
Jean-Marc était de plus en plus convaincu que les cyborgs et leurs milices d’Hilotes ne lui laisseraient pas un jour de plus. Ce qu’il avait découvert chez son voisin semblait confirmer leur impatience. Cependant, il était hors de question de mettre un pied dehors la nuit, puisque le couvre-feu était imposé jusqu’à six heures du matin. Il ne lui restait donc que six heures pour réfléchir. Tout d’abord à cette histoire de couvre-feu. A qui s’appliquait-elle dans le sud d’Athènes, alors que tous ses habitants en avaient été chassés - et/ou massacrés après le Grand Reversement de 2036 - ou/et transformés en Hilotes - et d’ailleurs, selon quels critères ? Les cyborgs craignaient-ils une révolte nocturne de la part de ces derniers ? Moins pressé par le temps, mais surtout fidèle à la haute idée qu’il se faisait de l’histoire de l’humanité et de ses leçons à tirer pour l’avenir, Jean-Marc tenta de résumer tout ce qu’il avait lu sur les Hilotes. Notamment, que leur nombre était un facteur d’insécurité pour les Spartiates, mais qu’ils s’étaient rarement révoltés. Il voulut en avoir le cœur net et alla fouiner dans les écrits de Thucydide. Il tomba sur l’épisode du complot du général Pausanias, au VIème siècle avant notre ère :
« Pausanias intriguait avec les hilotes de la manière suivante : il leur promettait la liberté et le droit de cité, s’ils se soulevaient avec lui et l’aidaient dans toutes ses entreprises. »
Plus loin, Thucydide rapportait que non seulement ses intrigues ne poussèrent pas les Hilotes à la révolte, mais qu’au contraire quelques-uns d’entre eux dénoncèrent le général aux autorités. Les promesses de Pausanias leur paraissaient-elles trop généreuses pour être crédibles ? Donc pas d’insurrection au VIème siècle. Jean-Marc passa au massacre du cap Ténare, également rapporté par Thucydide :
« Les Spartiates avaient jadis fait lever les Hilotes suppliants qui se trouvaient dans le sanctuaire de Poséidon, à Ténare, puis les avaient entraînés à l’écart et massacrés. Selon eux, cette impiété avait causé le grand tremblement de terre de Sparte. »
Ce dernier avait eu lieu en 464, avant notre ère et cette fois-ci, la révolte était attestée par les historiens grecs, même s’ils ne s’accordaient pas tous sur cette interprétation.

Donc les Hilotes spartiates s’étaient bien insurgés. Karl Marx n’avait-il pas écrit « l’histoire se répète » ? se dit Jean-Marc. « Alors pourquoi les Trans, ces Hilotes modernes n’en feraient-ils pas autant contre leurs maîtres, les cyborgs ? ». Mais il laissa-là cette réflexion, non sans s’être traité de crétin : « Je n’ai tout de même pas la prétention de les pousser à la révolte en une seule nuit. Je ferais mieux de réfléchir aux choses beaucoup plus pragmatiques qui m’attendent demain matin à l’aube ! ».
Comme il commençait à tomber de fatigue il se força à s’allonger, non sans avoir pris la précaution de remonter son vieux réveil mécanique au cas où malgré son excitation, il venait à s’endormir. Mais plus le temps passait, moins son cerveau effervescent semblait vouloir se calmer. Il reprit donc sa réflexion là où il l’avait laissée après avoir découvert le pot aux roses sur les cratères de météorites dans le manuscrit de l’archéologue. Mais il n’arrivait toujours pas à s’expliquer les raisons pour lesquelles les cyborgs avaient entrepris des fouilles du côté de Faliro, où se situait l’ancien port d’Athènes dans l’antiquité. Une idée loufoque lui vint à l’esprit. « Supposons qu’un Hilote, ancien scientifique ait parlé sous la contrainte avant sa transformation et révélé aux cyborgs que les Grecs anciens après les siècles obscurs suivant la chute de Messène, avaient récupéré les terres rares disséminées alentour et les avaient déposées quelque part dans la baie marécageuse de Palio Faliro ? Et si cet ancien scientifique avait sciemment trimbalé les cyborgs sur une fausse piste ? »
