Philippe Coutant
Pourquoi Sarkozy ?
La passion politique : une autre manifestation du désir
Article mis en ligne le 12 mars 2008
dernière modification le 11 mars 2008

Sarkozy est aussi un objet de désir !

La problématique du désir en politique avait guidé mon analyse de la candidature de Ségolène Royal à la présidence de la République française. Je pensais qu’elle pouvait porter le désarroi et la détresse de la population. Sarkozy a été élu, je m’étais trompé. J’ai essayé de comprendre pourquoi, j’ai voulu voir si l’approche par le désir était invalidée. La notion de « Sarkozy objet de désir » s’est vite imposée, elle peut surprendre, mais les réactions provoquées par son élection montrent que la passion politique s’est manifestée avec force. D’autre part, en France, les idées de l’extrême droite se sont bien ancrées dans les esprits. Depuis la nouvelle droite jusqu’à Sarkozy, les thèmes racistes et xénophobes ont gagné. Le développement du capitalisme dérégulé aussi. La nouveauté, c’est la puissance des médias et de la surveillance. Les questions qui en découlent me semble importantes.

Dans l’article « Une femme à l’Élysée », j’essayais de comprendre comment le désir pouvait opérer en politique. Je reconnais que je me suis trompé dans ma prospective puisque je pensais que Ségolène Royal pouvait être élue [1]. Plusieurs éléments étaient inconnus en janvier 2007, quand j’ai écrit cet article. Une grande partie de l’électorat Front national s’est portée sur Sarkozy, ce qui a contredit notre analyse antérieure : « Le FN préfère l’original à la copie. » Ici, ils et elles ont préféré tenir plutôt que courir. Le Pen n’avait aucune chance d’être élu, Sarkozy, si.

Dans le non à la Constitution européenne en France en mai 2005, il y avait donc beaucoup de non de droite et d’extrême droite. La détresse et le désarroi populaires motivent un vote de droite protestataire que Sarkozy a pu capitaliser.

C’est Bayrou qui a pris en compte une partie du désarroi avec son discours antimédia et antisystème au premier tour. Au second tour, l’inquiétude des personnes âgées a boosté Sarkozy. La défense du travail a fonctionné chez des gens qui ne travaillent plus. D’autre part, Ségolène Royal n’a pas été très bonne dans le combat politique. Elle s’est positionnée par rapport à Sarkozy, elle l’a laissé au centre du débat. Elle n’a pas su incarner la détresse et le désarroi de notre société. Elle a voulu proposer des réponses gestionnaires au lieu d’élever le débat. À sa décharge, les médias, après l’avoir transformée en icône, ne l’ont pas beaucoup aidée. Ils roulaient presque tous pour Sarkozy. Sa parole était très souvent déformée.

Ces erreurs remettent-elles en question l’approche passant par le désir ? De mon point de vue, non. Au-delà de l’intérêt et de la raison, il y a l’œil et le désir, qui ont un rôle déterminant. Sarkozy a gagné sur le désir. Lui-même désire le pouvoir. Les personnes qui ont voté pour lui l’ont désiré au pouvoir.

En prenant l’angle de l’intérêt, on peut noter que Sarkozy était le candidat des médias, le candidat des capitalistes, le candidat des institutions étatiques ou paraétatiques et des personnes qui veulent avoir une place dans ces institutions. Il était aussi le candidat de la surveillance. Je considère que la surveillance a acquis une certaine autonomie, elle est intégrée au répressif sécuritaire, c’est vrai, mais elle se développe partout, cela devient une banalité de la société postmoderne. C’est une partie de ce que j’appelle « l’œil ». L’autre composante de l’œil, ce sont les médias que nous regardons autant qu’ils nous regardent et formatent notre vie. Les images identificatoires de la consommation passent par les médias. Des morceaux de notre vie sont intégrés régulièrement aux programmes des médias. Le tragique et l’émotionnel alimentent le quotidien des médias.

En ce qui concerne le désir, je pense que Sarkozy est un objet de désir. Il existe une sarkophobie et une sarkophilie. Ce sont deux symptômes très répandus, il y a bien présence d’affects. Il fascine et en même temps fait horreur à d’autres. Le couple attirance-répulsion fonctionne. On l’aime ou on le déteste, ce qui est la preuve que quelque chose se joue au niveau du désir. La question qui apparaît alors est celle de savoir comment prendre en compte le désir en politique.

