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Claudio Albertani
Le retour des barbares
Résistance et état d’exception au Mexique
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 9 janvier 2008
La tradition des opprimés nous enseigne que « l’état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle.
Walter Benjamin

Le totalitarisme moderne peut être défini comme l’instauration au moyen de l’état d’exception d’une guerre civile légale qui permet l’élimination physique non seulement des adversaires politiques, mais de toutes les catégories de citoyens qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas intégrables dans le système politique.
Giorgio Agamben

Dans un petit livre d’une grande importance pour comprendre l’époque actuelle, le philosophe italien Giorgio Agamben analyse la figure paradoxale et inquiétante de « l’état d’exception » [1]. Trait typique du nazisme, « l’état d’exception » est la réponse violente des pouvoirs constitués aux conflits extrêmes, l’espace vide qui marque la suspension du système juridique et de la relation habituelle entre norme et autorité. Agamben le définit comme une frange d’indétermination où s’évanouissent les différences traditionnelles entre démocratie, absolutisme et dictature ; la brèche par laquelle se glisse la barbarie. Loin de disparaître avec la défaite des totalitarismes classiques, l’état d’exception s’insinue à la fin du XXe siècle comme paradigme du pouvoir, en arrivant aujourd’hui à sa plus grande extension planétaire. Partout, la violence gouvernementale peut enfin ignorer le droit international et ses aspects normatifs dans une totale impunité.

Le spectre de la guerre sale

L’analyse d’Agamben porte principalement sur les États-Unis de George Bush. Promulgué vers la fin de 2001, le Patriot Act a supprimé l’habeas corpus et introduit une culture du soupçon qui est typique des régimes totalitaires. Qui est stigmatisé comme « ennemi » perd automatiquement les droits les plus élémentaires — à commencer par le droit à la vie — , est traité comme un paria exposé à la torture, aux cachots clandestins, à l’assassinat et à la disparition forcée. Avec des degrés différents d’intensité, ce modèle est en train de se généraliser au monde entier. En Amérique latine, il a été appliqué principalement en Colombie et, ces derniers temps, au Mexique. Voyons cela de plus près.

D’après une reconstruction journalistique, le 24 mai 2007 l’Unité policière d’opérations spéciales de l’État d’Oaxaca est arrivée aux abords de l’hôtel Del Árbol à cause de la présence supposée d’un « groupe armé » [2]. Aussitôt, l’armée s’est rendue sur place. Un bulletin a informé de l’arrestation de quatre personnes, présentées comme des membres de la police judiciaire du Chiapas [NDT : l’État voisin], qui n’avaient pas remis leur ordre de mission au parquet de l’État [NDT : d’Oaxaca]. Bientôt, les organisations de droits humains ont conclu qu’il ne s’agissait pas de policiers, mais de guérilleros, plus précisément de deux militants de l’EPR, Gabriel Cruz Sánchez (également connu sous le nom de Raymundo Rivera Bravo), âgé de 55 ans, et d’Edmundo Reyes Amaya, 50 ans, arrêtés et disparus depuis [3].

Le 1er juin, le Comité d’État du Parti démocratique populaire révolutionnaire, PDPR, commandement militaire de zone de l’Armée populaire révolutionnaire, EPR, a rendu public un communiqué où il réclamait la présentation en vie de ses militants [4]. L’âge de l’un et l’autre, une cinquantaine d’années, indiquait qu’il ne s’agissait pas de néophytes ni de cadres subalternes, mais de militants d’une longue expérience. D’autres communiqués ont suivi, mais, à de rares exceptions près, ils ont été ignorés par la majeure partie de la presse écrite et électronique.

Le 20 juin, Alejandro Cerezo, membre du comité Cerezo (organisation qui se consacre à la défense des droits humains des prisonniers politiques et de conscience [5]), a reçu plusieurs messages de menaces sur son téléphone portable, attribué par le ministère de l’Intérieur, et dont le numéro est confidentiel, de même que ceux de sa sœur Emiliana et de son frère Francisco. Le 26, lui est parvenu un courrier électronique qui vaut la peine d’être cité dans son intégralité :

