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Raoul Victor,
février 2023 La guerre et le capitalisme
Le cas de l’Ukraine
Article mis en ligne le 23 février 2023
dernière modification le 7 mars 2023

Avec la mort, la famine et la conquête, la guerre faisait partie des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Ils annonçaient la fin d’un monde... et l’avènement d’un nouveau.


Les humains, comme les autres grands singes, portent dans leur ADN une "pulsion" de survie qui les pousse à coopérer avec les autres membres de leur groupe. Nous naissons avec les réflexes, les automatismes qui nous permettent de désirer et de pratiquer la coopération et l’entraide. Des germes qui ne se développent qu’au contact du reste de la communauté mais qui sont biologiquement présents. Alors pourquoi tant de guerres, pourquoi tant de violences meurtrières entre humains depuis des millénaires ? Pourquoi en sommes nous arrivés à développer les moyens matériels de l’auto-destruction guerrière de notre espèce ?

Une partie de la réponse réside dans notre tendance à ne coopérer qu’à l’échelle réduite de nos groupes les plus immédiats, les plus proches : la famille, la gens, le clan, la communauté religieuse, l’ethnie, la patrie, la classe sociale, etc. Les humains qui appartiennent à d’autres familles, clans, etc., peuvent être considérés comme des "étrangers", éventuellement comme des ennemis, voire des non-humains. Paradoxalement, la guerre qui est le produit d’un antagonisme entre communautés constitue en même temps un facteur d’unité pour chacune d’elles. L’unité est indispensable pour combattre.

Les objets de conflits sont très nombreux. Comme chez beaucoup d’animaux, la défense et la volonté d’agrandir son territoire territoire "vital" est une des principales sources de belligérance, mais elle est loin d’être la seule. Les questions de pouvoir, de soumission d’autres groupes d’humains pour en tirer profit, les rivalités entre chefs et groupes des classes dominantes, les conflits de dynasties, de religions ou autre raisons, souvent sous-tendues, consciemment ou inconsciemment, par des questions économiques, constituent des causes d’affrontement.

Nous sommes à ce niveau plus proches des très belliqueux chimpanzés que des relativement pacifiques bonobos.

Si on se situe du point de vue de l’humanité comme un tout et non d’un groupe d’humains particulier, toutes les guerres ont quelque chose d’inhumain, d’auto destructeur, d’absurde comme moyen de régler des différents. Parvenir à dépasser ces atavismes et apprendre à nous gouverner comme une unité mondiale, comme une espèce consciente d’elle même, sachant gérer ses différences sans s’entretuer, est naturellement la seule et indispensable solution.

Souvent considérée comme utopique, une rêverie d’adolescent, elle est pourtant depuis longtemps préconisée et annoncée.

Deux des chansons les plus connues planétairement la prônent énergiquement : l’Internationale (1871) et Imagine (1971). Le chant de l’Internationale, longtemps considéré comme une sorte d’hymne du mouvement ouvrier, martèle dans son refrain : "Groupons nous et demain, l’Internationale sera le genre humain". [1]

Exactement un siècle plus tard John Lennon en 1971 crée la chanson Imagine, une des plus célèbres du XXe siècle, en pleine guerre du Vietnam. "Imagine qu’il n’y a pas de pays... Imagine tous les gens partageant en commun le monde... Et le monde vivra uni".2

Pourquoi parler de cela ? Parce la guerre en Ukraine a cette spécificité qu’elle se produit au moment où l’humanité possède, comme jamais auparavant, les moyens matériels indispensables pour que la "rêverie" se transforme en réalité. Mettre en commun c’est d’abord communiquer. Chaque internaute aujourd’hui possède objectivement les moyens de communiquer avec des milliards d’autres humains, aux quatre coins de la planète. Même les difficultés dues aux différences de langues sont de plus en plus dépassées par le développement des traducteurs automatiques grâce aux vitesses toujours croissantes des ordinateurs. Ce premier quart du XXIe siècle a connu un développement sans précédents de la couverture d’Internet sur la planète, en extension et en densité. Le nombre estimé d’utilisateurs d’Internet dans le monde est passé de 360 millions en 2000 à 5,3 milliards en 2021. Le capitalisme a stimulé ce spectaculaire déploiement comme instrument de la "mondialisation" de son économie, plus aberrante et planétaire que jamais, mais aussi comme un exceptionnel moyen de contrôle et de manipulation publicitaire, commerciale, idéologique et politique de la population. Chaque possesseur d’un téléphone portable porte dans sa poche un agent secret de Big Brother qui l’espionne et l’influence. Mais aussi néfaste et aberrante que soit l’utilisation que font les gouvernements de cette réalité, elle n’en est pas moins une base matérielle qui peut être, moyennant une révolution mondiale qui arrache ces structures aux pouvoir des classes dominantes, un moyen de faire que "the world will live as one".

