Larry Portis : Depuis quelques années, il semble qu’il y ait toute une jeune génération de cinéastes libanais qui avaient, et ont, l’envie d’aller au-delà de la guerre civile, de la guerre. Pensez-vous que cette guerre de juillet 2006 va influencer les perceptions et les attitudes de cette génération ?
Philippe Aractingi : Cette guerre a transformé notre vie. J’habitais Beyrouth, j’habite Paris. Ma vie actuelle est une conséquence de cette guerre. Et pourtant je ne fais pas partie de
ces victimes qui ont perdu des êtres chers, leur maison, tout. Nous avons tous et toutes été bousculés par cette guerre.
Je suis peut-être le premier à avoir réalisé un film grand public, avec Bosta, qui montrait le Liban autrement. Quand j’ai présenté mon scénario, on ne savait pas comment le situer. On m’a dit que ce n’était ni un film d’auteur ni une représentation de la réalité libanaise…
Au Liban, personne ne croyait au film, mais il a très bien marché.
Avec Sous les bombes, je fais l’inverse et les commentaires sont : les Libanais n’ont pas envie de voir un film sur la guerre, pourquoi réveiller la mémoire ? Chaque fois, c’est un nouveau challenge. C’est un peu fatigant, mais nécessaire aujourd’hui de retrouver la mémoire. Il est impossible de continuer ainsi. Au Liban, la mémoire est trop vite saturée. À peine a-t-on le temps de la réflexion qu’un autre événement intervient. Nous n’avons pas le temps d’analyser le passé pour comprendre les erreurs. Le décor change constamment. Et Sous les bombes est un peu une manière de dire : « Regardez ce que nous avons fait et ce que nous faisons. ».
Christiane Passevant : Quelle est la distribution du film en dehors des festivals, en Europe et ailleurs ?
Philippe Aractingi : C’est un film Arte France qui passera à la télévision. Plusieurs distributeurs sont intéressés, mais rien n’est encore précis. Le film a été acheté par la Belgique, l’Angleterre, l’Italie, l’Inde… Les distributeurs craignent parfois les réactions de la presse. Le public me semble beaucoup plus intéressé par le film que certains distributeurs, mais le film se vend et il est encore nouveau. Le film sort au Liban le 13 décembre 2007 et dans les pays arabes probablement en janvier et février 2008.
Christiane Passevant : Bien peu de salles sont équipées en haute définition numérique, faudra-t-il passer par la conformation en 35 mm pour élargir la distribution ?
Philippe Aractingi : Nous faisons actuellement un kinescopage en 35 mm pour la distribution. Cette expérience du numérique [1] est impressionnante par la qualité de l’image.
Raffaele Cattedra : Ce choix technique était lié au conjoncturel ?
Philippe Aractingi : Absolument. Ça n’était pas un choix esthétique. À la limite, je dirais presque que l’idée esthétique n’avait pas d’importance. Cependant, quand nous tournions, quelqu’un a fait une remarque sur l’esthétique du film. Mais je vous assure que cela n’avait pas d’importance, à tel point que, pour toute la première partie du film, nous n’avons même pas réfléchi au cadre : pas de pastiche de reportage, pas de zooms intempestifs… Il est quand même possible de bien cadrer, même dans l’urgence. Il n’y avait pas de désir d’esthétisme, mais celui d’être présent. La seconde partie a été tournée par la suite et nous avions plus de temps. Le cadreur me donnait des possibilités de cadre effectivement plus esthétiques. Mais j’ai refusé pour rester dans la même grammaire, homogène. Il fallait lier les deux parties. Je crois que l’impression d’esthétique vient tout simplement du fait que j’ai fait un film et non un reportage.
Raffaele Cattedra : La censure au Liban n’est-elle concernée que par la scène de sexe, ou l’est-elle également par l’évocation de l’ALS ?
Philippe Aractingi : J’ai d’abord cru que ce serait la question de l’ALS qui gênerait, mais finalement c’est le sexe. Je ne comprends pas les critères des censeurs. Ils ne sont pas cinéastes et ne jugent pas sur le plan cinématographique. Ce sont des castrateurs professionnels. J’ai monté une version sans la scène érotique, qui pourtant exprime le ressenti de la guerre, le besoin de l’exorciser, car j’ai pensé qu’elle allait poser problème. Je me suis autocensuré, car je ne voulais pas que le film soit coupé et, maintenant, je me bats pour qu’il y ait deux diffusions : la version originale et la version soft réservée aux mentalités gênées par la scène de sexe. Dans le monde arabe, il faut prendre en compte ce genre de choses. Il n’est pas possible d’avoir une seule vision valable partout. Je peux réfléchir d’une manière dans un territoire et ailleurs avoir à le faire autrement.