From : tiburcio loxicha misscerezos chez hotmail.com
To : comitecerezo chez nodo50.org, comitecerezo chez espora.org
Subject : DE PAPA
Date : Tue, 26 Jn 2007
Comment ça va ? chaud au cul ? alors, les disparus ? famille ? adorable oncle ? fabuleux père ? C’est comme ça la vie, encore dans la merde la family, pas moyen, les pas moyens on les a bien près de vous trois, ceux du palmier et de ta chère famille, et ton ‘tit oncle face de ‘tit cul, et son pote le bavasseur qu’arrête pas et l’autre aussi et je te cause et je te cause, mais si ça se trouve ils parlent plus ils se la ferment ou ils se sont niqué la bite. Y a que dieu qui sait, et aussi ‘tit marx et ‘tit lénine ‘tit cul. Dis à ‘tit papa et ‘tite maman qu’ils soient pas dégonflés, qu’ils se sucent pour voir comment on va vous foutre à poil et bien vous enculer. Pauvre oncle et zapatito ils se croyaient fortiches et ils sont tombés comme des colombes du Sud. À plus, mes ‘tits amours. Depuis la montagne du Sud. Vos véritables parents. [6]

La Ligue mexicaine pour la défense des droits humains (Limeddh) a signalé ce qui suit : a) le nom de Tiburcio Loxicha fait allusion à Tiburcio, prénom qui, d’après les officines de renseignement, correspond à Tiburcio Cruz Sánchez, dirigeant historique de l’EPR (actuellement en liberté), père supposé des gens concernés et frère de l’un des détenus ; b) Loxicha est la région que les officines de renseignement mentionnent comme zone d’influence de l’EPR ; c) « misscerezos » est une allusion aux messages de la mère des jeunes gens. La phrase : « Comment ça va ? chaud au cul ? alors, les disparus ? famille ? adorable oncle ? fabuleux père ? » renvoie clairement aux disparus d’Oaxaca du 24 mai ; zapatito pourrait être une allusion à Gabino Flores Cruz, arrêté le 14 juin 2007 à Ixhuatlán de Madero, Veracruz, et lié à l’Autre Campagne [7].

Les menaces portaient la marque impossible à confondre de la guerre psychologique ; elles faisaient montre, en outre, d’un haut niveau d’information, de sorte que très probablement elles provenaient d’organes de renseignement. La conclusion est que l’État mexicain considère les frères Cerezo Contreras comme des otages, susceptibles d’être châtiés à tout moment, bien que leur unique faute soit d’être des militants des droits humains.

Le 27 juin, un nouveau communiqué angoissé de l’EPR demandait : « Que faut-il donc que nous fassions pour que cela soit considéré comme une information ? Cela fait déjà 33 jours que nos camarades (…) subissent le sort de détenus-disparus de ce gouvernement criminel ; 33 jours que les tortionnaires s’acharnent sur eux, tandis que les hommes du système continuent à chercher les arguties légaloïdes pour les présenter comme des délinquants ou des terroristes [8]. »

Une fois de plus, les autorités se sont tues et les médias aussi. Entre le 5 et le 10 juillet ont eu lieu huit explosions sur des gazoducs et oléoducs de Pemex, situés à Celaya, Salamanca et Valle de Santiago, dans l’État de Guanajuato, ainsi que dans la communauté Presa de Bravo, commune de Corregidora, État de Querétaro, affectant sérieusement le couloir industriel centre-nord.

Bien que l’origine en fût évidente, dans un premier temps les autorités mexicaines ont parlé « d’incidents ». Le 10, l’EPR a déclaré que les attentats étaient des représailles pour la disparition de leurs militants. Le communiqué entrait dans les détails : « Les actions de harcèlement ne s’arrêteront pas tant que le gouvernement de Felipe Calderón et celui d’Ulises Ruiz ne présenteront pas nos camarades en vie [9]. » Dans les semaines suivantes, l’EPR a mené à bien d’autres attentats à caractère démonstratif au Chiapas et dans la ville même d’Oaxaca, les jours précédant la tenue des élections municipales et législatives locales [10].

Ce n’est pas mon intention de procéder à une défense de l’EPR. Sans compter les dommages que causent les explosions à l’environnement mexicain déjà dégradé, il est clair que des attentats contre la Pemex [NDT : compagnie pétrolière encore nationalisée pour l’instant] en ces temps néolibéraux sont pour le moins intempestifs, le PAN et l’initiative privée sont là pour ça. De même, les bombes d’Oaxaca ont été utilisées par le gouvernement local comme propagande électorale pour justifier sa politique répressive. Mais, même ainsi, force est de reconnaître que l’EPR a remis sur le tapis le thème brûlant des disparus.

À ce sujet, la position des gouvernements — celui d’Oaxaca et le fédéral — est à frémir : « Il n’y a pas de disparus ; les personnes recherchées ne se trouvent dans aucune des prisons du système pénitentiaire national [11]. » Après avoir effectué une visite au camp militaire n°1, la Commission nationale des droits humains (CNDH) a informé, pour sa part, qu’elle « n’a pas trouvé les deux éperristes présumés disparus [12] ». Il est facile de faire remarquer que, quand bien même ils auraient été là et non dans des geôles clandestines, les militaires ne les auraient certainement pas remis.

