
Texte ronéoté publié dans Recherches Libertaires en 1972. Version expurgée des fautes de frappe, d’orthographe et de style.
R-D.M.
STIRNER
Un portrait
Introduction
Quand on regarde la vie de Stirner, même dans un bref aperçu biographique, une chose saute aux yeux : le contraste entre l’œuvre et l’homme, serait-on tenté de dire. Pourquoi parle-t-on encore de lui ? "L’Unique et sa propriété " demeure. A part la bombe et le coup d’éclat de l’ "Unique", la vie de Stirner n’est qu’une succession de ratages : sa vie conjugale, ses études, son professorat, sa carrière littéraire éphémère, ses mauvaises affaires, la faillite, la prison pour dettes et même sa mort sans gloire d’une simple piqûre de mouche à la nuque.
Pour H. Arvon, Stirner présente tous les traits de l’aboulie. Je pense que Stirner fut un grand timide. Très tôt orphelin de père, sa mère se remarie et elle est sujette à des crises de folie. Il vit chez son parrain pendant toutes ses études secondaires. Le jeune Stirner dut se replier sur lui-même, et vivre uniquement cérébralement. La vie quotidienne et le monde extérieur était pour lui, à la fois sujet de rêveries et objet d’insécurité. L’inhibition ne fait pas de doute. Stirner doué d’une intelligence très vive, ses professeurs reconnurent en lui une logique implacable que l’on retrouvera dans ses écrits. Son style dur, violent, parfois emporté et insultant, témoigne d’une vie intérieur intense et tumultueuse. Son oeuvre de libération de l’individu, du Moi, est avant tout sa propre expérience, sa propre volonté inassouvie. De là à ridiculiser et mésestimer son apport que beaucoup franchirent, ne cherchant pas à approfondir une pensée touffue et qui en fin de compte, remue et interroge en profondeur le lecteur. Ce sentiment d’irritation et d’autodéfense sont à l’origine du rejet souvent catégorique de la pensée stirnérienne. Attitude que je récuse, car un minimum d’honnêteté intellectuelle, permet de percevoir une pensée de Stirner riche qui abonde de découvertes aux conséquences bien souvent inattendues.
Stirner et l’hégélianisme.
Hegel, dès le début du XIXe siècle, créa un vaste mouvement de rénovation de la pensée. Très vite, il fut débordé par sa gauche, une lutte intense se déclara entre vieux hégéliens orthodoxes (Rosenkranz, K. Fischer) et les jeunes hégéliens dits de gauche (Fueurbach, Ruge, Bauer, Stirner). La bataille est engagée dans les années 1835-1845, époque où Stirner, ses études terminées, s’installa à Berlin. Il entre en contact avec les jeunes "enragés de la société des " Hommes libres ". Ce contexte permet de saisir les influences que Stirner a reçues et celles qu’il aura sur son illustre contemporain : Marx (sans parler de Kierkegaard et de Nieztsche, mais cela n’est pas notre propos). On a coutume de dire que Marx a retourné la dialectique de Hegel. Mais ce que l’on dit moins, ce sont les influences décisives et primordiales que le jeune Marx assimila durant cette période. Ce renversement de la pensée hégélienne se fait en trois étapes :
-
- Hegel ------> Feuerbach ------> Stirner ------> Marx
⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ↓---> Kierkegaard
⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ↓---> Nietzsche
- Hegel ------> Feuerbach ------> Stirner ------> Marx
L’apport de Hegel est énorme. Il formula de façon précise et stable sa méthode dialectique ; il sortit la philosophie de l’impasse kantienne. Mais, Hegel reste quant même un penseur traditionnel de la philosophie chrétienne et cartésienne. Il veut démontrer le rôle de Dieu et celui de l’homme et de ses institutions dans le monde. Il se place donc sur le terrain de la philosophie religieuse. L’originalité de Hegel réside dans la formulation des problèmes. Il ne parle pas directement de Dieu, mais de Raison, d’Idée, de Concept, d’Absolu. Il se dégage de l’image d’un Dieu créateur tout-puissant, point de départ de l’Univers.
Au Dieu transcendant, statique, il oppose un Absolu dynamique : l’Absolu n’est pas un être donné, une fois pour toute, c’est un processus dialectique, une réalisation soi-même. Il devient autre que soi, mails il reste lui-même dans cette altérité : car il est médiation entre son état immédiat et ses auto-manifestations. "Il devient ce qu’il est". Cet absolu est aussi Raison. Hegel exprime cette idée dans sa célèbre phrase : "Tout ce qui est réel est rationnel", donc tout ce qui est rationnel est réel".
Hegel fait intervenir dans sa philosophie : le concret, le monde sensible. La médiation entre les différentes auto-manifestations de la Raison se fait dans le temps. Hegel donne naissance à une philosophie de l’histoire qui bouleversera toute la pensée occidentale. "Dieu gouverne le monde, le contenu de son gouvernement, l’accomplissement de son plan est l’histoire universelle". Plus concrètement, Hegel pense que les civilisations, les peuples, les États participent de cette réalisation. Humoristiquement, on peut dire que c’est une démocratisation du divin.
