
Christiane Passevant : Comment as-tu eu connaissance de cet endroit et rencontré les Palestiniens qui ont accepté de témoigner à visage ouvert ?
Yonathan Ben Efrat : Nous avons décidé de tourner ce sujet après avoir appris que la WHO (World Health Organization) faisait des films sur la santé. Nous connaissions déjà le lieu par un article écrit sur les travailleurs palestiniens illégaux, l’un d’eux avait été arrêté et tué à un checkpoint ; torturé et tué. Je suis donc allé au chantier pour enquêter dans le but de faire un article. J’ai rencontré des Palestiniens clandestins qui m’ont montré l’endroit et leurs conditions de vie. Ensuite, nous avons très vite pensé faire un film sur ces clandestins, sur leurs conditions de vie et les raisons psychologiques et économiques qui les poussent à venir en Israël malgré les risques, une situation précaire et des conditions inacceptables.
Christiane Passevant : Sur le générique de fin, j’ai lu le nom d’Asma Agbarieh [1] . Quel est son rôle dans la réalisation du film ?
Yonathan Ben Efrat : Elle était présente quand j’ai commencé mon enquête. J’avais besoin d’elle pour prendre contact avec les clandestins palestiniens. Elle m’a beaucoup aidé.
Nir Nader : Ces ouvriers vivent dans les sous-sols de Tel-Aviv et leurs rapports avec les Israéliens - entre Arabes et juifs - se réduit au fait que ces derniers sont d’éventuels employeurs. Nous avions besoin d’Asma pour établir un autre rapport et gagner leur confiance. Asma est l’une de ces militantes qui défend les Palestiniens et les Palestiniennes, elle écrit dans Challenge [2] et est arabe, Palestinienne israélienne. Elle connaît les codes, pas seulement la langue, mais aussi les coutumes et les attitudes à adopter dans un premier temps.
Yonathan Ben Efrat : Quand nous avons rencontrés les clandestins, certains vivaient là depuis deux ou trois ans. Pour eux, l’endroit n’était pas connu du public et quand nous avons débarqué, Asma et moi, cela leur a paru étrange et même suspect. Pourquoi ce type de Tel-Aviv pose des questions sur ce clandestin de Jenine qui avait été tué à un checkpoint ? Pourquoi se préoccupe-t-il de notre vie et des conditions dans lesquelles nous sommes ici ? Nous avons parlé d’abord de notre travail au sein de WAC [3] qui défend les droits des ouvriers palestiniens de l’intérieur d’Israël, et également de Cisjordanie. C’est pourquoi il était important qu’Asma soit présente, pour les aider également d’un point de vue légal. La plupart d’entre eux ont parfois des difficultés à se faire payer par les employeurs. Elle est venue au début, puis lorsque le projet de film s’est concrétisé, j’ai travaillé seul avec eux.
Christiane Passevant : Au début du film, on a l’impression de descendre dans un trou. C’est le chantier d’un parking de supermarché ?
Yonathan Ben Efrat : C’est le parking sur six étages en sous-sol sur lequel devait se construire un complexe commercial, avec supermarchés, boutiques, mais en raison de la situation économique, la construction s’est arrêtée au niveau du chantier du parking. Les gens vivent jusqu’au niveau du quatrième et du cinquième étage. Pas en dessous.
Nir Nader : il est quasiment impossible de respirer au niveau du quatrième et du cinquième sous-sol. À propos du nom, Hakanion/the Mall, les travailleurs connaissent l’endroit par la rumeur. C’est supposé être un centre commercial, alors ils lui donnent ce nom : Hakanion. C’est ironique.
Yonathan Ben Efrat : Ils parlent de l’endroit comme d’un lieu de contact, de rencontre : Hakanion. Nous leur avons emprunté le nom pour le titre du film.
Nir Nader : Dans la scène où Abu Naji converse en hébreu, au téléphone avec son employeure, et qu’elle évoque son permis, il ment. Ensuite Jalal rit et s’adresse à Yonathan : « tu as entendu, il parle de Pardes-Katz ». C’est un quartier populaire de Tel-Aviv mais pas le trou où il dort.
Christiane Passevant : Il précise « il ne dit pas qu’il vit avec 450 Palestiniens à Hakanion ! » Il y a vraiment jusqu’à 450 personnes qui dorment là ?
Yonathan Ben Efrat : L’été, il y a entre 300 et 400 personnes. Pendant l’hiver, moins car il est encore plus difficile d’y demeurer.