Sur ce plan là, le monde dans lequel se déroule cette guerre n’est pas le même que celui où se déroulaient les guerres capitalistes du passé. Et ce n’est pas une petite différence, si on veut imaginer des issues autres que le cauchemar en cours.

Sur un plan plus immédiat, la guerre en Ukraine est une guerre comme tant d’autres depuis que la société est divisée en classes, avec toutes les horreurs que cette barbarie comporte. Une boucherie où des hommes, très jeunes pour la plupart, sont envoyés s’entretuer dans un impitoyable bain de sang, où les populations civiles sont soumises à des bombardements meurtriers, à des exactions et des privations sans limites, où les aspects les plus répugnants de la nature humaine remontent à la surface : le cruauté, le goût du meurtre, la soumission aveugle aux hiérarchies, l’irrationalité destructrice, le ralliement aux "maîtres" qui gouvernent plutôt qu’aux soldats qu’on est chargé d’assassiner.

"La guerre, c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas", disait Paul Valéry.

Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, avait déclaré en avril 1922, à Borodianka, à 50 kilomètres de Kiev, devant les décombres des bombardements russes : "La guerre est une absurdité au XXIe siècle, aucune guerre n’est acceptable au XXIe siècle." 3 Mais ce n’est probablement pas parce-qu’il imaginait un monde sans pays ni guerres. Guterres joue le spectacle de l’éternelle ritournelle de l’ONU : l’organisation créée à la fin de la Seconde guerre mondiale pour "maintenir la paix et la sécurité internationales" ? Ignore-t-il que les "casques bleus" de l’ONU ont souvent été partie prenante des conflits qu’ils étaient supposés "pacifier" (Guerre de Corée, 1950-1953 ; guerres de Yougoslavie, 1991-2001...).

 [2]

https://www.i24news.tv/fr/actu/conflit-en-ukraine/1651134823-ukraine-une-guerre-au-xxie-siecle-est-uneabsurdite-declare-guterres-en-visite-a-borodianka

Guterres oublie-t-il qu’il est à la tête d’une organisation capitaliste, regroupant des nations régies par la logique d’un système qui est né dans la guerre et n’a jamais cessé de vivre en symbiose avec un puissant secteur militaire et des perspectives guerrières. Est-ce que les guerres du XXe siècle qui ont fait plus de 230 millions de morts étaient moins absurdes que celles du XXIe siècle ? [3] Au XXe siècle, le plus meurtrier de l’histoire, cette logique a conduit à engendrer la capacité d’auto-destruction de l’humanité.

I - La guerre et le capitalisme

" Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage !"

Est-elle toujours valable la fameuse sentence prononcée par Jaurès dans son discours du 25 juillet 1914, quelques jours avant son assassinat et le début de la Première guerre mondiale ?

À sa naissance, au sein du féodalisme, une des principales sources du développement du capitalisme fut la production et le commerce des armes. Dans la société féodale la classe dominante, la noblesse, était définie par la fonction guerrière. Les nobles ne payaient pas certains impôts parce qu’ils payaient "l’impôt du sang". Les besoins d’armes et de moyens de guerre en général y étaient naturellement importants.