Le mouvement dialectique de l’histoire ne peut se résumer en ces quelques lignes ; pourtant il faut souligner le paradoxe de cette conception hégélienne. L’Absolu, l’Idée, la Raison, en un mot Dieu, se compromet dans le concret, dans le monde du sensible, il s’usera donc dans ses ses différentes manifestations. Hegel pense que le Divin peut s’aliéner et qu’il reste lui-même malgré la décrépitude d’une de ses manifestations. En cela, il fait un "saut" (au sens philosophique du terme). Il propose une "ruse de la raison" pour éviter toute désacralisation du divin. Si Dieu se compromet, lui l’Infini, il le fait de telle sorte que les individus seuls sont atteints par l’usure du Temps : "C’est seulement le moyen par lequel l’Idée parvient à l’existence qui éprouve les pertes et subit les dommages".
En résumé, si les hommes (civilisations, peuples, états…) ne sont que des esclaves de Dieu, avec la Dialectique de Hegel, ils deviennent des acteurs malgré eux. Mais le mouvement créé, ils sont des acteurs (à l’insu de leur plein gré) : il ne leur reste plus qu’à prendre conscience de leur rôle et à le jouer.
Première étape Feuerbach.
Feuerbach, un des plus connus des élèves de Hegel, est aussi un théologien. Il accomplit un double travail. D’abord, en tant que disciple, il remet en vocabulaire de son époque une pensée hégélienne déjà vieille de plus de vingt ans. Et comme penseur original, il développe le système dialectique et ainsi dévoile les ambigüités et les contradiction de la pensée de Hegel.
Feuerbach, dans son "Essence du Christianisme", tente une grand démonstration antichrétienne qui consiste à ramener l’Idée sur terre, en précisant bien que ce désir "est accordé avec l’époque" ou, ce qui est la même chose, "fondé sur l’esprit même de la philosophie hégélienne car ce n’est pas là affaire d’école, mais affaire d’humanité". Dans la première partie intitulée : l"’essence authentique, c’est à dire anthropologique de la Religion" l’auteur montre que " la religion est la scission de l’homme avec lui-même, il pose en face de lui Dieu comme un être opposé à lui ; Dieu n’est pas ce qu’est l’homme, l’homme n’est pas ce qu’est Dieu". Scission que Feuerbach explicite en long et en large, la religion est passée au peigne fin : Dieu est démystifié, il n’est plus le maître tout-puissant. "L’homme — tel est le mystère de la religion — objective son essence, puis à nouveau fait de lui-même, l’objet de cet être objectivé, métamorphosé en un sujet, et, en une personne : il se pense, il est pour lui-même objet, mais en tant qu’objet d’un objet, d’un autre être".
Autrement dit : "l’homme affirme en Dieu ce qu’il est en lui-même." Les individus sentent en eux un manque, une faiblesse, un sentiment angoissé devant le monde ; cette angoisse, ils la projettent hors d’eux et la personnalise en un Être fort de leurs faiblesses, c’est Dieu.
Feuerbach pense donc qu’il faut ramener cette énergie projetée (sublimée) au sublimateur (l’individu), le récipiendaire est l’homme, avec H : " L’Homme est Dieu pour l’homme."
En Bref, pour Hegel le schéma est le suivant :
⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀⠀ ⠀⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ DIEU
⠀⠀⠀ ⠀⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀⠀⠀ ⠀⠀⠀ ⠀↓⠀⠀ ⠀↓
⠀⠀⠀ ⠀⠀⠀⠀ ⠀ Civilisations⠀⠀⠀ États →Individus
Après la critique de Feuerbach, le schéma devient :
⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀⠀⠀ ⠀⠀⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ DIEU ➷
⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ les hommes ➹⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ l’HOMME
En 1841 paraît l’"Essence du Christianisme" ; en 1844 explose L’Unique et sa propriété qui reprend la même problématique.
Deuxième étape : l’Unique
L’"Unique" continue le mouvement amorcé par Feuerbach. Stirner accepte la formulation de l’"Essence du Christianisme", mais réfute la démonstration de Feuerbach. Max Stirner cite "l’essence" qu’il critique : l’"être de l’homme est pour l’homme l’être suprême. Cet être suprême la religion l’appelle Dieu, en fait un être objectif, mais il n’est en réalité que le propre être de l’homme et nous sommes au tournant de l’histoire du monde parce que, désormais, pour l’homme ce n’est plus Dieu mais l’Homme qui incarne la divinité".
A cela, Stirner réplique : " Je ne suis ni Dieu, ni l’’Homme, je ne suis ni l’essence suprême, si mon essence, et c’est au fond tout un que je conçoive l’essence en moi ou hors de moi... Si feuerbach détruit la demeure céleste de Dieu et me force à venir s’installerez nous avec armes et bagages, nous serons , nous, son terrestre logis, singulièrement encombrés."
Stirner de s’interroger : « Que gagnons-nous à métamorphoser le divin extérieur en divin intérieur ». En résumé, le schéma de Feuerbach devient inopérant. Stirner rejette la projection feuerbachienne et son retour – si le retour dans son intégralité est possible – et il affirme l’Unicité du Moi.
On peut schématiser :
Individu(s) --------------------> Moi – Ego.