Sarkozy a été désiré par les personnes âgées : 61 % des 60 à 69 ans, 68 % des 70 ans et plus ont voté pour lui. Le vieillissement de la population tire les électeurs et électrices de notre pays vers la droite. Nicolas Sarkozy se dit le candidat du travail et des forces vives, en fait il est celui de l’inquiétude et des peurs ressenties par une population vieillissante. Les personnes âgées font une crispation sur la préservation. La sérialisation individualisante, la consommation et la télévision font souvent dire à ces personnes : « Les pauvres nous fatiguent ! », « Les jeunes nous font peur ! » Il existe aussi un désir d’ordre parmi la population française. Les idées du Front national sont appliquées par Sarkozy et d’autres depuis plusieurs années. Miguel Benasayag a été viré de France Culture pour l’avoir dit en 2004 [2]. Un tiers des Français-es se disaient racistes selon le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) en mars 2006 [3]. Cette commission met en évidence une réalité française assez sombre. Selon un sondage réalisé en novembre 2005, une personne interrogée sur trois répond que « personnellement elle dirait d’elle-même qu’elle est raciste » ! Et 63 % des personnes interrogées estiment que « certains comportements peuvent justifier des réactions racistes ». Ce sondage, réalisé avec des personnes interrogées en face à face, démontre une banalisation du racisme. Seules 32 % se disent prêtes à signaler un comportement raciste à la police.

La gauche française est implantée surtout dans les couches moyennes. Les couches populaires en désarroi ont un vote protestataire de droite, il a profité à Sarkozy. Ségolène Royal a raté l’écoute et la prise en charge du désarroi contemporain, ce qui était son créneau de départ.

Les perdant-e-s de cette élection sont nombreux-euses et faciles à repérer : les jeunes, les précaires, les chômeurs, les écolos, les salarié-e-s de bas niveau, les profs, les pauvres, les homos, les lesbiennes, les trans, les squatteur-euse-s, les manouches, les tziganes, les intermittent-e-s, les travailleur-euse-s du social, les immigré-e-s, les demandeur-euse-s d’asile, les malades d’origine étrangère, les alternatif-ive-s, les psys, les handicapé-e-s, les prisonnier-e-s, les usager-e-s de substances illicites, les teufeur-euse-s, les artistes, les militant-e-s, etc.

Le mouvement anti-Sarko a manifesté une passion politique de grande ampleur. La réaction émotionnelle ressemble à celle de la suite du premier tour de 2002, où Le Pen était arrivé au second tour. À l’époque, le mouvement populaire avait été massif. Il y avait eu de nombreux débats publics, y compris dans la rue. Aujourd’hui, encore une fois, la démocratie médiatique ne peut pas satisfaire l’évident besoin de débats publics. La domination mentale et la LQR (la langue de la Ve République) [4] tentent d’escamoter la division interne à la société. L’ampleur des manifestations et de la répression, la création de lieux de débats un peu partout ont produit une ambiance que l’on pouvait vivre comme une guerre civile larvée. Les médias ont fait le black-out sur ces événements. La police et la justice se sont déchaînées. L’argument choc était que nous refusions la démocratie. La gauche molle et la gauche se disant radicale ont condamné ce mouvement. Pourtant, la question de la démocratie se posait bien.

Qu’est-ce que c’est, cette démocratie officielle ? Un système carriériste de lutte pour des places d’élu-e-s et de cadres. La remise en question de l’électoralisme est-elle antidémocratique ? Non, si on considère que la démocratie est une institution de classe, une institution de domination. Cette question est centrale, elle prend la forme du débat entre ce qui est légal et ce qui est légitime. C’est particulièrement évident en ce qui concerne la xénophobie étatique à l’égard des sans-papier-e-s, des réfugié-e-s. L’immigration choisie est xénophobe, même si l’illusion des droits de l’homme est agitée.

Je résumerai ma vision de Sarkozy ainsi : un néofasciste postmoderne bien en phase avec la démocratie médiatique. En témoigne le culte de l’image, l’homme moderne, la famille recomposée, la séduction people, la mise en scène du chef, la séduction, le PDG de la France, le sécuritaire renforcé, la police en liberté, la justice pour emprisonner, la xénophobie ostensiblement, le capitalisme ouvertement dérégulé, l’opportunisme politique, l’annexion à son profit de tous les moyens disponibles de l’État, la religion comme base de la culture [5] , gouverner avec les médias (évidemment soumis), un habitué de la corruption, du mensonge et de la censure, une politique très réactionnaire bien emballée !

Dans ce contexte, qu’en est-il des combats, de la lutte des classes et de toutes les autres luttes ? Pour se structurer, un mouvement social et politique a besoin d’idées, de débats, de rencontres, de structures, de coordinations, de secrétariats, de campagnes, etc. Après la forme parti, qui est devenue obsolète, quelles modalités proposer et mettre en œuvre ? La question des conditions de possibilité est posée : lesquelles et comment les mettre en pratique ? Je considère que la CNT est une des multiples composantes de ce mouvement. Ces questions sont donc posées à toutes les personnes et collectifs qui luttent ou s’opposent au système capitaliste contemporain ou à une partie de ce système.

Philippe Coutant,
Nantes, 24 juin 2007.