tracés des chercheurs du genre. C’est sans surprise qu’il tomba ensuite, sur le fameux Moses Finley, lui, totalement annoté et qu’il glissa dans une poche de son jean pour l’examiner plus tranquillement, une fois sa mission accomplie. Il remarqua alors, la présence de Quand la nature se rebelle de Philippe Blom, qui évoquait la Petite ère glaciaire rebattant les clichés accumulés sur le Moyen-âge, notamment le climat. Dans la section historique, Ma vie d’Emma Goldman et Histoire de ma vie de Louise Michel, figuraient en bonne place. « Encore deux figures de l’anarchisme ! Cela dit, je ne dois pas m’arrêter sur chaque nouvelle découverte réjouissante, alors que je n’ai toujours pas trouvé le manuscrit tant convoité ! ». Il continua donc sa quête, sans pouvoir s’empêcher cependant d’aborder avec le plus grand intérêt, la seconde moitié de la pièce, entièrement consacrée aux Belles-lettres. « Mon ancien voisin était décidément était une personne très organisée : on se croitait dans un véritable centre documentaire ! » En effet, la première section regroupait tous les grands classiques mondiaux, classés par pays. Combien d’auteurs par lui aimés, qu’hélas le temps lui interdisait de détailler. Pourtant, Jean-Marc ne put s’empêcher de remarquer le rayon entier voué à l’œuvre de Franz Kafka, son écrivain préféré. Un sourire éclaira un peu son visage tendu. «
Décidément nous avions sans le savoir, beaucoup de goûts en commun ». Le reste des ouvrages était classé plus ou moins par pays et par-ci par-là, aussi par genres. « Et quels genres ! ». Il fut encore très surpris de découvrir alors chez l’archéologue, une passion avouée pour les livres traitant … traitant des amours « dits » hors-normes. « Tiens donc ! », se dit-il en oubliant quelque peu le temps qui s’écoulait. Il constata avec un plaisir évident qu’une bonne place était réservée aux ouvrages de sa chère Violette Leduc, « Cette écrivaine un peu trop oubliée, à la plume si mordante et novatrice pour l’époque ». Puis à l’intégral de l’œuvre de Jean Genet et celle de Marguerite Yourcenar. Plus loin, Jean-Marc aperçu aussi, L’exilé de Capri de Peyrefitte ; tout Dominique Fernandez (dont La course à l’abîme sur Caravaggio) ; ou encore, Les filles du Calvaire de Pierre Combescot ! Accolés, tout Roland Barthes ; René Schérer ; Guy Hocquenghem et Félix Gattari. N’en croyant pas ses yeux, il remarqua ensuite, Les lunettes d’or de Giorgio Bassani ; les poésies de Pier Paolo Pasolini ; Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ; Robert Musil et son élève Törless ; La Mort à Venise et Tonio Krüger de Thomas Mann et tout Klaus Mann. « Incroyable » ! Plus loin encore, tout Yukio Mishima ; Mikaël, d’Herman Bang ; Maurice de EM Forster ; tout Christopher Isherwood. Ses écrivains grecs contemporains préférés, Constantin Cavafi ; Iorgos Ioannou ; Christophoros Christianopoulou. Mais également, Buddy Budd d’Herman Melville ; Walt Whitman et même, Le baiser de la femme araignée de l’argentin Manuel Puig et encore plus surprenant : toute l’œuvre de son compatriote fou : l’inclassable Copi …

La tête lui tournait. Jean-Marc se remémorait tous ses héros favoris. Ceux qui s’étaient battus contre les clichés et autres convictions normées de leurs époques respectives et avaient tenté de laisser libre cours et s’épanouir, leurs tendances et leurs passions. « Mais alors, mon archéologue, ce bel homme solitaire qui m’avait dit, je m’en souviens être marié et père, cachait-il lui aussi son jeu comme Thomas Mann ? Ou bien comme ce dernier, revendiquait-il sa bisexualité y compris au vu et su de sa femme Katia et de certains de ses lecteurs ? » Il lui revint alors à l’esprit, les quelques approches timides de l’archéologue pour tenter à plusieurs reprises de l’approcher plus intimement. « Que d’occasions manquées ! Combien de grandes discussions passionnantes et passionnées avons-nous manquées ? » Hélas, devant l’urgence, le moment était mal venu pour les regrets « Mais, bordel, où peut a-t-il bien pu fourrer son foutu manuscrit ? l’a-t-il détruit, ou caché le jour de la grande rafle ? Avait-il lui aussi été averti ou avait-il pressenti quelque-chose ? ».
Durant son exploration minutieuse, Jean-Marc avait remarqué le nombre impressionnant de pochettes plastiques et de dossiers glissés entre certains ouvrages scientifiques. Il revint sur ses pas. « Rien d’intéressant ici. Mais pas de négligence : et pourquoi ne serait-il pas planqué parmi la littérature ? ». Une pochette transparente était dissimulée entre deux biographies consacrées à Arthur sur Rimbaud. « Chou blanc ! ». Il s’agissait en fait, d’une copie de l’original d’un rapport géographique écrit de Harar par le poète, et destiné à son patron, Alfred Bardey. Continuant sur sa lancée, il passa fébrilement en revue toutes les autres pochettes. Rien. C’est alors qu’il remarqua, entre deux Pléiades de Marguerite Yourcenar, un petit volume des Mémoires d’Hadrien qui avait l’air bien enflé ! Il était numéroté et dédicacé à un certain Jerry Wilson. Jean-Marc venait juste de terminer Un autre m’attend ailleurs, une biographie romancée sur cet homosexuel, qui avait été le dernier amour de l’écrivaine. S’y trouvait dissimulé en-dessous, plié en deux… « Bingo ! Le manuscrit tant désiré ! » …