Claudio Albertani
Le Mexique a mal
Article mis en ligne le 12 mars 2008
dernière modification le 11 mars 2008

Le Mexique a mal. Certes, si l’on dresse l’état des lieux de la
souffrance, certains pays sont bien plus mal en point. L’Irak, ou encore
la Palestine, par exemple. Cependant, au Proche-Orient et ailleurs, ce qui
domine, c’est le fracas des armes. Il y a plusieurs années de cela, je me
souviens avoir essayé d’expliquer en quoi consistait la rébellion indigène
du Chiapas à des réfugiés palestiniens que j’avais connus en Europe. Je
leur parlais de ce qu’il y avait de nouveau dans le message zapatiste, du
rôle des femmes insurgées, du projet d’autonomie des zapatistes, mais rien
de tout cela ne leur semblait intéressant. Les seules questions qu’ils me
posaient étaient du genre : « Combien ont-ils de kalachnikovs ? Ont-ils des
grenades à fragmentation ? Et des mines antipersonnel ? » Visiblement, pour
mes interlocuteurs, la seule chose qui comptait, c’était la capacité
offensive dont pourraient faire preuve, le cas échéant, les insurgés
chiapanèques.

Cette anecdote permet de mieux comprendre la tragédie du Mexique, mais
aussi, inversement, la force de ses habitants. Dans ce pays, en effet, en
dépit de conditions extrêmement difficiles et de l’inquiétant niveau de la
répression exercée par le gouvernement, les mouvements sociaux restent
pacifiques, pour la plupart. La violence n’est employée que d’un côté -
celui du gouvernement - et, comme l’a si bien dit Gandhi, la violence est
l’arme des faibles.

C’est la première chose qui impressionne une personne qui se rend au
Mexique. On a du mal à comprendre la raison d’une telle disproportion
entre la violence exercée par l’État et les revendications sociales. À
Oaxaca, capitale de l’État mexicain du même nom, les 23 morts
officiellement dénombrés lors des événements qui ont duré de juin à
décembre 2006 (auxquelles s’ajoute un nombre indéterminé de disparus) se
comptaient d’un seul côté, parmi les citoyens révoltés. De même, les 45
martyrs d’Acteal de décembre 1997 n’étaient pas de dangereux terroristes,
mais des personnes pacifiques, en grande partie des femmes (dont certaines
étaient enceintes), des enfants et des vieillards qui ont été assassinés
alors qu’ils priaient, à genoux, dans une chapelle.

Les femmes outragées, les adolescents matraqués et les deux jeunes vies
fauchées à San Salvador Atenco en mai 2006, dans l’État de Mexico, ne
représentaient aucunement une menace pour la sécurité nationale. Cela ne
les a pas empêchés de subir un traitement comparable à celui que l’on a pu
voir notamment dans des documentaires sur Abou Ghraïb.

Le docteur Guillermo Selvas et sa fille Mariana, récemment excarcérés du
centre pénitentiaire Molino de Flores, ne sont pas de dangereux fanatiques
prêts à tuer, mais des personnes qui fournissaient des soins médicaux
pendant l’émeute d’Atenco. C’est pour un tel crime qu’ils ont purgé un an,
huit mois et quinze jours de prison. Sous quel chef d’accusation ?
Eh bien ! aucun, car ils ont été libérés sans être inculpés de quoi que ce
soit.

« Au Mexique, il y a plusieurs États de droit, déclare Mariana. Il y en a
un pour les pauvres et un autre pour les riches. Les geôles sont pleines
de gens qui luttent pour pouvoir nourrir leur famille. »

Héctor Galindo Ochoa est un jeune avocat, conseiller juridique du Front
des communes pour la défense de la terre (FPDT) d’Atenco, une organisation
paysanne qui eu gain de cause, en 2002, dans la bataille qu’elle livrait
contre le projet de construction d’un aéroport sur des terres cultivables
que l’on voulait exproprier, en proposant 7 pesos le mètre carré.
Actuellement, il purge une peine de soixante-sept ans (67 !) et six mois,
en compagnie d’Ignacio del Valle Medina et de Felipe Álvarez Hernández,
dans une prison de haute sécurité de l’État, accusés tous les trois d’un
délit de prise d’otages (fabriqué de toutes pièces), ce qui équivaut à une
condamnation à mort.

