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Individu et société Extrait de Affinités non...
Article mis en ligne le 14 décembre 2023
dernière modification le 6 décembre 2023

Individu et société
Extrait de Affinités non électives. – Pour un dialogue sans langue de bois entre marxistes et anarchistes, Editions libertaires/Editions du Monde libertaire
http://monde-nouveau.net/spip.php?article660

Il n’en reste pas moins un représentant essentiel de la postérité de Hegel et c’est à ce titre-là qu’il mérite d’être étudié. Ce qui fonde la critique stirnérienne est la liquidation de tout ce qui est sacré parce que c’est là une source d’asservissement ; non seulement la religion en tant que telle, mais aussi toute idéalisation : le bien, la liberté, l’amour etc. On le voit donc mal sacraliser l’individu. Sa préoccupation, c’est son individualité.

Les générations d’anarchistes dits individualistes qui ont pris l’« égoïste » de Stirner à la lettre ont fait un contre-sens. Pour Proudhon et Bakounine, la société est la condition du développement de l’individualité ; pour Stirner, l’individualité un état qui se conquiert contre la société. Ce sont deux approches radicalement opposées. En fait, Stirner mériterait d’être classé comme précurseur de la psychanalyse. [1]

L’anarchisme en tant que mouvement n’existait pas en 1845, quand fut publié l’Unique et sa propriété. Et puis Stirner haïssait Proudhon. Quant à Bakounine, celui-ci le classait parmi les « nihilistes allemands qui, par leur cynisme logique, laissaient loin derrière eux les farouches nihilistes russes » . Être qualifié de « nihiliste allemand » n’est donc pas un compliment, pour Bakounine.

Stirner est devenu « anarchiste » grâce à Engels : celui-ci est le premier à l’avoir élevé à ce statut. Cela se passe en 1888, dans un livre intitulé Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. A la fin des années 1880, Engels voulait éjecter les anarchistes qui s’obstinaient à participer aux congrès socialistes internationaux, sans que cela ne gêne grand monde, sinon lui-même et les dirigeants social-démocrates allemands. Il entreprit donc une campagne de dénigrement des anarchistes en tentant de présenter Bakounine comme un disciple de Stirner, dont plus personne ne se souvenait, 43 ans après la publication de L’Unique et sa propriété.

L’autre personnage qui a « ressuscité » Stirner, à la même époque, est un certain John Henry Mackay, prussien malgré son nom, et romancier médiocre. Mackay réédita les œuvres de Stirner et mena une campagne très active de réhabilitation, qui trouvera en France un défenseur en la personne de l’anarchiste individualiste E. Armand. Celui-ci en fera une lecture particulièrement élitiste et peu philosophique, alors que le livre de Stirner ne peut se comprendre que comme une critique de la philosophie de Hegel.

L’individualisme est l’une des principales cibles des attaques de Bakounine contre l’idéologie bourgeoise. Associer anarchisme et individualisme lui paraîtrait une aberration. En revanche, l’individu constitue un des fondements de sa théorie du « socialisme révolutionnaire » – c’est ainsi que le révolutionnaire russe se qualifiait, de préférence a « anarchiste ». Mais on ne peut limiter la définition de l’individu à sa structure physiologique et psychologique, à sa description comme espèce biologique. Bakounine conçoit l’homme dans ses rapports sociaux car il est un produit de la société. « Chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d’idées, d’imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d’héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées. » Cependant, ajoute Bakounine, ces idées, ces représentations « acquièrent plus tard, après qu’elles se sont bien établies, de la manière que je viens d’expliquer, dans la conscience collective d’une société quelconque, cette puissance de devenir à leur tour des causes productrices de faits nouveaux . »

L’homme n’apporte avec lui aucune idée en naissant, ce qu’il apporte, c’est une « faculté naturelle et formelle, plus ou moins grande, de concevoir des idées qu’il trouve établies soit dans son propre milieu social, soit dans un milieu étranger, mais qui d’une manière ou d’une autre se met en communication avec lui . » L’homme naît dans la société, il ne la choisit pas. Il en est le produit. Il est donc sujet aux lois naturelles qui gouvernent le développement social. La société préexiste et survit à l’individu : elle est en quelque sorte la dernière grande création de la nature.
En dehors de la société, l’homme n’aurait pas cessé d’être un animal sans parole ni raison. Si l’individu aujourd’hui peut se développer, c’est grâce aux efforts cumulés d’innombrables générations.