La bourgeoisie naissante les lui fournit non seulement en les produisant matériellement mais aussi en créant les instruments financiers qui permettent de concentrer la masse de capitaux nécessaires. L’arsenal de Venise construit en 1104 en est une bonne illustration. En 1204, l’arsenal fabrique les navires transportant les chevaliers de la quatrième croisade. En 1297 les marchands, pour financer la construction de navires et la réalisation de voyages commerciaux, ont recours à un système d’enchères, "l’Incanto des galées du marché", un véritable ancêtre des sociétés par actions. À son apogée, au début du XVIIe siècle l’Arsenal emploie jusqu’à 16 000 personnes, une partie travaillant à la chaîne et il est capable de produire, en cas de nécessité, un bateau par jour. Des bateaux de commerce, mais aussi militaires, certains bateaux de commerce pouvant être rapidement transformés en navires de guerre

Avec le déclin de Venise, l’Arsenal perdit de son importance et il faudra attendre le XIXe siècle pour retrouver de telles conditions de production. Mais il illustre bien comment le capitalisme a tissé dès sa naissance des liens intimes avec la production destinée à la guerre.

Depuis lors, les nations capitalistes ont entretenu en permanence des armées considérables. Les plus puissantes d’entre elles ont développé d’importants secteurs de production militaire, dont une partie est destinée aux pays qui n’ont pas les moyens d’en produire. [4]

Le militarisme est-il une dépense "improductive" pour le capitalisme ?

La production à des fins militaires est pourtant, sous certains aspects, contradictoire avec la logique économique capitaliste. Cette logique, celle de l’accumulation du capital, veut que le profit obtenu dans un cycle de production soit par la suite employé en nouveaux moyens de production : d’une part, en machines, matières premières, énergie, et d’autre part en biens de consommation et moyens de vie des salariés et des possesseurs du capital. Or les armes et moyens de guerre ne peuvent, par leur nature, satisfaire à ces besoins. Un char de guerre ne peut être transformé ni en nouveaux moyens de production ni en nouveaux moyens de consommation. A moins d’être vendus à quelqu’un d’extérieur, il s’agit d’une dépense improductive, une charge stérile.

Le cas de l’Allemagne et du Japon après la Seconde guerre mondiale illustre cette réalité. Pour avoir été défaits pendant cette guerre, ces deux pays furent condamnés à ne pas disposer de forces militaires significatives au lendemain de celle-ci. Cela a fortement contribué à leur reconstruction et à en faire rapidement de nouveau deux puissances industrielles de premier ordre.

L’irrationalité de la guerre et du militarisme du point de vue strictement économique de la croissance capitaliste fut théorisée au début du XXe siècle par Karl Kautsky, le principal théoricien de la Social Démocratie allemande de l’époque, souvent affublé du titre de "pape du marxisme". Défenseur d’un pacifisme "bourgeois", dans le cadre d’un capitalisme réformé, il écrivait : "C’est par la démocratie pacifique, et non par les méthodes violentes de l’impérialisme, que les tendances du capital à l’expansion peuvent être le mieux favorisées. (...)

"L’industrie capitaliste est menacée par les conflits entre les différents gouvernements. Tout capitaliste conscient devrait en appeler à ses semblables : Capitalistes de tous pays, unissezvous !" [5]

Le même type d’illusions fut développé à la fin du XXe siècle. Suite à l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide les dépenses militaires au niveau mondial ont relativement diminué au cours des années 1990. Beaucoup ont cru alors qu’on allait vers un désarmement, que finalement le capitalisme ne portait pas dans ses entrailles le militarisme et les guerres. Les illusions ont été de courte durée. Dès le début du XXIe siècle les budgets militaires sont repartis à la hausse, en particulier dans la Chine devenue la deuxième puissance économique mondiale. (Voir le graphique ci-après). La guerre en Ukraine, telle qu’elle se développe depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 est en train de les faire augmenter de manière colossale. On y reviendra plus loin.

L’économie capitaliste est fondée sur la propriété, et cette propriété inclut en particulier la possession des richesses naturelles des pays. C’est le capitalisme qui a créé les nations modernes, des nations qui sont concurrentes, avec des relations basées sur des rapports de force. Les capitaux particuliers sont regroupés autour de leurs États nationaux qui sont le principal instrument de la gestion de ces rapports au niveau international.

Une contradiction fondamentale du capitalisme

C’est une des contradictions majeures du capitalisme, déjà signalée par Marx au XIXe siècle : d’un côté, le capitalisme tend à créer un marché mondial, une production réalisée et consommée à échelle planétaire. Mais de l’autre, le capitalisme ne peut échapper à son cadre organisationnel par nations et à la concurrence entre elles.

