C. P. : Pour illustrer le film, tu as choisi des séquences publicitaires parfois sardoniques. L’une d’elles m’a particulièrement frappée, celle de la voiture Audi (dénonçons la marque !). C’est exactement la démonstration de l’aliénation à la consommation. Un jeune cadre dynamique décide de tout laisser tomber, le bureau, l’ordinateur, le costume, la cravate et de partir à l’aventure… Tout le monde reste bouche bée, il passe sous une fontaine, il se sent libre et… une voiture passe et c’est un mirage… Une phrase s’inscrit sur l’image : « Est-ce qu’on a le choix ? » Et le type se résigne, revient au bureau, reprend son ordinateur, bref rentre dans le rang. Comment as-tu trouvé cette pub invraisemblable, ode à l’aliénation, et terriblement cynique ?
Jean-Michel Carré : J’étais stupéfait de voir le cynisme des publicitaires. Cette publicité est la pire au niveau du cynisme : il n’existe d’autre choix que la consommation. Les premières images montrent le jeune cadre dans un hall énorme, avec des ordinateurs partout, et, quand il jette tout pour aller vers la liberté, le soleil, on a l’impression qu’il revit. Mais il est vite ramené à la réalité de la consommation avec une voiture chère. Pour une fois, je voulais détourner à nouveau la pub qui, elle-même, détourne tout. C’est pourquoi j’ai fait une grande recherche du côté de la pub sur le travail. Et il y en a beaucoup. Les publicitaires, toujours malins, s’aperçoivent que le lieu de travail est très important pour les personnes et ils observent ce qui se passe dans les bureaux, dans les entreprises, pour savoir comment les amener à consommer. Et cette pub est passée et, apparemment, elle n’a pas dépassé la ligne rouge alors qu’une autre pub, montée dans le film [1], a été refusée parce qu’elle avait un effet négatif sur la grande distribution. Les publicitaires sont toujours « limite » dans les pub sur le travail, sur la ligne rouge. Ils vont loin pour surprendre et parce que le travail est un lieu de tension. Les gens vivent des choses dures, mais ils vont regarder et être concernés. Si l’on réfléchit à ce cynisme, on réalise que l’on vit dans un monde monstrueux et inhumain.
C. P. : Et la séquence coréenne avec le patron qui se retrouve dans l’intimité d’un jeune couple ?
Jean-Michel Carré : C’est effectivement le moment où l’on parle de l’intimité. Cet aspect est symbolisé dans le film par une scène où le couple s’apprête à dormir, ou bien à faire l’amour, et, au moment où l’homme se retourne vers sa compagne, le patron est là. Alors, comme un automate, il remet ses lunettes, prend son ordinateur et écoute les ordres du patron, et la compagne n’existe plus. Le travail a complètement empiété sur la vie privée du couple. Au dernier plan, quatre ou cinq hommes sont là, sur le lit, comme dans un bureau, et la jeune femme est endormie au pied du lit. Le travail passe en premier. Le film ose le montrer. C’est une pub faite pour les cadres et elle montre ce qu’ils vivent. On se permet dans ces pubs de se foutre de leur gueule. Outre la peur et la pression, la pub se moque d’eux. Et tant que les gens ne réagissent pas, les publicitaires tirent sur l’élastique. C’est un peu, à un autre niveau, comme les discussions salariales. On sait que le patron peut lâcher un peu de lest lors d’un affrontement, il accorde 2 ou 3 %, mais il retient les jours de grève. J’ai appris qu’il existait des formations pour répondre aux arguments des syndicats dans les négociations et les grèves, des formations non officielles, issues du système Medef. Le patronat se donne vraiment tous les moyens.
C. P. : Comment as-tu réussi à entrer dans tous ces endroits, à obtenir ces témoignages ? Seulement deux personnes ne témoignent pas à visage découvert, une personne licenciée et un cadre qui a un ordinateur à la place du visage. C’est d’ailleurs l’affiche du film.