Troisième étape : Marx.
Le troisième temps du renversement de la dialectique hégélienne est celui de l’élaboration du « matérialisme scientifique » par Marx et Engels. Marx n’a pas trente ans quand paraît l’Unique, il se trouve en cette année 1844 à l’étranger. C’est Engels qui le tient au courant des évènements et des esclandres des « Hommes libres ». Parmi ceux-ci, Engels a remarqué Stirner comme le plus intelligent. Reconnaître en Marx un génie est certes légitime, mais il faut, en toute équité, admettre que sa tâche critique fut largement facilitée par le travail des jeunes hégéliens. C’est dans l’« Idéologie Allemande » que Marx expose sa critique de l’hégélianisme de gauche et par la même occasion fixe les grandes lignes que l’on retrouvera un an plus tard dans le « Manifeste Communiste ».
L’« Idéologie » est composée de deux parties. La première de loin la plus intéressante brosse une large critique de la philosophie la plus récente dans la personne de ses représentants : Feuerbach, B. Bauer et Stirner. En 1843, Marx rédige une « Critique de la philosophie du Droit de Hegel ». Cet essai coïncide avec ce que l’on appelle sa période feuerbachienne qui prend fin en 1844, c’est-à-dire en gros avec la parution de l’ « Unique ». Feuerbach lui permet de se détacher de Hegel et Stirner de Feuerbach. On reconnait sa critique de Feuerbach, surtout dans les « Thèses sur Feuerbach » les thèmes stirnériens. Marx met en évidence l’aspect idéaliste de Feuerbach : « Le principal défaut, jusqu’ici du matérialisme de tous les philosophes, y compris Feuerbach, est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, non en tant que pratique, de façon subjective » (thèse 1). La thèse V est une formulation plus "scientifique" des propres critiques de Stirner. « Feuerbach ne considère pas le monde sensible en tant que pratique, concrète de l’homme » Marx et Stirner sont très proches dans leur critique de Feuerbach. La thèse XI est le fruit le plus retentissant de leur accord.
Marx doit énormément à Feuerbach et autant à Stirner (" Chacune de nos relations à l’homme et à la nature doit être une expression définie de " notre vie réelle, individuelle correspondant à l’objet de" notre volonté " Marx). On retrouve dans cette phrase les idées de Stirner ; il est intéressant de noter la date : 1844, pour preuve les 360 pages qu’il lui consacra dans l’"Idéologie allemande" sous le sobriquet de Saint Max. Marx a éprouvé le besoin de répondre presque mot pour mot à l’"Unique". Stirner est pour Marx l’occasion d’exprimer la quintessence de ce qui sera le " matérialisme scientifique ". Ils sont tous les deux les pôles extrêmes d’un même courant et leur rencontre ne pouvait que faire des étincelles. L’ironie de l’un correspond au style agressif de l’autre. Marx, dans les détails, relève à juste titre les failles de Stirner. Il voit en lui le type parfaite de l’égoïste bourgeois ; pour Marx, Stirner se replie sur lui-même, sur sa propriété. Il est regrettable que Marx n’ait vu, bien souvent, que les mots. C’est surtout aux successeurs de Marx et d’Engels que l’on doit le silence sur Stirner et le mépris dont il est l’objet. Pour exemple, celui de Gilbert Badia, dans son avant-propos à l’" Idéologie allemande " (Editions sociales) :"…qui s’attacherait à une telle formule isolée dont l’inanité éclate, même pour qui voudrait défendre la pensée de cet auteur ? (p.20).
Une pensée hors norme et déroutante.
Max Stirner n’a pas eu seulement une influence dans le courant de pensée dialectique, mais aussi, dans la philosophie de Kierkegaard. Marx est à l’origine d’une critique du monde capitaliste et bourgeois ; Kierkegaard, après le même processus de renversement de la dialectique hégélienne, fait une critique du christianisme bourgeois. Le penseur le plus proche de Stirner est peut-être son lointain et tumultueux disciple : Nietzsche. Cette parenté prouve que l’apport de Stirner n’est pas négligeable, si on ne la considère que dans cette perspective de la critique de Hegel ; ce serait là réduire ou sous-estimer la pensée stirnérienne. Son œuvre, quoique peu abondante, réserve des surprises.
A - Une pensée "Unique".
Reprenant sa critique de Feuerbach, Stirner précise sa pensée. Il démontre que Dieu, La Vérité, l’Humanité, n’ont pour cause qu’eux-mêmes. Ils ne s’occupent que d’eux-mêmes. Ils sont purement égoïstes. Stirner affirme que si Dieu et l’humanité n’ont basé leur cause sur rien qu’eux-mêmes, je baserai ma cause sur Moi, aussi bien que Dieu, je suis la négation de tout le reste. Je suis pour moi tout, je suis l’Unique." C’est dans cette perspective positive qu’il faut comprendre le :" J’ai basé ma cause sur rien". Sur rien d’autre que lui-même, sans aucune transcendance. Ce n’est pas un nihilisme absolu comme beaucoup se plaisent à le répéter (en autre Camus dans l’Homme Révolté) ; c’est au contraire une violente affirmation de Moi, de l’individu en lutte pour sa préservation.