Aujourd’hui les multi-nationales, puissantes et omniprésentes, sont une éclatante manifestation de ce qu’on appelle la "mondialisation". Mais, ces entreprises ont cependant une nationalité : les GAFA sont américaines, Toyota est japonaise, Total est française, Samsung est Sud-Coréenne, Huawei est chinoise, etc.

Les capitalistes, en particulier ceux dont l’activité se déroule à l’échelle internationale, en ont conscience. Ils font tout pour défendre et étendre leur "influence" internationale face aux autres nations. Cela exige des moyens économiques, logistiques, diplomatiques. L’actuelle stratégie des "nouvelles routes de la soie" pratiquée par l’État chinois en est un parfait exemple. Mais cela exige aussi des moyens plus brutaux, des moyens militaires. Le spectaculaire développement de l’armement chinois, en particulier depuis le début du XXIe siècle, illustre cette réalité.

La "mondialisation" n’a pas atténué la contradiction entre la nature mondiale de la production capitaliste et le caractère national, étatique de sa propriété et de sa gestion. Elle n’a fait que l’exacerber. Sans un bouleversement des rapports sociaux au niveau mondial, elle ne peut conduire qu’à de nouvelles guerres.

Le capitalisme a totalement bouleversé la façon de faire la guerre

C’est à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que cette transformation a commencé à prendre corps. Encore au début du XIXe, les guerres napoléoniennes, par exemple, même si elles ont mobilisé plus de 8 millions de soldats, même si elles ont entraîné la mort de près de 2 millions et demi de personnes civiles et militaires, elles ont été menées avec des méthodes et des armes qui ne différaient pas beaucoup des guerres précédentes. C’est la Guerre de Sécession aux États-Unis (18611865) qui fut la première guerre "moderne", au sens où l’armement et la façon de s’en servir connurent des bouleversements majeurs grâce à l’industrialisation et au recours à la science pour la production militaire. La Première guerre mondiale, un demi siècle plus tard, puis la Seconde guerre mondiale, deux décennies plus tard, furent des guerres "totales". C’est toute l’économie de la société qui est mobilisée pour la guerre. La boucherie humaine est réalisée avec les derniers cris de la science et des technologies. Les puissances militaires se dotent d’agences spécifiques chargées de surveiller les recherches scientifiques dans tous les domaines et de stimuler celles qui conviennent à leurs besoins guerriers. Les armes deviennent de plus en plus complexes. Leur production exige des moyens scientifiques et industriels de plus en plus importants (aviation, artillerie, chars, sous-marins, gaz, moyens de communication sans fil par exemple pendant la première guerre mondiale ; les radars, les lance-roquettes, les avions à réaction, les missiles, les porte-avions, l’ordinateur, la bombe atomique, etc. pendant la seconde guerre). Le capitalisme a transformé la guerre et la guerre a transformé le capitalisme. Tous les moyens sont bons pour créer des moyens de tuer et de détruire. Un très grand nombre des inventions qui transforment les modes de vie de la population ont trouvé leur origine dans les recherches et les développements militaires : les avions de ligne comme l’énergie nucléaire, les lecteurs laser comme les ordinateurs, les fours à micro-ondes (dérivés des radars) comme Internet...

Pour toutes ces raisons, le secteur "militaro-industriel" est devenu depuis la Première guerre mondiale une partie déterminante de l’économie et de la politique des principales puissances. Son importance n’a cessé de croître depuis lors. Le terme de "complexe militaro-industriel" fut employé par le président des États-Unis, Eisenhower lors de son discours à la fin de ses deux mandats en janvier 1961. Il mettait en garde contre le pouvoir que ce secteur risquait de jouer dans la conduite du pays : "Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel... l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense... Le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera."

L’histoire n’a pas démenti son avertissement. L’influence des complexes militaro-industriels est d’autant plus importante dans certains pays que l’exportation de matériel militaire constitue un aspect important de leur économie. C’est un privilège des quelques pays qui dominent le secteur. Sur la période 2017-2021, par exemple, cinq pays réalisent près de 80 % des exportations d’armes : les États-Unis (39 %), la Russie (19 %), la France (11 %), la Chine (4,6 %) et l’Allemagne (4,5 %). [6] Mais il faut ajouter à ce club des pays comme le Royaume-Uni, l’Espagne, Israël, la Corée du Sud et l’Italie.