Le parquet général de la République (PGR) — dépendance fédérale — a prétendu que personne n’avait réclamé les disparus, mais Nadín Reyes Maldonado, fille d’Edmundo Reyes Amaya, a rapporté que la délégation oaxaquègne de la PGR avait refusé d’enregistrer sa plainte pour la disparition de son père [13].

Et la gauche ? En grande partie, elle a regardé ailleurs. Le silence de l’Autre Campagne a été d’autant plus regrettable que, comme on l’a dit, les menaces incluaient les néozapatistes eux-mêmes.

De son côté, le « président légitime », Andrés Manuel López Obrador (AMLO), a considéré qu’il s’agissait d’autoattentats du gouvernement pour masquer les nombreux scandales qu’il affronte. D’après AMLO, la véritable guerre sale est celle que le gouvernement mène contre lui et la coalition de centre gauche qui le soutient, le Front progressiste large (FAP) [14].

Peu de gens, très peu, ont exigé l’élémentaire : la désactivation des mécanismes de guerre sale et la présentation en vie des deux éperristes disparus. Le faire n’impliquait pas d’approuver les attentats, ni d’adhérer à la stratégie des groupes armés, et encore moins de partager leur perspective marxiste-léniniste. Cela impliquait, uniquement, un acte élémentaire de justice et un minimum de perception politique. Pour l’instant, l’offensive s’est déclenchée contre les « groupes terroristes », mais elle pourrait continuer contre les militants pacifistes et même contre les citoyens ordinaires…

Des faits sans rapport entre eux ?

Avec ses 60 millions de pauvres — dont plus de la moitié vivent dans une situation de misère extrême —, le Mexique s’enorgueillit de deux records étonnants : l’homme le plus riche du monde, le magnat des télécommunications, Carlos Slim [15], et la plus grosse saisie d’argent liquide de l’histoire de l’humanité, 205 millions de dollars fourrés dans des sacs de toile, dans une paisible villa d’un quartier VIP de la ville de Mexico [16].

C’est pourquoi le contrôle social est une priorité stratégique, car le pays est une Cocotte-Minute prête à éclater à tout moment et en tout lieu. Cela explique pourquoi le gouvernement mexicain est en train de négocier avec celui des États-Unis un « plan Mexique », équivalent du « plan Colombie » qui a causé tant de ravages dans ce pays sud-américain. Sous prétexte de combattre la production de stupéfiants, le crime organisé et le terrorisme, ce dont il s’agit est d’en finir avec toute opposition politique au sud du Río Bravo [17].

Non moins préoccupant est l’Accord pour la prospérité et la sécurité en Amérique du Nord (Aspan) que le gouvernement étatsunien impulse depuis les attentats contre les tours jumelles. Signé le 23 mars 2005 à Waco (Texas) par les présidents de l’époque, George Bush, Vicente Fox et Paul Martin, et ratifié le 21 août 2007 à Montebello (Canada) par Harper, Calderón et encore Bush, l’accord cherche en premier lieu à renforcer la sécurité des États-Unis et secondairement le commerce, l’économie et le secteur énergétique, dans la voie tracée par l’Alena [18].

« L’Aspan, écrit Carlos Fazio, s’inscrit dans la tendance vers la militarisation et la transnationalisation de la “guerre contre les drogues”, fabriquée et imposée par les États-Unis sur tout le continent, à laquelle s’ajoute à présent, comme une partie d’un même paquet anti-insurrectionnel, la “guerre au terrorisme”. Une telle tendance contribue au renforcement et à la relégitimation d’un rôle intérieur des forces armées et des corps de police militarisés, similaire à celui qu’elles ont joué sous les dictatures du Cône sud, et qui a provoqué leur discrédit et leur condamnation à cause de sa dramatique incidence sur les droits humains [19]. »

L’Aspan est donc une sorte d’Alena militarisée, planifiée par le gouvernement de Washington et le Conseil pour la compétitivité de l’Amérique du Nord (CCAN), organisme entrepreneurial qui regroupe les principaux hommes d’affaires du Mexique, des États-Unis et du Canada. Un de ses objectifs est d’abroger la loi mexicaine de non-intervention, ouvrant ainsi la voie à la participation des troupes mexicaines dans les guerres impériales et, surtout, à l’intervention directe de l’armée étatsunienne dans les affaires internes du Mexique, comme c’est le cas en Colombie [20].