" Ma Cause n’est ni divine, ni humaine, ce n’est ni le vrai, Ni le bon, ni le juste, ni le libre, c’est le Mien", elle n’est pas générale, mais unique. C’est un éloge de l’Égoïsme. Le mot fit frémir ; en fin de compte, les critiques ne verront souvent que le sens chrétien du terme, justement ce que Stirner attaque et réduit à néant.
L’Égoïsme de Stirner n’est pas un repli sur soi ni un refuge, mais une affirmation éclatante de la personne humaine en tant qu’individu unique, autonome. A l’opposé de l’égoïsme religieux, l’Égoïsme de Stirner "exige la réciprocité", car l’autre doit être aussi un "Moi" qui se sait Unique pour qu’entre nous se crée un commerce d’égal à égal et que nos rapports soient exempts de toutes traces de domination et d’aliénation.
B - Relations entre EGO(s)
Stirner réduit l’unité humaine à l’individu, au Moi unique. il s’oppose ainsi à Hegel pour qui l’étalon dialectique était "le peuple", et à Proudhon qui prônait la "famille sociale" comme la cellule de base. Cette réduction change tous les rapports économiques et socio-humains.
1 - Critique de l’État.
Pour faire vivre l’Égo, Stirner est a formulé une critique de l’État. Cette critique prend comme base la conception hégélienne : l’état est l’Idée spirituelle qui s’extériorise dans la volonté humaine et dans sa liberté. Ce que Hegel nomme État, c’est l’individu spirituel : le peuple, dans la mesure où il s’est structuré en lui-même et forme un tout organique. Le machiavélisme de cette conception consiste en la parfaite union entre le subjectif et l’objectif : " l’État est l’unité du vouloir subjectif et du vouloir général et essentiel " - autrement dit, l’État est le lieu d’épanouissement de l’individu par les lois générales et essentielles du Divin. Les " volontés particulières " ne peuvent se réaliser que dans la " Volonté Générale " Rousseau). Le plus haut devoir des individus est d’être membre de l’état. Stirner constate que : " On ne peut concevoir l’État sans la domination et la servitude, car l’État doit nécessairement vouloir être le maître de tous ses membres et cet volonté porte le nom de " volonté de l’État " ; ce qui revient à dire que
Cette domination de l’abstraction étatique se fait par le système complexe des lois. " Aux mains de l’État, la force s’appelle droit " dit Stirner qui complète en précisant que " aux mains de l’individu elle s’appelle : crime ". " Ma volonté individuelle, ajoute-t-il, est destructrice de l’État, aussi est-elle flétrie du nom d’indiscipline ". Stirner ne croit plus à l’égalité des droits, il ne réclame aucun droit, et à donc en reconnaître aucun. Le droit reste toujours " au-dessus de Moi, il est absolu, il n’existe que chez un être supérieur qui ne l’accorde comme. faveur, c’est une grâce que me fait le juge. La puissance et la force n’existent qu’en Moi, qui le Puissant et le Fort ". De toute évidence, pour Stirner : " l’État ne poursuit qu’un seul but : limiter, enchaîner, assujettir l’individu, le subordonner à une généralité quelconque. "
Stirner, en réveillant l’Égo, se proclame déicide, régicide et légicide, ce qui est tout un.
2 - Critique du libéralisme : la liberté
La critique de l’état par Stirner est radical, il ne s’arrête pas en cours de route : le libéralisme ne le satisfait pas et il fustige les différentes formes qu’il peut revêtir.
- Le libéralisme politique considère l’État comme une association dont les membres forment la Nation. " Dans ce type d’État, le civisme fait des ravages, car règne l’idée que l’État est tout, qu’il est l’homme par excellence, et que la valeur de l’individu comme homme dérive de sa qualité de citoyen ". L’État devient la véritable personne devant laquelle s’efface la personnalité individuelle : " Ce n’est pas moi qui vis, c’est l’État qui vit en moi ". "Ce que veut le libéralisme, c’est la mise en valeur non point de la personne ou de Moi, mais de la Raison : c’est, en un mot, la dictature".
- Le libéralisme social affirme que nul ne peut posséder, de même que le libéralisme politique concluait que nul ne doit commander. Si pour l’un seul, l’État commandait, pour l’autre, seule la société possède. Stirner vise ici le communisme qu’il appelle " la gueuserie générale ".
Stirner fait un large parallèle entre la bourgeoisie et le communisme. " La bourgeoisie rendait la production libre, le communisme force à la production ". Si le communisme voit en toi un homme et un frère, ce n’est là que sa manière de voir des dimanches ; les autres jours de la semaine, il ne te regarde nullement comme un homme tout court, mais comme un travailleur humain ou un homme qui travaille. Si tu étais fainéant, il ne reconnaîtrait pas en toi l’’’ homme, il verrait un individu paresseux, à corriger de sa paresse, et à catéchiser pour le convertir à " la croyance que le travail est la destination de l’homme ". C’est donc le travail qui fait notre égalité, notre dignité et notre sociabilité. Stirner d’en conclure que l’État est fondé sur l’esclavage du travail, " que le travail soit libre et l’État s’écroule ".