Après tout, ce n’était pas si idiot que ça : l’Hilote qui avait transmis son premier message à Guillaume avait prouvé que certains d’entre eux étaient restés du côté des humains. « Bon partons de ce postulat et imaginons maintenant que trompés et déçus, les cyborgs se soient tournés vers une autre direction ». Peut-être en savaient-ils plus que les humains, se dit Jean-Marc. « Et si dans ce cas, ils avaient eu connaissance de tous les impacts laissés sur Terre par les grandes météorites et réussi à maintenir les diamants de qualité industrielle à l’état de plasma « plus de quelques secondes » grâce par exemple à l’énergie nucléaire, alors que l’Académie russe des Sciences l’avait déclaré impossible à faire par les humains » ? Cela tenait la route car, comme Jean-Marc avait eu l’occasion de le constater, les cyborgs ne semblaient nullement craindre les retombées atomiques. Il était alors tout à fait envisageable que ces derniers aient stocké assez de réserves énergétiques pour leur permettre de faire fonctionner jusque-là leurs systèmes. Mais comme semblait le laisser supposer le message de Guillaume, ce n’était visiblement plus le cas et leurs ressources énergétiques semblaient sérieusement commencer à leur faire défaut. Tant de suppositions se bousculaient dans son cerveau en surchauffe. Si ce qu’il venait d’imaginer se révélait exact, alors tout devenait beaucoup plus clair ! Et il était aussi possible que Guillaume en sache plus mais que faute de pouvoir dialoguer en direct, se soit contenté de lui faire intégrer ce que les cyborgs DEVAIENT CONTINUER A IGNORER : justement ce qu’il venait de découvrir dans le manuscrit de son voisin. A savoir, que plus de 70 % de la surface du globe était recouverts par les océans et les mers et donc que les deux tiers des grandes météorites étaient probablement tombés dans les eaux profondes. Et surtout, le fait maintenant avéré que l’une d’entre elle se trouvait dans la plus profonde fosse marine méditerranéenne, située… tout près des côtes grecques ! Jean-Marc avait donc bien fait de s’interdire à lire la suite. Le « détruis-le impérativement », lancé par Guillaume ne faisant que répondre à son pressentiment. Il était satisfait d’être enfin parvenu, bien que par des chemins un peu tortueux, à cette conclusion. Mais pendant ce temps, féroces, les heures continuaient à lentement s’égrener dans la nuit. Il était donc grand temps de cesser de se torturer les méninges car, il était fort à parier qu’il n’aurait jamais de réponses claires à la plupart de ses questions !
Arrivé à cet état d’esprit, toute idée de sommeil l’avait définitivement déserté. Ne serait-ce qu’une petite heure ou deux. Quoi qu’il décide ensuite, il se devait d’être en forme aux premiers rayons du soleil. Ne lui restait plus alors, qu’à trouver le meilleur moyen de détruire le document si précieux. Là encore, ce n’était pas si simple ! Il passa en revue toutes les solutions qui se proposaient à lui :
« Le déchirer et en répartir les morceaux dans plusieurs bouches d’égout comme je l’ai fait pour le message de Guillaume ? Non : je n’en aurais jamais le temps ni la possibilité matérielle.
Le brûler alors ? Non plus : les cyborgs possèdent peut-être aujourd’hui, des moyens plus sophistiqués pour reconstituer un document brûlé à l’aide de logiciels perfectionnés. Et bien plus efficaces que notre vieille technique de photographie à infrarouge réfléchie. Donc, pas question de le brûler non plus.
L’avaler ? C’est ridicule. Trêve de plaisanterie ! » …
En effet, Jean-Marc venait d’avoir une illumination et enfin trouvé la solution idéale. Quand bien même celle-ci n’avait rien de plaisant. Bien au contraire. Sa décision définitivement arrêtée, il décida de passer les dernières heures dans son appartement de la façon la moins déplaisante possible. Regarder pour l’ultime fois, les photos qui lui étaient les plus chères dans ses nombreux albums. A présent la tête chargée de souvenirs, bien qu’harassé, il choisit de conclure cette nuit de veille à passer une dernière fois en revue, les sept bibliothèques qui jonchaient les murs de son appartement.

Sachant qu’il n’avait guère le temps de louanger, un à un, ses livres préférés (il y en avait beaucoup trop !), il parcouru rapidement mais amoureusement, leurs illustrations, pages de garde et quatrièmes de couverture. Ressouvenirs affectueux avec ses vieux compagnons de toute une vie - qui l’avaient fait douter, réfléchir, rire, sourire ou pleurer depuis tant d’années. De visu, il avait pu également constater combien il possédait d’ouvrages en commun avec l’archéologue. C’est sur cette dernière pensée qu’il résolu de dire adieu à sa maison qui, durant toutes ces dernières années solitaires avait été son seul refuge, avec la mer. Il prit sa douche et engloutit en guise de petit déjeuner, les restes qu’il trouva au fond de son réfrigérateur. Ce n’était vraiment pas le moment de se trouver mal ! Son jean enfilé, il tenta de dissimuler au mieux le manuscrit de son ex-voisin qu’il avait replié en quatre, entre le bas de son dos et ses fesses. Il s’apprêtait à sortir lorsqu’il eut le réflexe de prendre ses clés. Il ne le regretta pas quand il s’aperçut qu’il avait oublié une chose essentielle …