De son côté, le gouvernement de Felipe Calderón a déjà fait des pas significatifs en ce sens. En mars, le Sénat a approuvé une « loi contre le terrorisme » qui criminalise la protestation sociale et rend possible l’accusation de terrorisme contre des militants des luttes sociales [21].

Le 9 mai 2007, le Journal officiel de la Fédération a publié un décret, signé par le président Calderón et le ministre de la Défense nationale, le général Guillermo Galván Galván, par lequel est créé le Corps spécial de l’armée de terre et des forces aériennes dénommé « Corps de forces de soutien fédéral », afin de rétablir « l’ordre public et l’état de droit » là où ce serait nécessaire, ce qui en fait un nouvel instrument de répression au service direct de la présidence de la République [22].

En parfaite harmonie avec le modèle impulsé par les États-Unis, le ministère de la Défense nationale (Sedena) et celui de la Sécurité publique (SSP) établissent que la justice civile ne pourra pas juger des militaires qui commettraient des violations aux droits humains et d’autres types de délits tant qu’ils agiront en tant que policiers fédéraux [23].

En juin, s’est produit un fait insolite : la destitution de tout le commandement des deux principales instances répressives de l’État mexicain : l’Agence fédérale d’enquêtes (AFI) et la Police fédérale préventive (PFP) [24]. La mesure a été présentée comme « nécessaire pour combattre la corruption et éviter que le crime ne pénètre dans les corps de sécurité de l’État », mais il est clair que, dans le contexte actuel, cela a des implications liées à la stratégie anti-insurrectionnelle.

En même temps s’opère une restructuration du Centre d’enquêtes et de sécurité nationale (Cisen) dont l’objectif principal est de transférer les fonctions de renseignement à l’armée [25].
Deux autres événements sont dignes de considération : la libération du général Mario Arturo Acosta Chaparro et l’habeas corpus concédé à l’ancien président Luis Echeverría [26]. Jugé pour délits contre la santé (pour lesquels il a passé six ans et dix mois au camp militaire n°1), le premier est l’un des plus hauts responsables de la guerre sale des années 60. La sentence lui restitue tous ses droits et le grade de général.

Rosario Ibarra de Piedra, fondatrice du comité Eurêka ! [NDT : équivalent mexicain des Mères de la place de Mai argentines], dénonce le fait que cette décision est le signe d’une énorme injustice, car de nombreux témoignages prouvent que le militaire a été le responsable de beaucoup de disparitions forcées et d’actes de torture dans l’État de Guerrero [27].

De son côté, Echevarría a été jugé pour les massacres de Tlatelolco (1968) et du Jeudi du Corpus (1971), mais ces accusations sont tombées les unes après les autres. Chef-d’œuvre d’incohérence juridique, le dernier arrêt établit que les faits considérés constituent bien, en effet, le crime de génocide, mais en même temps il exonère de toute responsabilité son principal organisateur.

L’impunité d’Echevarría et d’autres fonctionnaires — par exemple le sinistre tortionnaire Miguel Nazar Haro, ancien chef de la Direction fédérale de la sécurité, qui est aussi sorti libre — a été avalisée même par la Cour suprême de justice de la nation, qui a conclu que, même si les délits pour lesquels on les jugeait avaient bien été commis, il y avait prescription selon les lois mexicaines.

Cette hâte à réhabiliter les pires répresseurs de l’histoire récente du Mexique coïncide avec les constants appels du président Felipe Calderón aux forces armées à « combattre les menaces de ceux qui cherchent à affecter la sécurité du pays par des actions criminelles », ce qui transmet l’idée que l’armée est le meilleur défenseur de la légitimité républicaine [28].

Il est évident que de tels sermons donnent le feu vert aux bourreaux de Cruz Sánchez et Reyes Amaya — et à tous les tortionnaires qui opèrent dans les prisons clandestines du pays — pour qu’ils continuent leur besogne dans la plus totale impunité [29].

D’après le général dissident José Francisco Gallardo — qui a purgé huit ans de prison pour avoir osé exiger un ombudsman militaire au Mexique —, « Felipe Calderón gouverne dans les États au travers des commandants militaires. (…) Nous sommes à la veille d’en arriver à un État de garnison, où l’armée est en permanente confrontation avec la société civile et la maintient en permanence dans la peur. Cela se passe déjà, quotidiennement, dans le Sud et la zone frontalière [30] ».