- Le libéralisme humanitaire. Pour lui, Stirner a trouvé une devise : "Laboro, ergo sum ", " Je travaille, donc je suis ", car le travail qui honore l’homme est le travail humain et conscient qui n’a pas de but égoïste, mais qui a pour but l’homme, l’épanouissement des énergies humaines. Stirner met dans la bouche du libéralisme humanitaire ces paroles : " Nous voulons le travail, car travailler c’est nous développer, nous réaliser. " Là, encore, l’Homme c’est-à-dire l’humanité, est le but de l’individu, but pour lequel il travaille, pour lequel il pense et vit dans la glorification duquel il doit devenir l’Homme". Stirner voit dans le libéralisme "l’apogée de la gueuserie".
Ces critiques aboutissent à une conception radicale de la liberté.
Chez Stirner, la liberté est un mouvement, une force. Il ne veut pas être libre en pensée, dans sa prison sociale, la liberté en soi ne l’intéresse pas ; il désire être réellement, concrètement libre. La liberté est le résultat d’une lutte. On trouve, chez Stirner, les prémisses de la " Volonté de puissance " nietzschéenne : " Ayez la force et la liberté viendra toute seule ". Voilà, l’idée maîtresse de Stirner : " se libérer ". " Une liberté qui se donne n’est pas une liberté, la seule liberté passe par la révolte, on ne peut pas attendrez d’être libéré ".
" Celui à qui on a accordé la liberté n’est qu’un esclave affranchi, un chien qui traîne son bout d’une chaîne ". Stirner recherche sa liberté, la Sienne, pas celle du Peuple. " Plus le peuple est libre, plus l’individu est lié ". La liberté demeure l’apanage de l’homme fort, " toute chose est la propriété de qui sait la prendre et la garde, et reste à lui tant qu’elle ne lui est pas reprise, c’est ainsi que la liberté est à celui qui la prend ". Stirner ne réduit pas la liberté à une indépendance totale et absolue des individus, je ne puis être vraiment libre que si les autres le sont eux-aussi.
"L ’Égoïsme exige la réciprocité, peut aussi se traduire en : la liberté exige la réciprocité ". De même, Bakounine a très bien remarqué cette nécessité : " Moi voulant être libre enfin, je ne puis pas parce qu’autour de moi tous les autres hommes ne veulent pas être libres encore, et ne le voulant pas, ils deviennent contre moi des instruments d’oppression ". Pour Bakounine : " je ne suis véritablement libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent sont également libres ". Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s’étend à l’infini. Bakounine et Stirner se rejoignent sur beaucoup de points, pour tous les deux " être libre dans l’isolement est une absurdité inventé" par les théologiens et les métaphysiciens ".
Ainsi, Stirner pose-t-il comme un des postulats de base de l’Anarchisme (le terme n’est pas de lui), l’athéisme intégral, ni Dieu ni Maître, ni idole ni but abstrait… La morale est aussi une entrave au Moi. De plus, " l’habitude crée à l’homme un ciel dans lequel il se sent chez lui ", donc sus aux us. Stirner ajoute que l’homme cherche dans le ciel de la civilisation à s’isoler du monde et en briser la puissance hostile. Pour l’auteur de l’ " Unique ", les athées de son temps " ne sont que de pieuses gens ". " Rien cependant, pour soi-même, n’est sacré ; moi seule consacre : ce sont ma pensée , mon jugement, mes génuflexions, bref, ma conscience qui canonisent." Ce qu’il faut, c’est digérer l’hostie pour en être quitte." Par son intégralité, l’athéisme annonce l’anarchisme.
3 - Stirner et l’anarchisme
Stirner pose les premiers jalons de ce qui deviendra l’anarchisme, pour autant, il ne laisse pas le Moi réveillé se débattre dans sa solitude et s’engluer de nouveau dans la société. il propose les " associations d’Égoïstes ". Certes, l’ "État c’est le mal ", mais l’Unique doit vivre et c’est l’ " association " qui le lui permettra, car " elle est mon œuvre, ma créature ; elle n’est pas sacrée et n’est pas une puissance spirituelle supérieure à mon esprit ". L’association respecte l’unicité, car elle ne peut me posséder, elle est révocable, non définitive, évolutive à sa guise. Elle requiert une personnalité établie, un Moi actif, vigilant à ne pas démissionner et projeter à nouveau son pouvoir dans une nouvelle abstraction, fut-elle l’association elle-même, le syndicat ou le Parti. Stirner est très conscient des dangers d’un retour en arrière, il note : " Quand la communauté est devenu pour l’homme un besoin, quand il trouve qu’elle l’aide à réaliser ses desseins, elle ne tarde pas, prenant rang de principe, à lui imposer les lois de la société ".
