Premier épisode
Patrick Schindler

Jean-Marc, la soixantaine bien avancée n’avait plus à Paris ni famille, ni compagnon et des amis trop clairsemés. Aussi, trois ans auparavant, avait-il décidé de s’installer à Athènes. Si toute sa vie il avait été un homme social et un grand militant, depuis qu’il était en retraite, il avait décidé de se considérer comme « rangé des voitures ». Son seul lien, sa seule activité consistait à continuer son activité de critique littéraire bénévole pour une revue anarchiste française.

Au fil des ans, sa chronique avait pris une certaine envergure et de fait, il recevait ici à Athènes nombre de nouveautés d’une vingtaine d’éditeurs indépendants en ‘SP’. C’était assez étonnant car en ce premier tiers du XXIème siècle, c’était un fait quasiment acquit que plus personne n’achetait et donc ne lisait plus en support papier. « Le vent virtuel se lève, il faut tenter de survivre » était devenue, la devise de Jean-Marc.

Puis, en 2036, advint « le Grand renversement néotechno36 ». Nébuleuse médiatique aux contours encore plus flous que le Covid 19. On ne savait rien de précis sur sa forme, sa composition et son objectif, d’autant que Jean-Marc ne faisait aucun effort pour bien parler grec. En revanche, dès la première alerte, cette fois-ci tout le monde avait accepté sans rechigner le confinement à domicile, les restrictions et tutti quanti. Jean-Marc n’avait donc plus comme compagnons que ses livres et son ordinateur portable. Habitué à présent à vivre seul, il ne demandait rien à personne (ses courses étaient livrées à domicile, dans le quartier de Petralona) et continuait et avait l’intention de continuer tant qu’il recevait des livres à les lire, rédiger ses « recensions » et les envoyer à la revue. Ainsi passèrent les jours, les semaines et les mois.
*
Un beau matin, un homme, plutôt beau garçon au premier coup d’œil, vint sonner à la porte de son deux pièces. Peu craintif de nature, il le fit entrer. Au deuxième coup d’œil, Jean-Marc qui par son activité avait déjà lu force ouvrages au sujet transhumanisme remarqua à sa façon de se tenir et surtout à sa façon de se comporter, que ce garçon n’avait rien d’humain. Les cyborgs avaient donc pris le pouvoir.

C’était ça le sens du Grand renversement ! Sans commentaires ni explications, l’androïde lui dit qu’il avait été repéré et choisi par le nouveau gouvernement pour la qualité de ses recensions. De toutes façons, il avait le choix entre accepter et accepter ! Il en fut le premier étonné : n’avait-il pas justement recensé plus d’un ouvrage alertant justement sur les dangers et dérives potentiels de la cybernétique, le transhumanisme et leur utilisation politique ? Bref, le nouveau gouvernement lui proposait de l’installer dans le lieu de son choix afin de continuer son activité en toute tranquillité. Jean-Marc qui était venu en Grèce pour lire en se promenant sur la plage, « choisit » Skópelos, son île grecque préféré située dans l’archipel des Sporades. A peine dit, déjà fait : le lendemain il se réveilla dans une petite baraque toute simple, donnant sur une plage d’environ un kilomètre de longueur.

Il avait dû être télé-déporté. On ne lui avait laissé que son ordinateur et ses livres, ses repas lui étaient toujours délivrés à domicile. Combien de jours, de semaines ou de mois passèrent ainsi ? Ce qui le surprenait le plus, c’est que ses mails parvenaient toujours au journal puisqu’il recevait de temps en temps un accusé. Un beau matin un cyborg semblable au premier, (avec eux on ne savait jamais vraiment s’ils avaient une identité propre), vint annoncer à Jean-Marc qu’il était l’invité d’un grand Congrès organisé par le nouveau gouvernement, section cyber scientifique, sur la pratique de la critique littéraire. En pénétrant dans le bâtiment, une immense sphère suspendue en l’air, Jean-Marc remarqua que le public était composé d’autant de répliques que le premier cyborg. Tous se taisaient, ou peut-être avaient-ils entre eux un autre moyen de communication qu’il ignorait. Jean-Marc n’ayant rien préparé, se lança dans un discours de platitudes, puis exalté par le peu de réactions et guidé par l’inspiration du moment, n’attendant rien et ne craignant rien non plus, se laissa emporter par son sujet : la littérature.
*
Dialogue post-congrès entre deux congressistes, traduit du langage cyborg :
« - Ça t’a plu ?
  Ah oui alors, ça m’a plu ! Je n’avais jamais rien entendu de plus tordu depuis le grand renversement. C’était une idée géniale de notre gouvernement d’organiser cette rencontre pour nous faire comprendre à quel point les humais étaient sous-développés. Où l’ont-ils dégotté celui-là ? J’ai adoré ses fringues, d’un rignard et d’un pratique !
  Et son air pénétré était impayable quand il s’est lancé dans la définition d’une « bonne recension incitative ». Et ensuite, que je te raconte comment il « faut lire un lire » : y entrer comme on entre dans une histoire d’amour. Je te jure !
  Le pire c’est quand il s’est lancé dans des exemples. J’ai cru que j’allais m’autodéconnecter. Ils avaient de ces noms les « grands auteurs » des années 1950, ses préférés ». Albert Camus, « l’éternel étranger » qu’il a dit. Et puis Violette Leduc (c’est le nom d’un ciber-parfum ?) « et son filet à faire le marché noir ! ». Margueritte Duras « et l’agonie de la mouche ». Jean Genet « et son tube de vaseline ». Et des Anglais, Virginia Woolf « et la mort de la phalène ». C’était une obsession pour les écrivains de tuer les insectes ? Et puis il y a fallu se fader les auteurs allemands de la même époque, toute la famille dégénérée des Mann, et les Danois, et les Américains du nord et ceux du Sud, et les Japonais. Gonflant !
  Moi, ce que j’ai retenu de tous les propos de cet humain halluciné, c’est le temps qu’ils pouvaient perdre à lire, à l’époque et surtout, ça leur servait à quoi cybernétiquement, je te le demande ?
  A oui, et puis surtout, quel temps perdu ! Tu te rends compte qu’avant la mise en place du SITI*, les humains essayaient de « comprendre ce qu’avait voulu dire l’auteur » ! « D’appréhender le contexte historique ». « D’utiliser ses cinq sens (respirer, toucher le papier, lire tout haut, etc.. », comme l’a dit ce comique, « pour ressentir l’émotion du texte ». « Pleurer sur les parties sensibles » ! « Déguster comme un bon plat » (c’est vrai qu’à l’époque non seulement ils mangeaient, mais ils éliminaient même par les parties naturelles ») ! Laisse-moi rire !...
  En parlant de rire, j’aimerai bien essayer un jour de rire comme ils aimaient à le faire. « Le rire comme remède contre la vanité disait Bergson ». Pas toi ? Tais-toi imbecile, nous sommes reliés au SITI ! »
*Science Infuse Totalement Intégrée.
Patrick Schindler