Christiane Passevant : L’étalonnage est important pour lier les deux parties du film — présence dans l’instant et tournage ensuite de la partie fiction —, les différentes périodes du tournage ?
Philippe Aractingi : L’étalonnage est effectivement très pointu, car nous n’avions pas beaucoup de latitude pour jouer sur les couleurs, sur la colorimétrie du film. Il y a eu un véritable travail d’homogénéisation des plans du film, notamment pour que les archives ne paraissent pas des archives. Il y a aussi eu des plans flous, dérangeants sur le grand écran, qui ont été rectifiés et passent très bien à présent. Nous avons utilisé les trucages, mais toujours dans un sens réaliste.
Je me suis posé la question de mettre ou non de la musique dans le film. La musique peut-être seulement un effet et ce n’est peut-être pas nécessaire dans un film que l’on veut réaliste, cru. Mais tout cela est secondaire, si l’on considère l’effet que produit le film.
Christiane Passevant : À ce propos, la bande-son a été très travaillée ?
Philippe Aractingi : J’adore la musique. Bosta est un film musical. Nous avons travaillé avec deux musiciens très différents.
Pour les effets sonores de larsen, saturés, c’est avec Lazare Boghossian. Et ce film est fait de hasards et de professionnalisme. En revenant à Paris, j’ai entendu une très belle musique de René Aubry, à la radio, sur FIP, et j’ai voulu l’utiliser pour les travellings. Et voilà que René débarque dans mon bureau en voulant faire la musique du film. Il m’a proposé des thèmes, mais je les voulais orientaux et j’ai rencontré Ali Khatib, musicien libanais, qui m’a fait des passages de houd (luth). On a enregistré le houd au Liban pour les donner à René Aubry qui a enregistré les musiques lyriques du film. Elles sont très simples et volontairement épurées [2]. Le mixage de la musique est également très épuré, sans effets de réverbérations sonores..
Christiane Passevant : Quels sont vos projets ?
Philippe Aractingi : Je dois dire que ce film m’a dérangé. C’est un acte de souffrance mis en images. Pendant le mixage, j’avoue être sorti car je ne supportais plus le film. Toute cette colère et cette haine de base qui a été transformée en message… J’ai initié une forme nouvelle et, immanquablement, je me suis posé des questions par rapport aux limites.
Le Liban est toujours un de mes sujets favoris et j’ai envie de faire un troisième volet sur le Liban. Un poète a dit : « C’est un pays qui se suicide pendant qu’on l’assassine » et je trouve cela très vrai, c’est une phrase magnifique.
J’ai fait un film sur le suicide, c’est-à-dire la guerre civile, et le désir de réconciliation avec Bosta.
Sous les bombes est un film sur l’assassinat avec la guerre israélo-Hezbollah et israélo-libanaise.
Que sera le troisième film ? La complexité de la situation nécessite, à mes yeux, une trilogie pour une approche plus profonde. L’enjeu de l’eau est majeur dans la région et le Liban en a beaucoup. Par ailleurs, le Liban est un pays de refuge, la montagne a toujours été le refuge d’exilés, de nombreuses communautés exilées qui craignent « l’autre ». C’est un héritage assez lourd qui génère de la peur et de la violence. Cette complexité m’a demandé des années de réflexion pour tenter de synthétiser ces tendances. Mais je ne pense pas qu’un film puisse élucider les problèmes. Une trilogie ne sera que le regard d’un cinéaste. Heureusement, il y a d’autres personnes — cinéastes, auteurs, auteures — qui participent à la compréhension de la situation très complexe du Liban.
Entretien réalisé dans le cadre du 29e Festival international du film méditerranéen de Montpellier (Cinemed.tm.fr) le 31 octobre 2007. À cette rencontre — organisée par Gaby Pouget — ont participé Raffaele Cattedra, Christiane Passevant, Larry Portis et Laure Méravilles (Radio Clapas 93.5, Montpellier).
Transcription et notes : Christiane Passevant.