D’après la vulgate des économistes néolibéraux, les patrons n’embauchent sur le « marché du travail » que quand la désutilité marginale des salaires et des charges, soit le coût salarial à consentir pour le dernier embauché, est égale à l’utilité marginale de la production : ce que rapporte ledit dernier salarié dans les ventes supplémentaires « puissanciellement » (Proudhon) attendues par l’entrepreneur. Le patron n’achète pas du travail mais de la production espérée, c’est-à-dire de « la force de travail » sur le marché des offres de service par les demandeurs d’emploi. Le point d’équilibre est atteint ainsi dans un « taux naturel du chômage », car, à ce prix-là, tout le monde sera embauché, dixit le néolibéral. Contrairement à ce que disent les opposants, ce n’est pas idiot. C’est même du marxisme transformé en modèle mathématique. En effet, cela dit que plus les salaires et les charges qui y sont liées baissent plus les patrons embaucheraient. Et on peut compter sur la concurrence entre travailleurs à l’échelle mondiale pour faire baisser les salaires et annuler toutes les protections sociales (et autres). Ce que ne disent guère les libéraux, c’est que la concurrence entre entreprises va faire baisser les prix, ce qui diminue l’utilité marginale de la production et renforce donc la course à la baisse de la désutilité des salaires pour les patrons. On en arrive ainsi à une spirale vicieuse sans fin de baisse concomitante des prix et des charges salariales.
Cette course vers le retour au
L’empereur des proches Carpates et des Français réunis observe cependant que la demande française se maintient. C’est vrai. En effet, les Français sont conduits à puiser dans leur épargne pour continuer de consommer. Cela finira par s’arrêter lorsqu’ils auront une épargne zéro comme aux États-Unis et seront très lourdement endettés. Tsarkozy pousse cependant à l’endettement, notamment avec la possibilité de crédit revolving en fonction de l’envolée des prix de l’immobilier. La crise des « subprimes » aux États-Unis indique ce qu’il faut en penser. Jusqu’à quand durera ce petit jeu ?
Face à la rationalité patronale, les libéraux mettent celle des travailleurs. Ces derniers, très forts en calcul, ce que ne montrent pas les derniers résultats comparatifs des réussites scolaires, arbitrent entre les désutilités de la perte de loisirs et de consommation et l’utilité du salaire. C’est pourquoi, comme nous l’allons voir, ils sont responsables du chômage.
Le salarié est un pleutre, un couard, un risquophobe. Il préfère toucher un salaire régulier. C’est pourquoi il passe un deal avec le patron : tu me verses un salaire constant, même en période de mévente, en échange je n’exige pas une rétribution élevée ; patron, tu lisses les salaires dans la durée ; en revanche je serai sage : je ne demanderai pas plus et je ferai des heures sup. Du coup, le salaire versé est en moyenne supérieur au taux d’équilibre optimal du marché du travail ou taux naturel de chômage. Il en est de même du smic qui est un obstacle à l’atteinte du taux naturel de salaire. C’est pourquoi les patrons n’embauchent plus, mais la faute en revient à ces cons de salariés qui prennent une assurance de stabilité des salaires contre tout risque.
Le salarié est un rusé et même un salaud. Il est le seul à savoir ce qu’il vaut réellement (compétence, ardeur au travail, etc.). Il dispose donc d’une « asymétrie d’information » en sa faveur. L’embaucher peut être désastreux : manque de productivité, malfaçons, tirage-au-flanc. Le patron, dans l’ignorance, peut opérer « une sélection adverse » (prendre un mauvais risque au lieu d’un bon). Le salarié est un porteur « d’aléa moral » car il ne joue pas forcément avec les bonnes règles du jeu et profite de son horrible pouvoir de non-information sur sa valeur réelle. S’en débarrasser coûte cher en turnover, donc en « coûts de transaction » (frais de recrutement, de passation des contrats, indemnités de licenciement, etc.). Alors, pour minimiser les risques de la sélection adverse et les coûts de transaction, le patron paye ses salariés plus cher que ses concurrents afin d’attirer et de conserver les meilleurs présents sur le marché du travail. Le problème est que les autres patrons en usent de même, ce qui fait que les salaires grimpent au-dessus « du taux naturel » du marché sans chômeurs, lequel, comme on l’a compris, s’établit toujours au plus bas niveau possible compte tenu de la demande solvable et de l’offre de services des demandeurs d’emploi en surnombre. Bis repetita placent, cette violation dudit taux naturel de chômage est encore un empêchement au plein-emploi. À cause de ces putains de roublards de salariés.