Ce n’est que dans ce cadre déconcertant, qui correspond à l’état d’exception décrit par Agamben, qu’on peut comprendre la détention, la disparition et la torture des deux militants de l’EPR. Il ne s’agit pas seulement d’un acte de barbarie, mais d’une manœuvre anti-insurrectionnelle exécutée au plus haut niveau. L’objectif est clair : forcer l’EPR à commettre des actes désespérés pour criminaliser ensuite le mouvement social.

Rappelons que la tentative de lier les mouvements sociaux à la guérilla n’est pas nouvelle. Au cours du soulèvement, l’année dernière, de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (Appo), celle qui était alors secrétaire à la Justice de l’État d’Oaxaca, Lizbeth Caña Cadeza, a dénoncé cette organisation pour son utilisation de « tactiques guérilleras et subversives [31] ».

Ceux qui ont réalisé les enlèvements — l’EPR dénonce directement le général Juan Alfredo Oropeza Garnica, titulaire de la Huitième Région militaire dont le siège est à Oaxaca, expert en lutte anti-insurrectionnelle [32] — pensaient, selon toute probabilité, que la riposte des guérilleros serait locale. S’il en est ainsi, les attentats contre Pemex ont dû être une désagréable surprise pour les architectes de la guerre sale, ce qui explique les déclarations discordantes des fonctionnaires gouvernementaux à ce sujet.

Autre élément de la même campagne d’intimidation, au cours des derniers mois se sont multipliées les « fuites » volontaires du renseignement militaire vers des journalistes complaisants qui établissent une relation entre d’anciens prisonniers politiques et l’EPR, ouvrant ainsi la voie à la répression [33]. L’un de ces plumitifs, Vladimir Galeana, a écrit que, dans le District fédéral le groupe armé tient ses réunions au siège du Centre culturel libertaire Ricardo Flores Magón, un collectif de caractère public et ouvert qui n’a absolument rien à voir avec la lutte armée et qui ne partage pas l’idéologie de l’EPR, mais qui a le grand tort d’avoir mené des activités de solidarité avec les prisonniers politiques [34]. Même s’il s’agit de mensonges évidents, la tentative est claire : criminaliser la dissidence.

Car la définition de « subversif » n’inclut déjà plus seulement ceux qui pratiquent la lutte armée, mais elle peut, suivant les besoins, s’étendre à des militants politiques, à des journalistes gênants (deux d’entre eux sont tombés l’an passé à Oaxaca [35]), à d’assommants défenseurs des droits humains…

Il est évident que relier l’Appo et ses sympathisants à la guérilla fournit une parfaite excuse pour justifier la répression contre le mouvement social. Cela dit, quand les groupes armés n’agissent pas — et l’année dernière ils ne l’ont pas fait — il faut les inventer [36]. Cela explique d’abord l’apparition de guérilleros postiches à Oaxaca, et ensuite la franche provocation de séquestrer-faire disparaître deux dirigeants de l’EPR. Aujourd’hui comme avant, la cible principale est l’Appo, que les organes de renseignement considèrent comme une menace beaucoup plus grave précisément parce qu’elle est « incontrôlable ».

Une Guelaguetza sanglante

La Guelaguetza qu’on célèbre officiellement à Oaxaca est plus une simulation qu’une fête populaire. La tradition, cependant, est authentique. Elle remonte à l’époque préhispanique, quand les peuples de la vallée centrale rendaient tribut à Centéotl — déesse du maïs — dans un temple situé sur l’actuelle colline du Carmen Alto et dédié à Tláloc, le seigneur de la pluie. Avec la conquête, le rituel s’est transformé en commémoration de la Vierge du Carmel, qu’on célèbre le dimanche suivant le 16 juillet, et qui se répétait huit jours plus tard en ce qu’on appelait l’octava.

Une fois accomplie la cérémonie religieuse, le lundi — appelé « le Lundi de la colline » — commençait la fête profane avec son syncrétisme et ses transgressions carnavalesques. Les indigènes de la ville et des villages voisins venaient danser et échanger des cadeaux au son des sifflets, des tambours et des pipeaux. Le mezcal, l’arôme des plats, la fumée du copal et du tabac se fondaient dans la communion collective, l’extase et le moment destiné à la régénérescence de la communauté.
À partir des années 30, la tradition a subi une nouvelle mutation en se transformant en rituel laïque, au service de l’État postrévolutionnaire. Ce dont il s’agissait alors était de rendre un « hommage racial » aux Oaxaquègnes d’en bas, ce qui — comme le signale Hermann Bellinghausen — était en soi une idée raciste [37].