Le pouvoir de Poutine comme celui de Biden sont en grande partie le résultat de leurs bons rapports avec leurs complexes militaro-industriels respectifs. Poutine, dès son arrivée au pouvoir en 2000, accompagne une restructuration et modernisation de ce secteur. Quant à Biden, il a été tout au long de sa carrière politique un "faucon" en très bonne entente avec les industries militaires. Le PDG de Raytheon, une des entreprises les plus importantes du secteur, déclarait à la veille de l’élection de Biden : "Lorsque Biden était vice-président, et auparavant comme sénateur, je pense qu’il a eu une très bonne approche à l’égard de la défense. Il a compris la nécessité de nourrir la défense nationale". [7]

Dans le même sens de cette interpénétration entre le capitalisme économico-politique et son secteur militaire, de plus en plus d’éléments révèlent aujourd’hui que, pendant la crise du COVID, le Pentagone aux États-Unis participait aux premiers rangs à la gestion de celle-ci.

La cupidité, les intérêts des complexes militaro-industriels, en particulier l’américain et le russe ne suffisent pas à expliquer l’actuelle guerre en Ukraine. Mais ils font partie de la réalité qui porte cette guerre... comme "la nuée porte l’orage".

II. Le cas de l’Ukraine

"La première victime d’une guerre, c’est toujours la vérité"

Le célèbre adage a rarement été aussi vrai qu’aujourd’hui, à l’heure où la "communication", en fait la manipulation des populations par les gouvernements, dispose de moyens matériels sans précédents, y compris d’entreprises spécialisées au niveau international employant des dizaines de milliers d’employés, tels McKinsey (38 000 employés en 2021).

Avant d’aborder les questions de géopolitique et des mensonges que les gouvernements belligérants emploient à ce niveau pour justifier leurs crimes, je voudrais faire quelques remarques sur l’ambiance mensongère, corrompue, délétère qui règne dans les milieux où sont prises les décisions concernant le conflit.

A ce niveau, les camps en présence victimisent la vérité par deux types de mensonges "par omission". Le premier concerne la réalité sanglante de la guerre. Les images des charniers de soldats morts ou blessés, en pleine force de l’âge, déchiquetés par des munitions de plus en plus mortifères, parfois abandonnés sans même être enterrés, inscrits comme "disparus" dans les statistiques,

 [8] les cadavres de la population civile victime des bombardements, toute cette réalité de la boucherie en cours est cachée, ou à peine montrée dans les "informations" que vomissent les médias télévisées sous le stricte contrôle des gouvernements et des états-majors. L’opacité qui recouvre les chiffres concernant le nombre de victimes de la guerre en est une illustration. [9] A la place on multiplie les images de canons crachant du feu, des différents types de chars de guerre, de missiles et autres armes ultra-modernes dont l’efficacité est prouvée par des images de dégâts matériels, des chars mis hors d’usage par exemple, ceux de l’armée ennemie de préférence. Montrer le sang, la vérité de la boucherie humaine, l’angoisse de soldats de 18 ans obligés de monter au front, affaiblirait l’efficacité des propagandes guerrières.

Aussi bien en Russie qu’en Ukraine de nouvelles lois ont été récemment promulguées pour punir encore plus sévèrement tous ceux qui répandraient de "fausses informations", c’est à dire ceux qui montrent ce qu’est véritablement cette guerre.

Le deuxième type de mensonge "par omission" concerne la réalité des classes dirigeantes qui fomentent cette guerre. Dans le cas présent, aussi bien en Russie qu’en Ukraine il y a cette spécificité de la présence des "oligarques", ces milliardaires qui ont fait leur fortune dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’URSS, dont les deux pays faisaient partie, grâce à la "privatisation" de secteurs entiers de l’économie. La corruption qui était déjà chronique dans l’ancien régime prend des proportions sans précédents, souvent en interpénétration avec les complexes militaro-industriels progressivement privatisés, avec parfois la participation d’entreprises occidentales, en particulier en Ukraine.

Sans entrer dans les détails, quelques faits illustrent cette réalité aux aspects nauséabonds.