Le salarié est une feignasse. Il préfère les loisirs au travail. S’il peut vivre grâce à des allocations diverses (RMI, APL, indemnités de chômage, etc.), il préfère se tourner les pouces en tant qu’adepte du moindre effort. Seule la peur du licenciement le maintient dans le droit chemin. Hélas, trois fois, toutes ces indemnisations rendent la perte d’emploi peu menaçante et le marché du travail « imparfait ». On a déjà vu le cas du tire-au-flanc, cas que du reste la nouvelle économie néolibérale a érigé au rang de modèle. Ces indemnités ou revenus de remplacement éliminent donc la peur du chômage, ce qui fait grimper bien au-delà du taux naturel de salaire. Salopiots, misérables, vous méritez votre sort ; retournez donc aux galères : ça vous poussera vers le sain et saint travail. Et il ne viendra pas à l’esprit de « l’homme aux écus » que justement c’est la flemme qui a été le principal moteur de l’invention, comme moyen d’économiser de la peine.
Le salarié est égoïste et méchant. Quand il est dans une entreprise (insider), il s’oppose à l’arrivée de nouveaux travailleurs (outsiders). S’il en arrive, il fera tout pour les décourager (mise en quarantaine, dénonciations calomnieuses, pneus crevés, etc.). L’outsider est tout aussi prédateur : il accepte un moindre salaire pour dégommer les salariés en place. Le travailleur est donc naturellement méchant ; il se met de lui-même en concurrence avec les autres. Car, évidemment, si cette concurrence entre travailleurs existe, elle n’est due qu’à leurs égoïsmes mutuels, ce qui est démontré par la théorie économique.
Le salarié est joueur, « primesautier » (eh oui, il y a une théorie économique de la chose !). Il n’a pas compris que les patrons font tout ce qu’ils peuvent pour conserver les employés : DRH aux petits soins, primes, intéressement, écoute, récompense du mérite, etc. Mais le salarié reste toujours prêt à aller voir ailleurs si l’herbe n’est pas plus tendre et plus verte. Il préfère toujours un picotin virgule 1 d’avoine à un seul. Figurez-vous qu’il met ainsi les entreprises en concurrence ! Il joue à chercher mieux, ce que lui permettent encore plus les indemnités de chômage. Alors, le patron se résigne à la malignité du salarié et cherche à le « fidéliser » par un « salaire d’excellence ». Chacun l’imitant, le taux naturel de salaire s’en trouve allègrement outrepassé. Et c’est bien de la seule responsabilité des travailleurs.
Toutes ces élégantes théories sont en même temps du plus haut comique… de répétition et de surréalisme. Et pourtant elles sont on ne peut plus sérieuses. Mais elles camouflent le plus important : la concurrence est un système indépendant des acteurs économiques mais organisé légalement par les autorités étatiques au service du patronat ; dans ce système automatique et à logique imparable, le chômage n’est pas le problème. C’est la solution contre les mauvaises exigences des travailleurs et pour la baisse des salaires et avantages et protections sociaux. L’inconvénient est que la demande solvable stagne ou diminue, ce qui pousse les capitalistes les moins adaptés à fermer boutique au profit des plus gros qui piquent leurs parts de marché. Ce dernier n’est pas plus gros, mais il est réparti entre moins de firmes. CQFD : la concurrence finit par aboutir au monopole, ce qu’avait montré Proudhon dans Philosophie de la misère, ce qui contrevient à toutes les saintes écritures du libéralisme.