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Interview de Jean-Michel Carré (3° partie)
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 4 janvier 2008

C. P. : Une question prégnante dans le film : l’allégeance. Quand des personnes sont engagées dans une entreprise, on aurait tendance à penser que c’est pour leur compétence, leur potentiel. Or ce n’est plus le cas. Alors qu’est-ce qui est le plus important : la compétence ou l’allégeance ? Pourtant, si l’allégeance prime à présent sur la compétence, c’est absurde dans le contexte d’efficacité toujours évoqué actuellement ?

Jean-Michel Carré : C’est nouveau et frappant. J’avais vu des études là-dessus et c’est pour ça que j’ai voulu rencontrer des gens qui travaillaient sur l’évaluation des personnes, sur les tests lors des entretiens d’embauche. Comment se font les tests ? Quels sont les codes de lecture ? J’imaginais aussi que la compétence était la qualité recherchée dans le cadre d’une embauche. Petit à petit, la compétence est apparue comme secondaire, ce qui prime est en effet l’allégeance : si la personne peut s’écraser, accepter les ordres sans rien dire. Parfois des salarié-e-s font une réflexion sur la stupidité des questions, mais il vaut mieux répondre. En rentrant dans le moule, en jouant le jeu, en répondant à des questions stupides qui n’ont aucun rapport avec le poste de travail ou le CV de la personne, cela signifie qu’on pourra lui demander n’importe quoi. Elle sera malléable et dans l’allégeance. C’est l’allégeance qui est importante pour le travail, après c’est une question de formation. Suivre les ordres, respecter la hiérarchie, accepter la peur, un test imbécile et des questions aberrantes conduisent à craindre, à avoir peur dans le travail. Et, déjà, ceux qui acceptent ont perdu, ils ont baissé la tête et les dirigeants de l’entreprise en feront ce qu’ils veulent, du côté des salaires, du temps de travail, de la hiérarchie, de l’intimidation à l’égard des syndicats. Ce sont ces critères qui priment à l’embauche actuellement dans les entreprises.

C. P. : À propos de hiérarchie. Dans une séquence du film, se déroule un « jeu » avec les salarié-e-s d’une entreprise de Montpellier qui se roulent dans le sable, la boue, et une salariée participante s’écrie : « On s’éclate ! Y a plus de hiérarchie ! » Et là on se demande si c’est la réalité ou une farce ?

Jean-Michel Carré : Ce sont des jeux de rôles collectifs où l’on fait croire à une certaine liberté. Cela fait penser aux carnavals du Moyen Âge et du XVIe siècle au cours desquels, une fois par an, on pouvait se moquer du patron. Mais attention, le lendemain, tout rentre dans l’ordre et chacun son rôle. Rien n’a changé. Pendant une journée, on peut lancer de la boue sur le chef, mais c’est aussi une manière d’observer les comportements. Comment fonctionne le groupe ? Qui est prêt à casser l’autre ? C’est coûteux pour l’entreprise — 15 000 euros pour un week-end —, mais cela rapporte en observation. Existent aussi les fêtes à la manière états-unienne où tout le monde chante et danse. Là aussi c’est un mélange de culture de l’entreprise et de ce que préconisent les dirigeants : « Allez-y ! Battez-vous ! Soyez toujours vainqueurs ! Ne craignez pas d’écraser les autres ! Il faut monter sur la tête des autres ! Oubliez toutes les notions d’amitié, de solidarité à l’égard de vos collègues. Il faut gagner car c’est là-dessus que vous serez jugé et que vous pourrez rester ou entrer dans l’entreprise, obtenir des primes… » Les salarié-e-s sont des objets de manipulation.

C. P. : Le formatage opère bien sur des jeunes gens, je pense à cette jeune femme employée dans un call center. Elle se juge elle-même et là le contrat d’objectif est encore dépassé. Elle dit elle-même : « Oui, effectivement, mes résultats n’étaient pas bons », elle accepte le jugement du chef qui a le même âge qu’elle. C’est comme l’acception d’une punition.

Jean-Michel Carré : Cette scène est étonnante. Nous avons eu du mal à entrer dans un call center et j’y tenais beaucoup car il y a des milliers de personnes, notamment des jeunes, qui y travaillent. À tout moment de la journée, ils et elles sont sur écoute, les responsables interviennent durant la journée sur leur manière de travailler. On est dans 1984 d’Orwell, avec les chefs et les petits chefs qui mettent des notes au cours de la journée. Nous voulions donc montrer ce qu’est un débriefing. Ce call center se trouve près de Lille et emploie près de 2 000 personnes. Nous avons demandé à filmer une évaluation et nous l’avons filmée. Pour les responsables, elle est extrêmement bonne et positive. La jeune fille est en progrès. Mais, quand on observe le rapport entre les deux jeunes, on ne peut s’empêcher de penser que le garçon règle des problèmes personnels d’échec scolaire ou autre. La jeune fille, qui, sans doute, n’a eu que cette possibilité de travail dans la région, est totalement dans l’allégeance. Elle est infantilisée comme à l’école. C’est là aussi le problème et c’est un sujet de réflexion pour les enseignants.

C’est tout le processus du jugement scolaire qui est reproduit dans cette scène.