Prenons l’exemple du nouvel héros ukrainien, Volodymyr Zelensky, président du pays depuis mai 2019, devenu une vedette dans les médias et les lieux de pouvoir occidentaux, où il paraît régulièrement pour demander aux puissances occidentales toujours plus d’armes et promettre en échange la chair à canon fraîche des jeunes de son pays. Lorsqu’il s’adresse pour cela en décembre 2022 au congrès américain, son discours est interrompu 18 fois par des "standing ovations". Cet ancien clown accède au pouvoir guidé par un des oligarques les plus riches et les plus "sulfureux" du pays, Ihor Kolomoïsky. Celui-ci sera par la suite soupçonné par l’administration américaine de blanchiment d’argent, accusé de "corruption aggravée" et interdit, ainsi que sa famille, de séjour sur le territoire américain. Pour la forme, en juillet 2022 Zelensky est obligé de lui ôter la nationalité ukrainienne. Rappelons que Zelensky lui même est épinglé à l’automne 2021 dans les Pandora Papers, cette étude produit d’un an de travail de 600 journalistes et qui a révélé la turpitude de 35 dirigeants mondiaux, actuels et passés, et de 300 hauts fonctionnaires dans 90 pays. [10]

La corruption est telle dans la caste politique ukrainienne que l’Union européenne a dû faire de la lutte contre elle une des conditions d’une éventuelle adhésion à l’UE et du versement des aides massives qu’elle verse pour la guerre dans ce pays. Il est courant de retrouver des armes de poing données à l’Ukraine pour la guerre en vente à Marseille, ou une partie des fonds donnés par l’UE directement déposés dans des comptes privés en Suisse. C’est ainsi qu’à la fin janvier 2023, à la veille d’une réunion avec des représentants de l’UE, Zelensky a procédé au limogeage spectaculaire de quelques membres de son gouvernement. L’ironie de l’histoire veut qu’à la même période l’UE est confrontée à des scandales de corruption au sein de son parlement, les dits "Qatargate" et "Marocgate", révélant que l’institution est elle même profondément rongée par ce mal si caractéristique du capitalisme. (On estime à plus de 30 000 le nombre de "lobbystes" présents à Bruxelles chargés de ces pratiques).

Enfin, ce bref aperçu des mensonges par omission sur les qualités morales de ceux qui orchestrent le massacre dans le camp occidental serait incomplet sans rappeler que le principal acteur, les ÉtatsUnis, ont à leur tête Joe Biden, celui qui fut pendant 36 ans le sénateur de l’État du Delaware, un des principaux, sinon le principal "paradis fiscal" de la planète. [11]

En Russie, au sein des soi-disantes "élites", l’ambiance n’est pas moins pestilentielle. Depuis le début de l’année 2022 et de "l’opération militaire spéciale", on assiste à la disparition d’importants oligarques ou hommes d’affaires, victimes d’étranges morts "accidentelles". Un site anglais a relevé la liste de 25 de ces disparitions au cours de l’année 2022. Il s’agit parfois de membres du parti de Poutine, certains ayant émis des critiques à l’égard de la guerre en Ukraine, tel Pavel Antov, retrouvé, le jour de Noël, dans une mare de sang au pied de l’hôtel dans lequel il résidait en vacances en Inde.

Un autre, Pavel Pchelnikov, se serait suicidé sur le balcon de son appartement, un autre, Grigory Kochenov serait tombé de son balcon au moment ou l’on procédait à une perquisition dans son appartement... [12]

Un autre exemple particulièrement significatif de l’ambiance où sont prises les décisions guerrières est celui du personnage de Evgueni Prigojine, un "homme d’affaires", proche de Poutine, chef du désormais célèbre groupe Wagner, au blason à la tête de mort, fondé en 2014, comptant 50 000 mercenaires. Prigojine, condamné "en 1981 à douze ans de prison pour ’brigandage, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution’", puis libéré en 1990, est devenu quelqu’un d’influent au Kremlin, salué comme un patriote aux manières brutales et expéditives mais particulièrement efficaces. Il est connu pour ses méthodes de recrutement, offrant à des prisonniers de droit commun d’être acquittés de leurs peines, quelles qu’elles soient, en échange de six mois de participation à la guerre en Ukraine. Le mercenariat est pourtant illégal en Russie et l’acquittement de prisonniers exige des conditions juridiques complexes. Mais Prigojine peut passer outre tout cela. Et ça marche. [13]

III - La géopolitique de la guerre et les mensonges qui l’accompagnent

Mais venons-en aux discours qui sont supposés "justifier" le carnage.