La fête a commencé à inclure des délégations des sept régions (les Vallées centrales, la Sierra Juárez, la Cañada, Tuxtepec, la Mixteca, la Côte et l’isthme de Tehuantepec) qui défilaient avec leurs costumes typiques, leurs musiques et leurs danses devant le regard comblé de la classe dominante locale. Bientôt, on l’a appelée « Guelaguetza », mot zapotèque qui renvoie à l’idée de coopération et de réciprocité. Guelguees signifie littéralement « milpa du cigare » ; le travail de la milpa [NDT : champ de maïs] implique le soutien mutuel [NDT : je vais aider mes voisins à cultiver leur parcelle et ils en usent de même à mon égard] et le cigare évoque un aspect cérémoniel, donc sacré [38].

Dans les dernières années, et en particulier à partir des années 90, la Guelaguetza s’est transformée en une grosse affaire au profit de l’industrie hôtelière, des restaurants, des agences de voyages et des boutiques à touristes ; en même temps s’est confirmé l’aspect politique de soutien au gouverneur en place. À l’Auditorium de la Guelaguetza, les caciques régionaux se disputent les meilleures places pour se faire tirer le portrait à côté du mandataire et de la bureaucratie de l’État.

En 2006, l’Appo a boycotté avec succès la fête officielle, obligeant le gouverneur honni, Ulises Ruiz Ortiz (URO), à la suspendre. Dans la foulée, elle a organisé une fête alternative au stade de l’Institut technologique d’Oaxaca avec la participation de danseurs indigènes provenant des sept régions — plus une huitième, la Sierra sud, en hommage à la lutte des villages ioxichas — accompagnés de pétards, de fanfares et de milliers de personnes qui scandaient des revendications politiques, notamment pour la destitution du tyran. Malgré le fait que quelques jours auparavant des inconnus « guérilleros » avaient brûlé l’estrade de l’auditorium officiel, l’événement a été un succès.

Cette année, l’Appo a encore impulsé une Guelaguetza non commerciale. Cependant, les circonstances étaient à présent beaucoup plus difficiles. Enhardi par le climat de répression qui sévit dans le pays, URO cherchait à se venger. Après la répression de 2006, la présence policière était devenue à la fois fantomatique et terrifiante. Les arrestations étaient plus sélectives, comme celle de David Venegas, membre du conseil de l’Appo, qui est toujours en prison bien qu’il ait obtenu un habeas corpus, et la militarisation plus discrète, mais l’état de terreur continuait [39].

Avec « l’opération Guelaguetza 2007 » revenait l’état de siège, ce qui, paradoxalement, nuisait à l’industrie du tourisme plus que les manifestations, car on sait bien que les touristes n’apprécient pas la violence. Le dimanche 15 juillet, les danseurs alternatifs ont défilé dans les rues d’Oaxaca, prêts pour la célébration. Cependant, la tension montait : plusieurs caravanes qui voulaient entrer dans la ville avaient été interceptées et leurs membres expulsés de l’État, sans le moindre respect de la légalité. Devant cette situation, les enseignants ont opté pour célébrer la fête sur la place de la Danse et non dans l’auditorium traditionnel situé sur la colline du Fortin, territoire de toute évidence « ennemi ».

Pendant ce temps, URO attendait son heure. L’occasion qu’il espérait s’est présentée le lundi 16. Vers 11 heures du matin, environ 10 000 personnes, des enseignants, des danseurs et des sympathisants de l’Appo, marchaient du zócalo [NDT : place centrale des villes mexicaines] à la place de la Danse. À la hauteur de la rue Crespo, elles ont pris vers la colline du Fortin, où se situe l’auditorium officiel. À un kilomètre de cet endroit, elles sont tombées sur un barrage installé par des centaines de policiers préventifs, auxiliaires et municipaux, soutenus par des éléments de l’armée. Une demi-heure durant, les manifestants ont essayé de dialoguer avec les autorités, jusqu’à ce que parte une fusée aux alentours de l’hôtel Le Fortin. C’était le signal. Tout à coup, des policiers municipaux, préventifs, bancaires, PFP et même des militaires en uniforme — nouveauté scandaleuse [40] — ont lancé une attaque de grande envergure.