La faiblesse de la théorie stirnérienne est son manque d’approche concrète de ses idées. Beaucoup de socialistes ont vu en Stirner l’apôtre du nihilisme et de la disparition de toute forme de société. Je ne prendrais qu’un exemple, celui d’Édouard Berth dans son petit livre " Nouveaux aspects du socialisme " (1908). Berth voit dans l’anarchisme et Stirner en particulier, non pas un anti-capitalisme, mais un " ultra-capitalisme ". Il traite Marx de " bourgeoisisme ". En Stirner, il ne voit que l’égoïsme de la société civile, c’est-dire une égoïsme chrétien. Pour Berth : " Stirner se contente pour affranchir l’individu, par un simplisme extrême, de rejeter purement et simplement, la superstructure abstraite de la société politique pour ne garder que l’individu égoïste, et rester, ainsi, dans les limites de la société bourgeoise. " Berth élargir son grief à l’anarchisme qui " fait de l’individu un absolu incapable, à ce titre, d’entrer dans une combinaison sociale sans s’y sentir arbitrairement comprimé et étouffé. " L’impardonnable crime de l’anarchisme, c’est de " voir dans l’individu la seule réalité."
L’association d’égoïste de Stirner, avec ses postulats de liberté individuelle comprise et consciente est au contraire un garant inestimable pour la vie en communauté.
Stirner énonce ici un principe important et très souvent méconnu des non-libertaires : les anarchistes n’ont pas et ne peuvent avoir un programme en plusieurs points de " société future " ( pas de Manifeste, de Programme de Gotha, de plan sur la comète définitif, ni de plan B (B comme bêtise).) Seules des grandes lignes peuvent se dégager (conseils, associations, fédérations, communes, et encore sont-elles que des hypothèses de travail. Les associations seront ce que les " Moi " en feront. L’idéal de Stirner n’est pas la " République qui n’est qu’une monarchie absolue, car peu importe que le souverain s’appelle Prince ou Peuple ". " " Ce que poursuit mon égoïsme, c’est ce qui m’est utile à Moi, l’autonome et l’autocrate ".
La psychanalyse : une postérité inattendue.
Faut-il s’étonner d’une telle hypothèse ? Non, d’ailleurs, Daniel Guérin dans "l’Anarchisme" (p.33) prête déjà cette paternité à Stirner : " Stirner devançant la psychanalyse contemporaine, observe et dénonce l’intériorisation ". Bien sûr, il ne faut pas s’attendre à trouver dans la pensée de Stirner un traité de psychothérapie à l’usage des cliniciens, mais un énoncé théorique. On peut comparer Stirner et Hegel : le Maître crée le mouvement dialectique qui aboutit à Marx, Stirner modèle le schéma de la future psychanalyse. Ceux sont tous deux d’indéniables précurseurs.
La psychanalyse a pour objectif de dégager le psychisme de l’angoisse (Cf. Kierkegaard), de le rendre maître de lui. N’est-ce pas là l’objectif de Stirner : " Découvrir en soi ce qui est caché, l’amener à la lumière et se révéler." Stirner inconsciemment (?) découvre l’introspection libératrice. Il ne nie pas le conditionnement, il n’érige pas une défense aveugle contre l’entourage. Conscient de l’emprise du social dans l’éducation, il propose de
Digérer, que fait d’autre l’analysé ? il tente de saisir, de comprendre le " pourquoi " et le " parce que " de son inhibition angoissante afin de s’en démettre, de s’en libérer ; le transfert est un digestion mentale. Qu’est l’ " hostie ? " : la religion, Dieu, l’État, la morale, les mœurs érigées en Loi. Stirner se plonge dans la " réalité ", ce n’est pas un utopiste, ses conseils ne sont pas des " coups de gueule " de philosophe en chaleur, mais une juste vision des choses. On ne peut nier la réalité concrète du milieu de vie, mais on peut le transformer en éveil profond du Moi qui se libère de la gangue sociale. Stirner ramène l’homme, le Moi, dans son corps, pour lui : " Le véritable homme n’est pas un but, un idéal vers lequel n’aspire ; mais il est ici dans le présent, il existe réellement, enfant ou vieillard, dans le sommeil ou la veille, c’est Moi : je suis le véritable Homme ". L’Ego est enfoui dans le magma social qui joue le rôle de censure, de Sur-moi, d’œil divin et de juge. Ainsi subit-il les méfaits de l’étouffement de ses forces vitales qu’il intériorise et transforme en angoisse. Dans son article " Les faux principes de notre éducation " Stirner pose très bien le problème : à savoir, doit-on éduquer l’enfant pour lui-même, dans on autonomie vivante, ou pour la société ? Stirner met à jour le grand dilemme de la psychanalyse : l’opposition inévitable individu et société. Freud, lui-même, prit peur. Libérer l’individu, libérer ses forces, mène à la destruction de la société inhibitrice. C’est pourquoi Freud exprima la nécessité de son " Principe de réalité " pour sauver la société bourgeoise, quitte à le justifier par son épouvantail dualiste Éros — Thanatos.
Par la libération de l’Égo, Stirner ne vise pas la destruction de la société, mais un réajustement non réformiste et radical entre les individus et leurs structures de vie. Seulement la société, pour les bourgeois, et hélas, pour les socio-marxistes, est une entité, non la société, mais la Société, vouloir y toucher en profondeur, c’est la détruire. Réaction de défense du possesseur et aussi " peur du futur " du possédé qui préfère encore sa maigre pitance et sa petite illusion de liberté à une hypothétique et dure Autocratie (au sens Egocratie). La psychanalyse freudienne et consœurs, ne proposent à l’angoissé qu’un maigre recyclage et une intégration pure et simple aux causes de son angoisse : la Loi du troupeau.