Il y a deux ans, j’ai rencontré une femme plus âgée ayant travaillé dans les premiers call centers. Elle était en dépression, car au début elle a considéré ce travail comme un service public, une aide aux personnes qui appelaient. Et un jour on lui a donné des phrases types, on lui a demandé de ne pas dépasser deux minutes, de couper la communication au terme du temps imparti ; et cette rentabilité exigée l’a complètement déstabilisée. Elle ne savait plus pour qui ou pour quoi elle travaillait. Elle est alors tombée en dépression. Elle a heureusement fait une formation pour faire autre chose, sinon elle aurait pu aller jusqu’au suicide. Elle connaissait la nature de ce travail auparavant, mais les jeunes l’ignorent et la formation les amène à accepter le travail tel qu’il leur est proposé. Ils et elles sont sous pression durant toute la journée, le nombre de communications et de contrats signés sont affichés… Tout est vendu dans ces call centers, depuis les poupées Barbie jusqu’à n’importe quoi, et il faut répondre aux questions. Retenir quelqu’un au téléphone signifie une communication plus coûteuse donc un appel plus profitable pour la boîte. C’est triste de voir ces jeunes pris dans cet engrenage dès le départ, dans l’obligation d’accepter ce genre de travail.

C. P. : Cela provoque des questions sur le formatage durant la scolarité et même pendant les études supérieures. Le regain d’intérêt pour les concours et les examens au détriment de la recherche ou du développement de l’esprit critique.

Jean-Michel Carré : On retombe exactement dans la situation qu’on dénonçait il y a trente ans dans Alertez les bébés : que devenait l’école et à quoi elle servait. C’est vrai, elle sert à faire de bons petits travailleurs. On le voit également à l’université. J’ai fait un film, Ghetto expérimental, sur Vincennes, dans cette fac qui était la suite de 1968, l’héritage de 1968, où plein de choses se passaient dans les cours, sans règles ni restriction, du théâtre… L’imagination était au pouvoir et continuait dans cet endroit, entre les bois et un champ de tir de l’armée. Il se passait quelque chose, mais c’était le ghetto, et tout s’est transformé à Saint-Denis où l’on a vu réapparaître les cours magistraux, les examens, les unités de valeur. C’est le contrôle permanent pour réduire petit à petit le nombre d’étudiants et d’étudiantes, il faut se battre contre les autres, être meilleur… Et ça ne fait que prendre la suite de ce qui se passe à l’école primaire, au collège et au lycée… C’est dramatique que le corps enseignant, présenté comme formé par des gens de gauche, ne mène pas cette réflexion interne à l’école. Peut-être faudrait-il faire une grève illimitée pour poser les problèmes de la pédagogie. Qu’est-ce que l’école aujourd’hui ? Ne faut-il pas réfléchir différemment ? Mais, comme dans tous les domaines du travail, le corps enseignant est dans une sorte d’acceptation, de soumission très étonnante. Et le pouvoir, qui a eu très peur en 1968, a bien réfléchi depuis. Nous sommes dans une lutte de classes toujours extrêmement présente et de plus en plus forte, mais avec des moyens beaucoup plus pervers. Le patronat a les moyens d’employer des chercheurs, de débaucher des psychologues, des personnes qui ont mené une réflexion sur le travail, des publicitaires qui ont fait philo et ont eu, pour certains, un passé contestataire, parce qu’il a les moyens de les payer très cher. De plus, le problème du chômage facilite cette récupération.

Ces personnes se mettent au service des entreprises pour manipuler encore plus les gens. C’est extrêmement grave. Il faut savoir qu’on est dans une véritable lutte avec la consommation. C’est pour cela que le problème de la consommation est abordé dans le film à travers le marketing, le merchandising, parce que je pense que la consommation est emblématique de ce que nous vivons dans la société actuelle. Ce n’est pas seulement une société du spectacle, c’est une société de la consommation. En 1968, on parlait de la société de consommation, mais elle est à présent si envahissante qu’on n’est même plus capable de s’insurger contre. Et la pub ! Il faut comparer à la télé d’il y a quinze ans celle d’aujourd’hui, avec le nombre de spots publicitaires diffusés, les affiches publicitaires qui nous entourent. Un exemple me prouve encore une fois qu’il faut réfléchir avant d’y adhérer : les Vélib à Paris. Cela permet de faire du vélo et c’est très bien, même si cela n’est pas donné. Mais il faut savoir que l’échange négocié par la Mairie de Paris consiste à offrir 2 000 espaces publicitaires gratuits à Decaux qui est le pire des publicitaires qui nous embuent la vue et le cerveau avec ses pubs ! Une mairie, tenue par le PS et les Verts, qui passe un accord avec Decaux pour les Vélib, qui sont d’ailleurs assez chers...

Pour la petite liberté de pédaler dans la ville, on accepte de se faire triturer le cerveau ! Et bientôt il y aura de la pub sur les vélos, ce sera avec Énergie — la radio la plus débile qui soit — qui a remporté le marché. Accepter ce genre de compromission est très grave. C’est ce qui fout en l’air nos sociétés occidentales et les autres aussi, à terme. La pub et la consommation qui, sans cesse, nous agressent et nous obligent à consommer.
Dans le film, un sociologue pose la question : « A-t-on a vraiment besoin d’écran plat ? » Et c’est vrai, car enfin c’est moins bon que des téléviseurs, mais sans arrêt la société de consommation trouve de nouveaux trucs, du magnétoscope au DVD, qui sont évidemment pratiques pour les cinéphiles, mais c’est sans arrêt consommer et cela revient à travailler pour pouvoir acheter. C’est tellement vrai par rapport à des gens qui ont de petits salaires, à leurs dépenses au moment de Noël, parce que, finalement, si on fait un boulot de merde, il faut que cela serve à quelque chose, à faire plaisir aux enfants.

Quand on vous bassine de pubs à la télé, à la radio, sur Internet, dans les journaux, on rentre dans cette société de consommation. Et, pour acheter, il faut continuer à travailler et à accepter des conditions de travail intenables. Car, si l’on n’a plus la possibilité d’accéder à ces produits de consommation, on n’existe plus. Aujourd’hui, c’est « Je consomme donc je suis ».