C’était le retour du cauchemar. La police a tabassé sans scrupule, et les manifestants se sont défendus comme ils ont pu. Cela a donné lieu à un affrontement qui s’est prolongé pendant quatre heures et a laissé un solde de plus de 70 personnes arrêtées et environ 40 blessées. Parmi les gens roués de coups se trouvait l’enseignant Emeterio M. Cruz, qui est resté plusieurs semaines en état de coma et souffre toujours des séquelles du passage à tabac [41]. Bien qu’il y ait des photos du moment où des policiers s’acharnent sur lui, le responsable de la Protection des citoyens, Sergio Segreste Ríos, a déclaré, imperturbable, qu’ « une procédure interne a été ouverte, mais qu’il n’y a aucune preuve sur ceux qui ont pu être les responsables [42]. »

Comme cela s’était déjà passé lors de la répression du 25 novembre de l’année précédente, personne n’était à l’abri et les forces de l’ordre s’en sont prises violemment aux passants et aux reporters, dont plusieurs ont été blessés bien qu’ils se soient identifiés comme membres de la presse [43].

« Tiens, prends ça, ça t’apprendra à défendre ces foutus appos », a craché un policier antiémeutes, rageur, à l’avocat Jesús Alfredo López García qui gisait inanimé sur l’asphalte la tête couverte de sang, après avoir été frappé à coups de matraque et de pied [44]. Le pire a été le traitement réservé aux prisonniers. La violence — en grande partie contre les femmes, mais aussi contre les hommes — n’est pas un « excès », mais une stratégie délibérée et planifiée d’en haut comme élément de la guerre psychologique [45].

De l’état d’exception à l’état de rébellion

Si le terrorisme est bien une technique destinée à provoquer la peur et l’angoisse dans la population, sans faire de distinction entre les objectifs militaires et les victimes civiles, ce que le gouvernement mexicain est en train de faire contre les mouvements sociaux est du terrorisme à l’état pur. Il a fait disparaître la division entre la violence fondatrice et la violence qui maintient la loi et a déclaré une guerre impitoyable à toutes les catégories de citoyens qui ne sont pas intégrables dans le système politique. Les scènes que nous contemplons, impuissants — du sang sur les pavés, des visages innocents terrorisés, des enfants, des femmes et des vieillards brutalisés, des militants à genoux sous le regard sadique des répresseurs — rappellent le Chili de Pinochet ou l’Irak actuel, plus qu’un pays qui se dit démocratique.

Que ce soit à cause de leur rage, de leur impuissance ou de leur incompétence, les autorités ne veulent ou ne peuvent agir dans le cadre de l’ordonnancement juridique qu’elles sont censées représenter. « La police, a écrit Benjamin à l’aube de l’ère nazie, intervient pour raisons de sécurité dans des cas innombrables où n’apparaît aucune situation juridique claire, (…) comme une vexation brutale, sans aucun rapport avec des buts juridiques [46]. »

À un an de l’accession au pouvoir de Felipe Calderón, la répression se généralise, le droit du travail se trouve pratiquement suspendu et l’État réprime les mineurs, les enseignants, le personnel de bord de l’aviation, en un mot, tous les travailleurs qui réclament leur dû. D’après Rosario Ibarra, en sept ans d’administrations fédérales panistes [NDT : du PAN, Parti d’action nationale, droite] il y a eu près de cent disparitions forcées. De même continuent les détentions arbitraires, la torture, les perquisitions illégales, les mandats d’arrêt sans fondement juridique et une nouvelle modalité, les viols, qui ne se produisaient pas dans les années 70 et 80 [47].

Tous les faits examinés — l’arrestation-disparition des militants de l’EPR, la militarisation des corps de police et de renseignement, la réhabilitation des architectes de la guerre sale, l’Aspan, le plan Mexique, la suspension des garanties individuelles et la brutalisation de manifestants sans défense — s’expliquent dans le cadre d’un état d’exception latent. Expérimenté à Oaxaca, le modèle est en train de s’étendre à tout le pays, y compris aux États où gouverne le Parti de la révolution démocratique (PRD) [NDT : gauche, en principe…].

Dans la région de La Montaña, État de Guerrero, se multiplient les attaques du gouverneur Ceferino Torreblanca (PRD) contre la police communautaire indienne, le corps de surveillance et d’aide qu’ont créé les peuples mephaa, na savii, nahuas et métis pour se défendre des caciques et des abattages d’arbres illégaux [48].

Un militant, David Valtierra, fondateur de Radio Ñomndaa (« La parole de l’eau ») a été arrêté le 9 août (qui, incidemment, est la journée internationale des peuples indigènes). Sa faute ? Défendre les us et coutumes de son peuple, lutter en faveur de la construction de la municipalité autonome de Sulja (ou Xochixtlahuaca) et maintenir un espace radiophonique où on donne la parole aux indigènes amuzgos, afin de mettre un terme aux abus de pouvoir [49].

