Chapitre III
Article mis en ligne le 11 décembre 2023
dernière modification le 29 avril 2024

A présent, son immeuble était pratiquement vide. La grande majorité des appartements, laissés vacants. Il lui arrivait encore de temps en temps, de croiser dans les escaliers quelque humain en cours de transformation qu’il appelait « les trans ». Fidèles à leur comportement, ils ne lui adressaient pas plus la parole dans les escaliers que dans la rue. « Comme si j’étais une espèce d’être impur, un intouchable à la mode indienne ». Jean-Marc monologuait de plus en plus souvent. Et puis, tous les jours, le rituel. Tôt le matin, un cyborg lui déposait sur son palier, courses et médicaments qu’il avait commandé la veille sur son ordi. Puis, il emportait, dieu sait où, son sac de détritus. Les poubelles athéniennes en plein air, si typiques ayant disparu.

S’il vivait en ermite, Jean-Marc n’en avait pas pour autant abandonné ses bonnes habitudes alimentaires ou d’hygiène. Il mettait un point d’honneur à respecter ses cinq instincts humains. Du moins, trois sur cinq : l’instinct de survie, sexuel et d’expression, puisqu’il n’était plus question d’instinct de groupe, ni de pouvoir. « Essentiel : me couper régulièrement tout ce qui pousse et dépasse ! Ongles de mains et de pieds, barbe et cheveux ». Pour la sexualité, environ deux fois la semaine, quand l’envie devenait pressante, il s’offrait une visite sur son site gay préféré : « beaux mecs baisent en pleine nature ». Contrairement aux autres sources d’informations auxquelles il n’avait plus accès, son site de cul n’avait pas été coupé sur son ordi. « Une bonne bouffée de fantasme et une bonne branlette de temps en temps n’a jamais fait de mal à personne et ça me donne l’impression d’être encore un humain ! ». Pour le reste de ses activités diurnes, elles s’articulaient toujours autour des gros paquets de livres que lui envoyaient de petits éditeurs en « service de presse ». Tous étaient parus avant 2036, date du « Grand renversement ». De temps à autre, il recevait des accusés de réception à ses envois. De plus en plus, on le pressait à recenser des ouvrages traitant du transhumanisme (thème très à la mode dans les années 2020), ou sur les premiers temps de la Grèce. « Mais pourquoi, puisque comme j’ai cru le comprendre après leur congrès, les cyborgs ne sont plus capables d’analyser ou de « ressentir » ce qu’ils lisent. Ce qui me fait penser à ce que ma dentiste russe de l’immeuble disait des jeunes générations de Grecs : « Ils n’ont lu que trois livres dans leur vie et encore : seulement les titres ! ». Jean-Marc continuait à lire tout en marchant. De temps en temps, il s’arrêtait sur un banc pour noter quelques réflexions ou certains passages sur son cahier, avant de les retranscrire. Un jour sur deux, il se levait tôt le matin pour aller se baigner. Selon le temps imparti par la saison (car il devait rentrer avant le couvre-feu), soit à la plage de Flysvos, d’Edem ou en été, il poussait jusqu’à celle de Kalamaki. Mais ce que les athéniens avaient prétentieusement nommé la « Riviera athénienne » était à présent totalement désertée.

Le cafés et restos, autrefois blindés durant la belle saison, commençaient à tomber en ruine. Le seul soucis matériel se présentait lorsqu’il avait une envie pressante. Au début, il avait du mal à déféquer dans les buissons qui bordaient la plage. Puis l’habitude aidant, il avait fini par se dire : « A quoi rime encore la pudeur puisqu’il n’y a plus personne pour me voir accroupi ! ». Son plus grand bonheur depuis la prise du pouvoir par les cyborgs, c’était de voir à quel point la mer, vierge de tout trafics maritime ou autres, était redevenue aussi propre et claire qu’aux temps immémoriaux. Du coup, plus trace de ces « sars », ces poissons mutants venus des cotes d’Egypte et d’Israël qui, quinze ans plus tôt à cause du réchauffement climatique, s’étaient mis à pulluler sur les plages du bassin méditerranéen. Jean-Marc à l’époque s’était fait mordre à plusieurs reprises.

Le soir, il devait se grouiller de rentrer car les rues n’étaient plus éclairées. Les cyborgs s’en battaient visiblement les piles. «  Je suppose qu’ils ont dû s’inspirer des chats pour voir la nuit ». Arrivé devant son immeuble, la première chose qu’il faisait était de vérifier que son double de clés était toujours planqué dans un coin du mur. « J’aurai l’air fin si un jour je les paume. Qui viendrait me dépanner alors : plus personne ne m’adresse la parole ? ». Voilà ce à quoi se résumait la vie de Jean-Marc à présent. Circuler dans des rues quasi-désertes « Virginia Woolf, si elle était aussi solitaire que moi dans ses promenades londoniennes, elle au moins, avait le loisir d’imaginer, la vie des gens et des animaux qu’elle croisait. Mais, moi, imaginer la vie d’un cyborg ou celle d’un trans, quelle affaire ! ».
Le lendemain de ce jour aussi « triste à mourir » que les autres (comme le chantait la Môme Piaf), Jean-Marc ne savait pas encore que sa vie allait changer du tout au tout !... A suivre.