Seuls quelques "psys", tel Reich, ont proposé une psychanalyse, qui, en même temps qu’elle permet au Moi de se libérer, ne se contente pas de la remettre en état de marche (bon pour le service !), mais il offre des structures culturelles adaptées à ses nouveaux besoins. Ce qu’il faut c’est rechercher l’adéquation du Moi et des structures sociales.
L’idéal de Stirner n’est pas encore éteint. A ma connaissance, deux psychanalyse ont repris ses idées d’égoïsme et d’individualisme : Paul Diel et Erich Fromm.
Paul Diel.
L’auteur de " La Divinité ", " Peur et Angoisse " et de " Psychologie de la Motivation " formule une pensée psychanalytique originale dans sa forme et son contenu. Il se dégage du freudisme qu’il critique de façon très juste. Au complexe d’Œdipe, il substitue une interprétation du mythe d’Œdipe, satisfaisante et beaucoup moins rigide et dogmatique. Sa plus grande originalité est de proposer comme moyen thérapeutique : l’introspection consciente qui permet de déceler et de comprendre les motivations profondes de chacun. Ce travail sur soi-même d’analyse de " l’inconscient instinctif et automatique" et du " subconscient imaginatif et symbolisant " doit aboutir à la découverte du " désir essentiel " et de le réaliser. Cet " effort d’élucidation est le sens de la vie " précise Paul Diel et à partir de cette analyse, il formule une éthique individualiste égoïste. Diel préconise un égoïsme évolutif qui est " opposé autant à la stagnation égocentrique, qu’au conventionnalisme social. Cet égoïsme " parce qu’il est la conséquence de l’apparition animante, tend à devenir lui-même conséquent, il tente de passer l’intégration conventionnelle dans la société ". L’individu libéré de Diel est très proche de l’Égo unique de Stirner. Dans son étude de " La Divinité ", Diel affirmer que ’l’homme unique est une réalité, il es l’homme réel, fils de l’homme et, comme tel, il s’appelle Jésus. " Mais sous des dehors alléchants et prometteurs, Diel nous réserve une surprise. Je cite " Psychologie de la Motivation " :
" En résumé, la tâche vitale que chaque homme doit accomplir consiste à s’incorporer dans la société, à constituer une cellule saine dans la société, la famille, à participer à l’effort de chaque génération pour conserver le patrimoine culturel et le léguer aux générations futures."
Ici encore, la société immuable, sa rigidité, ses structures sempiternelles et indiscutables sont l’élément tabou et irréductible. Toute tentative de changement est condamnée au réformisme.
Erich Fromm.
Si Diel n’a que de lointains rapports avec Stirner, Erich Fromm, par contre, le connaît , et, dans "L’Homme par lui-même", il réhabilite l’auteur de l’" Unique " : " Sans avoir l’envergure de Kant ou de Hegel, Stirner a le courage de s’insurger radicalement contre la position idéaliste qui niait la réalité l’individu et soutenait ainsi le pouvoir absolu dans son action oppressive. " Les livres de Fromm donnent une idée de sa démarche : " La peur de la liberté ", " Société aliénée ", " L’homme pour lui-même", " L’art d’aimer ", Psychanalyse et religion ".
Fromm pense qu’il y a deux conceptions de la psychanalyse :
- Une qui propose l’adaptation, c’est-à-dire la capacité d’une personne d’agir comme la majorité des gens de sa culture.
- Une seconde qui a pour but le développement optimum des potentialités d’une personnes et la réalisation de son individualité.
Dans cette perspective, Fromm expose une éthique psychanalytique qui reprend exactement la problématique de Stirner : l’Égoïsme. Fromm veut que l’homme cesse d’être un enfant et qu’il se dégage de l’autorité pour son plus grand bien personnel et collectif. Pour cela, il doit s’affirmer personnellement : " l’Égoïsme est la base du bien-être général ". Une société libre est donc une société d’égoïstes. Égoïsme non pas au sens moralisateur chrétien qui n’est qu’adulation de soi" et une excroissance du manque d’amour de soi", l’"Égoïste est celui qui sait ce qu’il veut n’est que le résultat de désirs refoulés aide frustrations, mais l’expression directe de sa volonté libre". On peut, sans déformer la pensée de Fromm, comparer son "égoïsme" au "Jivan Mukta" des hindous ou à "l’illuminé" des bouddhistes. Le libéré est celui qui est conscient de ses motivations, qui connaît ses " potentialités " (et ses limites) et les vit. Bien sûr, il ne faut pas pas croire que la libération est absolue, mais au moins est-elle une lucidité auto-créatrice. Ce que Fromm résume en ces termes : " La liberté et le bienfait de l’existence consistent, pour l’homme, en la compréhension de soi et en effort pour devenir ce qu’il peut virtuellement être. "
L’Égoïsme est une garanti contre l’autoritarisme et sa dégénérescence en fascisme (cf. La "peur de la Liberté" et aussi W. Reich "La fonction de l’orgasme"p.190). Ne pas être égoïste implique le renoncement à ses désirs par esprit de soumission envers l’autorité. " Le conseil de ne pas être égoïste devient l’une des armes psychologiques les plus puissantes ; elle supprime la spontanéité et le libre développement de la personnalité. Sous la pulsion morale d’une telle maxime, on se sent requis d’accéder au sacrifice et à la complète soumission ; seuls sont exempts d’égoïsme les actes ne servant pas l’individu, mais quelqu’un ou quelque chose qui le dépasse. "
L’égoïsme est un devoir, une vertu. Fromm lutte à la fois contre la conscience au sens freudien qui n’est qu’une autorité intégrée à soi, et contre la transcendance divine. Il se fait sacrilège. Il dit qu’ " Agir contre les ordres de Dieu signifie se libérer de la coercition, émerger de l’inconscience préhumaine pour atteindre le niveau de l’individu ".