Dans le sud-est de l’État de Morelos, 13 communautés indigènes luttent contre un projet d’urbanisation sauvage impulsé par le gouverneur paniste Marco Adame, en alliance avec des entreprises déprédatrices. Les villages s’opposent à la construction de 50 000 logements dans une réserve écologique et à la perforation d’immenses puits qui en finiraient avec les sources déjà maltraitées de la région. Devant l’exigence de freiner la spéculation des élus et de sauvegarder les ressources naturelles (tout particulièrement l’eau), les autorités du Morelos ont entamé une campagne de dénigrement du mouvement populaire, avec l’argument qu’il est « illégitime », et en cherchant à le relier à… l’EPR [50] !

En août, l’offensive anti-insurrectionnelle s’est étendue à l’État du Chiapas, gouverné par le PRD. Le 18, des hélicoptères de la police fédérale et de l’État ont débarqué dans les localités de San Manuel et de Buen Samaritano, dans la forêt Lacandone, pour expulser leurs habitants sous l’accusation extravagante de destruction des montagnes de la réserve écologique des Montes Azules [51]. La raison est claire : ces opérations « font partie de la stratégie globale de déblaiement du territoire possédant la biodiversité et la couverture forestière, ainsi que les ressources d’eau douce non polluée, les plus importantes du pays et de Méso-Amérique », selon ce qu’affirme l’organisation écologiste Maderas del Pueblo del Sureste [52].

Le 28 août, des soldats fédéraux ont fait une incursion dans la municipalité de Venustiano Carranza, Chiapas, à la recherche d’un camp d’entraînement et de paysans accusés d’appartenir à l’Armée révolutionnaire du peuple (EPR). En même temps, des opérations similaires se déroulaient à Pinotepa Nacional, Oaxaca, et à Coyuca de Benítez, Guerrero [53].

Dans les communautés où il n’y a pas de conflit, mais beaucoup de ressources naturelles, ce sont les autorités elles-mêmes qui fomentent la violence. C’est le cas — un exemple parmi bien d’autres — de Santiago Xanica, communauté zapotèque de la Sierra de Oaxaca. Dans ce village d’apparence paisible à la végétation luxuriante, le gouvernement de l’État a provoqué des confrontations sanglantes entre des paysans qui, auparavant, étaient des voisins solidaires. Quel est l’objectif ? En finir avec une sociabilité jugée incompatible avec les valeurs dominantes et, surtout, s’approprier leurs ressources naturelles, en particulier l’eau et la biodiversité [54].

Les choses étant ce qu’elles sont, comment arrêter la machine infernale de la violence ? Le travail de dénonciation que mènent les organismes de défense des droits humains est très important. Au mois d’août s’est tenu sur le zócalo de Mexico un jugement symbolique contre Ulises Ruiz et Felipe Calderón auquel ont participé des personnalités du monde universitaire, culturel, artistique et des défenseurs des droits humains. Le verdict des jurés a été catégorique : « [Au cours de la répression] on a infligé douleur et souffrance physique et psychologique grave, traitements cruels, inhumains et dégradants à des détenus et des citoyens, dans le but qu’ils cessent de participer à la mobilisation sociale [55]. »

Il faut signaler aussi les appels réitérés d’Amnesty International, de la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) et de la Commission civile internationale d’observation pour les droits humains (CCIODH), qui d’une façon ou d’une autre ont mis le gouvernement mexicain sur la défensive [56].

Cependant, il faut reconnaître que, même si les dénonciations sont tout à fait nécessaires, elles ne sont plus suffisantes. Le plus important est que les mouvements sociaux prennent conscience de leur propre force et ne se laissent pas intimider. Si les puissants durcissent leurs schémas militaires et sécuritaires, c’est parce qu’ils craignent de nouvelles vagues de luttes sociales.

Il est nécessaire d’unifier les résistances et de construire un mouvement large, incluant et non violent qui lutte au niveau national — et aussi international, en défendant les droits des migrants aux frontières sud et nord — contre la militarisation de la société et la criminalisation de la protestation sociale.

Un tel mouvement aurait pour axe principal la construction d’un espace autonome et indépendant des partis politiques, qui aurait pour objectif minimal et unificateur l’arrêt de la torture, l’application des droits humains, la libération des prisonniers politiques et de la guerre sociale, ainsi que l’apparition des détenus-séquestrés.
Nous pourrions, par cette voie, arrêter la guerre sale et transformer l’état d’exception en état de rébellion.

Septembre 2007.

Claudio.albertani chez gmail.com

(Traduit par el Viejo)


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