Cette dernière n’est pas le simple produit des individus qui la composent, elle est une création historique. Plus l’individu est développé, plus il est libre, et plus il est le produit de la société ; plus il reçoit de la société, plus il lui est redevable.
Mais les individus naissent, se développent, dans un contexte matériel, intellectuel, et moral dont ils sont l’expression en même temps qu’ils le réalisent. Consciente ou non, l’action des individus sur la société qui les a créés est en fait l’action de la société sur elle-même, dit Bakounine. La vie individuelle de l’homme et sa vie sociale ne sont pas séparables.

La notion d’anarchisme individualiste est une création bien postérieure à Stirner. Chez les grands penseurs anarchistes on trouve une théorie élaborée de l’individu, une très forte préoccupation de la question de l’individu, le souci obsessionnel que l’individu ne soit pas écrasé par le collectif ; mais leur conception de l’individu reste solidaire d’une théorie sociale d’ensemble : leur doctrine ne peut en aucun cas être qualifiée d’individualiste. La doctrine anarchiste « classique » n’a pas besoin d’un anarchisme dit « individualiste ».

Selon moi, l’introduction de l’individualisme dans l’anarchisme est un accident, une erreur, une aberration, explicable historiquement comme conséquence d’une réaction en chaîne provoquée par les décisions du congrès de La Haye de la Première internationale. La mise en œuvre de procédés incroyablement bureaucratiques pour exclure Bakounine et James Guillaume de l’AIT, puis la Fédération jurassienne, puis presque tout le mouvement ouvrier organisé de l’époque, a progressivement conduit de nombreux militants à attribuer au principe même d’organisation les causes de l’« autorité », c’est-à-dire de la bureaucratie. Le seul fait de s’organiser est devenu un acte « autoritaire ». On a donc mis en place des structures de plus en plus décentralisées, de plus en plus « horizontales », sans lien entre elles qu’occasionnelles, et quand il n’y eut plus rien à décentraliser, il ne resta plus que l’individu.

Mais ce processus, qui est le symptôme d’une dérive morbide, n’a rien à voir avec l’anarchisme, qui préconise une organisation fédéraliste, c’est-à-dire à la fois horizontale et verticale, c’est-à-dire une organisation dans laquelle les prises de décisions sont décentralisées, mais où un minimum de verticalité est nécessaire pour leur mise en application.

Dans l’anarchisme, il n’y a aucune opposition entre l’individu et le collectif.
En général lorsqu’on entend ou lit des auteurs parlant de l’anarchisme, celui-ci est presque systématiquement résumé par l’individualisme, ce qui est une erreur grave, mais aussi extrêmement irritant pour l’écrasante majorité des militants qui ne se qualifient pas d’« individualistes ». L’anarchisme est une doctrine sociale qui se montre très préoccupée par la défense et par l’épanouissement de l’individu, tout simplement parce qu’une société émancipée doit être une société faite d’individus émancipés. Quant à l’individualisme anarchiste, il est impossible d’en parler de manière générique car il y a autant d’individualismes que d’individus.

Quel que soit le parcours qui a conduit certains militants à l’individualisme, l’anarchisme individualiste est un courant protéiforme, presque impossible à définir, mais dont de nombreux militantes et militants ont joué un rôle déterminant (mais pas exclusif) dans des combats essentiels tels que le contrôle des naissances, l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, l’objection de conscience, la pédagogie libertaire, etc., ce que les anarchistes dits plateformistes désignent avec un peu de mépris sous le terme de life style anarchists – anarchistes de mode de vie.


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