La question que pose Magdalena García Durán, indigène otomi emprisonnée
depuis un an, six mois et cinq jours pour s’être trouvée au mauvais
endroit au mauvais moment, fait très mal : « Où est le droit ? Est-il juste
d’être en prison sans savoir de quoi on m’accuse ? »

Des mots d’une terrible justesse dans leur simplicité. Des mots qui
résument parfaitement la condition des peuples autochtones, peuples dont
la sensibilité et la créativité ont fait l’admiration de poètes de la
dimension de Benjamin Péret. « Au Mexique, écrivait-il, tout homme, aussi
humble que soit sa condition, possède un sens artistique qui ne demande
que certaines conditions favorables pour émerger. Son amour pour les
fleurs - que l’on peut constater à la porte ou à la fenêtre de la plus
misérable des demeures - est la manifestation élémentaire et la plus
évidente d’un tel sens. D’autre part, si ce sens artistique n’était pas
aussi généralisé, il serait impossible d’expliquer la magnifique éclosion
d’un art populaire d’une variété et d’une richesse inouïe qui émerveille
le visiteur le plus distrait parcourant n’importe quel marché mexicain. »

Au Mexique, en ce début de nouveau millénaire, l’amour des fleurs est un
délit impardonnable. De fait, le massacre d’Atenco a eu précisément comme
point de départ la solidarité que des membres du FPDT ont manifestée envers
des vendeurs de fleurs injustement expulsés du marché de Texcoco.

« Plus que pour protéger nos droits, la loi sert à protéger des
privilèges », nous dit Francisco López Bárcenas, avocat d’origine mixtèque
chargé de la défense juridique de San Pedro Yososato, dans l’État
d’Oaxaca, une communauté qui se bat depuis des années pour conserver et
protéger ses droits agraires et dont tous les pères de famille (y compris
Francisco López Bárcenas) sont visés par des mandats d’arrêt. À Yososato,
le dernier homicide date d’il y a un peu moins d’un mois. Le 24 décembre
2007, Placido López Castro, dirigeant indigène et fils de Marcial Salvador
López Castro, le président de la chambre des biens communaux, a été
assassiné, criblé de balles par trois inconnus.

Chiapas, Atenco, Oaxaca. Trois plaies ouvertes. Ce ne sont pas les seules.
Il y a aussi les 155 disparus dénombrés au cours des quinze dernières
années. Il y a aussi les centaines de femmes sauvagement assassinées à
Juárez (et ailleurs), dont le seul délit était d’être des pauvres et des
travailleuses. Il y aussi le retour de la « sale guerre », qui s’accompagne
de l’enlèvement-disparition de militants de l’EPR. Il y aussi les
arrestations illégales : selon le Forum Prisonnières politiques et
système judiciaire et pénal (Foro Presas políticas y sistema de justicia
penal), organisé le 24 janvier par des étudiants de l’Unam et par l’École
nationale d’anthropologie et d’histoire, de 1990 jusqu’à la fin de l’année
dernière, « pour ne donner que les chiffres les plus optimistes », il n’y
eut pas moins de 1 718 personnes arrêtées illégalement, dont 1 480 ont été
relâchées depuis, tandis que 238 restent détenues. Ajoutons encore les 267
opposants emprisonnés depuis le début du régime de Felipe Calderón (sous
le mandat de Vicente Fox, on en comptait 614).

Voilà la réalité à laquelle est confrontée la Commission civile
internationale pour l’observation des droits humains (CCIODH) dans le
cadre de sa sixième visite dans ce pays. Créée en Europe aussitôt après le
massacre d’Acteal, cette organisation lutte depuis dix ans contre
l’impunité et la violence des autorités. Formée de spécialistes de
diverses disciplines, elle s’est acquis de haute lutte un prestige que le
gouvernement lui-même n’ose plus remettre en question.

« Une visite des plus opportunes, affirme le père Miguel Concha, défenseur
aguerri des droits humains fondamentaux. Une visite - poursuit celui qui
est également le président du Centre pour le respect des droits humains
Fray Francisco de Vitoria - qui survient dans un moment crucial. L’armée
patrouille dans les rues, les groupes paramilitaires sont très actifs au
Chiapas et ailleurs, le gouvernement suscite la violence au sein des
communautés en entretenant des conflits agraires. Et une réforme de la
justice est sur le point d’être votée qui, si elle venait à être
approuvée, criminaliserait encore plus la protestation sociale
puisqu’elle légaliserait les perquisitions sans commission rogatoire et
foulerait aux pieds la liberté d’expression et la liberté d’association. »

Oui, le Mexique a mal. « La violence du gouvernement est devenue si banale
qu’elle passe inaperçue. L’apathie et le mauvais gouvernement sont la
formule magique qui permet que tout continue », précise le docteur Selvas
Ojalá, qui souhaite que la venue de la CCIODH aide à briser ce cercle
vicieux.

Claudio Albertani,
Mexico DF, 30 janvier 2008.

Traduit par Ángel Caído.

Source : Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL) de Paris :http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=540