Christiane Passevant : Dans le film, des personnes dorment aussi dehors ?
Yonathan Ben Efrat : C’est le toit des six sous-sols.
Nir Nader : Ce sont les fondations du chantier. Cela ressemble à un cimetière.
Christiane Passevant : C’est ce que dit l’un des clandestins. « Le matin, j’ai l’impression de sortir de ma tombe. » Pourquoi Abu Naji et Jalal ont-ils mis un poster de Julianne Moore sur le mur ?
Yonathan Ben Efrat : Je ne sais pas s’ils connaissent Julianne Moore. Mais Abu Naji et Jalal sont les seules personnes, ou presque, à avoir aménagé un coin, comme une pièce à eux, avec des lits, des draps, de la lumière, un décor. Ils en prennent soin. La plupart ne sont pas organisés à ce point ou bien sont de passage, comme ceux qui dorment sur le toit, couchés sur des cartons. Nous avons été surpris par la découverte de leur pièce.
Christiane Passevant : Jalal ne dort pas avec son père. Il a pitié de lui. Tu as rencontré son père ?
Yonathan Ben Efrat : Oui, mais les gens se groupent aussi selon les âges, les affinités. Le père est plutôt de passage, il reste quelques jours, selon les opportunités d’emploi, pas autant que Jalal.
Christiane Passevant : Le jeune garçon qui regrette ne pas être en classe, quel âge a-t-il ?
Yonathan Ben Efrat : 16 ans.
Christiane Passevant : Abu Naji dit qu’il est passé par des villages. Comment les Palestiniens peuvent-il passer en Israël malgré le mur, les barrières, les checkpoints ?
Yonathan Ben Efrat : Avant d’arriver au mur, il faut éviter tous les barrages, les contrôles, c’est pourquoi ils passent par des villages. Ensuite, ils se débrouillent pour se faufiler par un endroit où le mur n’est pas complètement terminé et arriver à Jérusalem. C’est le moyen d’entrer en Israël. Quand le mur sera terminé, ce sera difficile de pénétrer en Israël.
Christiane Passevant : Les autorités donnent-elles une date pour la fin de la construction du mur de séparation ?
Yonathan Ben Efrat : Je l’ignore. Je pense que le mur n’est pas le problème pour les Palestiniens, mais le symbole du problème. Je crois que le principal problème, c’est le chômage. Le chômage, la corruption et un gouvernement qui ne se soucie pas des travailleurs. C’est aussi ce que ressentent ces ouvriers. Personne, dans l’Autorité palestinienne, ne paraît se soucier d’eux. La situation serait différente sinon.
Nir Nader : Il y a l’occupation, le mur et, par-dessus tout cela, une situation de laissés-pour-compte. Cela double encore les difficultés de la vie quotidienne.
Yonathan Ben Efrat : Les autorités palestiniennes sont dans une situation de dépendance et sont obligées de mendier pour obtenir des moyens et de l’argent, de la part des Nations unies, des Etats-Unis ou des pays arabes. L’ouvrier moyen palestinien voit tout cela. L’économie palestinienne est basée sur la charité mais cet l’argent va aux travailleurs des administrations. Les ouvriers palestiniens n’ont pas de travail dans les territoires occupés. Je parle de 50 000 ouvriers clandestins qui travaillent chaque année en Israël. Et une large part de l’économie est basée sur ceux-ci.
Christiane Passevant : Hakanion est un court métrage documentaire. Penses-tu réaliser un long métrage sur cette question des travailleurs palestiniens illégaux en israël ? Ou bien élargir le sujet au chômage en général ?
Yonathan Ben Efrat : Nous voulons continuer à explorer ce problème. Toutes les personnes qui ont vu le film veulent en savoir plus. Nous voulons approfondir le sujet, voir les conséquences à termes. Nous ne voulons rester sur une fin sans ouverture. Hakanion est un peu comme une manière de poser le problème, de faire un constat, la réflexion doit suivre. Nous travaillons sur le projet. Pour nous, il manque un aspect essentiel du récit, en dépit des témoignages : c’est la vie des personnages. Qui sont-ils ? Comment vivent-ils chez eux ? Nous voulons les suivre dans leur travail, leur famille, leur environnement, leur quotidien, leur ville ou village pour les montrer en tant qu’êtres humains. Ce qui est frappant à Hakanion, c’est que malgré les difficultés, les conditions sommaires et insupportables, ils ont la force de rester des êtres humains dignes.