Jean-Michel Carré : Je me suis aperçu rapidement qu’en effet c’était difficile d’entrer dans une entreprise, surtout dans plusieurs. Dans une seule c’est plus facile, on montre un peu le fonctionnement. Au départ, quand je donnais le titre du film, j’ai essuyé des refus et les entreprises ne voulaient surtout pas que je vienne filmer. Nous avons donc changé le titre par Travail ? , car, finalement, c’est une réflexion sur le travail. Mais là j’ai constaté le danger d’Internet parce que des personnes de la communication, après réception de la lettre, tapaient Jean-Michel Carré sur Internet et découvraient ma filmographie. Les refus ont été nombreux. Heureusement, certaines personnes n’ont pas consulté Internet et nous avons trouvé des biais pour faire accepter notre projet de filmer, des choses positives dans les entreprises, comme chez Renault avec l’observatoire du stress, des patrons qui tentent de faire mieux… Nous avons voulu filmer ce qui leur paraissait bien. Dans le call center, le patron a proposé de montrer une bonne évaluation. Mais quand devant la réalité confrontée au discours sur le travail on constate la violence que cela représente cela permet de décrypter ce que les entreprises veulent mettre en valeur. J’ai rencontré le directeur des « ressources humaines » de Renault — je n’ai pas gardé la séquence dans le film, car c’était de la langue de bois —, il était accompagné par deux femmes de la communication qui prenaient des notes.
Même lui, le numéro deux de Renault, ne peut pas parler seul avec un cinéaste. Et, comme il parlait de régler les problèmes sociaux, je lui ai posé des questions sur ce qui s’était passé à Villevorde, en Belgique, où l’arrêt de l’entreprise avait été très brutal et les grèves longues et dures. Et là, vingt ou trente secondes de silence, puis, se reprenant, il a poursuivi : « J’avais un autre poste, je ne me suis pas occupé de ce problème. » À la fin de l’interview, les filles de communication m’ont demandé : « Mais qu’est-ce qui vous a pris de poser une question sur Villevorde ? » C’était le tabou, il ne fallait pas parler de cette entreprise et de ce qui s’était passé. Quand on réfléchit au nombre de suicides qui ont eu lieu chez Renault, leur observatoire du stress est complètement bidon. Ils ne vont pas au bout de la réflexion, mais essaient de replâtrer pour faire impression tout en mettant de la pression. C’est un mécanisme où l’on ne sait plus qui est le responsable. Même le grand patron doit rendre des comptes aux actionnaires tous les trois mois par rapport à la Bourse.
Là, le problème des stock-options [2] intervient et est très grave. On donne des stock-options pour cinq ans et le patron, qui garde son poste pour le même nombre d’années, a intérêt à aller jusqu’au bout pour faire du bénéfice, à court terme bien sûr, car à long terme cela risque d’être une catastrophe, comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans l’industrie lourde ou les grandes industries. Peu importe, il met la pression, comme cela il partira avec un parachute doré, fera une fortune en vendant ses stock-options, continuera sa carrière ailleurs, et tant pis si ensuite cela aboutit à des plans de licenciements énormes. Les patrons sont néanmoins aussi sous pression, et chaque cadre, chef de service vit sous pression, avec la peur, comme le travailleur de base. Chez Renault, ce sont des cadres qui se suicident. La pression est forte, à tous les niveaux de l’entreprise, et tout le monde est concerné.
Par rapport au film, il devrait y avoir 24 millions de spectateurs potentiels puisqu’il y a 24 millions de salarié-e-s en France. Dans les débats organisés, les personnes réagissent par rapport à ce qu’elles ont vécu ou à ce dont elles ont entendu parler. Les débats sont parfois difficiles, les gens racontent leur situation personnelle, les gens de France Télécom, par exemple, où la violence est extrême dans ce secteur du service public. Ce qui se passe est très, très dur. Et les gens ont besoin de s’exprimer. Des comités d’entreprise sont venus et ont acheté des DVD du film pour que tout le monde voie le film et en discute, ensemble, pour essayer de réfléchir à des solutions, parce que là on va vraiment dans le mur.