L’Individu, l’égoïste, doit se lancer à bras le corps dans la vie et éviter de retomber dans la chaîne des désirs refoulés. Toute énergie d’une vie non-vécue se transforme en énergie destructrice - c’est là le grand danger de l’inhibition - qui, soit dégénère en violence aveugle et sans but (jusqu’où celui du refoulement), soit se transforme en impuissance civique du citoyen à la Panurge.
Fromm, comme Stirner, montre très bien la difficulté d’une telle attitude. L’Égoïsme a ses limites qui sont sa richesse et sa force. Fromm le résume ainsi : " Le paradoxe de l’existence humaine, c’est que l’homme doive trouver l’union en préservant son indépendance, se relier étroitement à autrui tout en sauvegardant son unicité et son intégrité ".
L’individualisme de Fromm est le témoignage le plus fort que l’on puisse trouver de la postérité de Stirner. L’un et l’autre émettent une théorie de l’Unique très importante, mais il me semble regrettable de ne pas avoir de témoignages d’actions et de pratiques individualistes chez tous les deux. (Peut-être calomnie-je Fromm ? Je ne connais que ses oeuvres, espérons qu’elles sont le juste reflet d’expériences concrètes).
CONCLUSION
Le nom de Stirner, pour beaucoup, que ce soit les idéologues bourgeois, ou les militant marxistes, et même quelques libertaires, est synonyme de nihilisme, de terrorisme, de destruction absolue. Camus (L’Homme révolté) porte, peut-être en partie, la responsabilité d’une telle renommée. Engels (ayant sur le tard changé d’avis) pense que Stirner restera "une" curiosité", même après que Bakounine l’eut amalgamé avec Proudhon et qu’il eut baptisé" cet amalgame "anarchisme". Que de mépris dans le mot ! Mais Engels a absolument raison réunir Bakounine et Stirner, il me semble, effectivement, que les deux compères se complètent. Bakounine donne une dimension concrète à bien des thèmes stirnériens. Un autre mérite de Stirner a été mis en évidence par H. Arvon dans son livre : "Stirner au sources de l’existentialisme". C’est, en effet, un des premiers penseurs existentiels avec son contemporain et débiteur Kierkegaard.
Certes tous les reproches que l’on fait à Stirner ne sont pas justifiés. Son style y est pour beaucoup. D. Guérin le fait justement remarquer : " la verve qui emporte la plume de Stirner le fourvoie de temps à autre dans des paradoxes… Stirner en dépit de ses rodomondades d’ermite, aspire à une vie communautaire. Comme la plupart des isolés, des introvertis, il en la nostalgie lancinante".
Mais ce que l’on doit avant tout à Stirner, c’est son apport indispensable à l’anarchisme : l’individualisme. En effet, l’individualisme semble la base essentielle du mouvement anarchiste. Car il permet une prise de conscience et une maturation nécessaire du mouvement de révolte. L’Égoïsme stirnérien est le premier acte positif vers la libération du Moi. Le rôle de l’individualisme est de formé des militants libérés qui ne souffriront plus des fausses motivations d’autrui et qui ont cette lucidité d’éviter de réagirez aux fausses réaction par d’autres fausses réactions. Ce qui est le seul moyen de rompre le cercle vicieux et que la Révolution ne soit pas une Restauration qui amène de " nouveaux tsars ". W Reich, dans la "Révolution sexuelle" démontre ce mécanisme. Le succès d’une Révolution n’est possible, non pas seulement, par une transformation radicale des structures économiques et l’acquisition des moyens de production, mais aussi par une re-considération globale du moi. " La révolution dans la superstructure idéologique fait faillite parce que le support de cette révolution : la structure psychique des êtres humains n’a pas changé ". Et si dans la volonté révolutionnaire s’infiltrent des éléments réactionnaires comme : la peur de la liberté, l’inhibition sociale et sexuelle, le mouvement ne peut aboutir qu’au fascise même Rouge. L’individualisme n’est qu’une forme transitoire et une mise en garde. Il peut s’adapter à toutes les formes de l’autogestion, sans pour autant s’aliéner. L’anarchisme, au-delà des tendances, reste une volonté empirique de liberté pour soi et pour tous. C’est une "création" perpétuelle, plus les artistes seront nombreux, plus l’oeuvre sera achevée.
Dominique MOREL Strasbourg 1972