La propagande du côté ukrainien

Les autorités répètent un discours simple pour être "compréhensible par tous", en particulier par ceux qui devront partir au front. On peut le résumer ainsi : le 24 février 2022 des troupes russes pénètrent en Ukraine avec des centaines de chars et des milliers de soldats armés jusqu’aux dents, appuyés par des moyens aériens et maritimes. Ils obéissent aux ordres d’un personnage, Vladimir Poutine, qui se rêve en tsar, ou Staline suivant les versions, d’un empire russe reconstitué. Il est normal que l’Ukraine se défende. Il est naturel que les pays de l’Union Européenne et les États-Unis se portent à son secours car ce sont des pays "démocratiques" comme l’Ukraine. Il s’agit de défendre des valeurs communes contre la volonté d’un personnage devenu soudain l’équivalent d’un Hitler moderne. Voilà à peu de choses près le fond de la propagande. La réalité est évidemment autrement plus complexe et les agressions le sont tout autant.

L’actuelle guerre en Ukraine ne peut être comprise que comme une suite des processus déclenchés par l’effondrement de l’URSS en 1991. Depuis lors la politique des pays occidentaux, avec en première ligne les États-Unis et l’Union Européenne, a consisté à étendre leur influence sur les nombreuses républiques dont la Russie avait dû reconnaître l’indépendance. C’est ainsi que en 18 ans, l’OTAN, l’organisation militaire sous le contrôle des États-Unis, a intégré 13 de ces pays. En 1999 : La Hongrie, la Pologne et la république Tchèque ; en 2009 : la Lettonie, l’Estonie, la Lituanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie ; en 2009 : l’Albanie et la Croatie ; en 2017 : le Monténégro.

La Russie est pratiquement cernée sur son front occidental. Elle n’est "protégée" du bloc de l’OTAN que par la Biélorussie et l’Ukraine.
L’Ukraine est particulièrement importante sur le plan militaire pour la Russie (et par voie de conséquence pour les pays de l’OTAN) :

  l’Ukraine possède une industrie militaire qui était auparavant intégrée dans le complexe militaroindustriel de l’URSS puis de la Russie ;

  l’Ukraine constituait le principal accès de la Russie aux mers chaudes avec en particulier la base navale de Sébastopol en Crimée ;

  avec ses 1580 kilomètres de frontière avec la Russie l’Ukraine offre un dangereux accès à son territoire.

Pour la Russie, son intégration dans l’OTAN a été à juste titre considérée comme une "ligne rouge" à ne pas franchir et elle l’a fait clairement savoir depuis 1991, et plus spécifiquement après le sommet annuel de l’OTAN à Bucarest en avril 2008, où a été adopté un texte déclarant que l’Ukraine et la Géorgie "en deviendraient membres".

Mais il n’y a pas que l’aspect militaire. L’Ukraine est aussi un pays très riche en métaux.
"Le sous-sol du pays recèle des gisements considérables estimés par les services de géologie ukrainiens à une valeur de 7 500 milliards de dollars. L’Ukraine est classée au cinquième rang mondial pour ses réserves en fer, en graphite et en manganèse — deux éléments critiques pour la production de batteries électriques.

Elle est aussi sixième productrice mondiale de titane, métal stratégique pour la production aéronautique, et recèle d’importants gisements de lithium, de cuivre, de cobalt et de terres rares, utilisés aussi bien dans le domaine énergétique que dans l’électronique et la défense. (....) En 2010, d’importants gisements de gaz de schistes étaient découvert dans la région de Kharkiv à Yuzivska. (...) Au large de la Crimée, à la même période d’importants gisements pétroliers et gaziers sont découvert en mer noire." . [14]

La mise en valeur de ces richesses minérales a permis aux États-Unis, ainsi qu’aux pays de sa sphère d’influence dont l’Union européenne mais aussi des pays comme l’Australie, d’entreprendre une sorte de "colonisation" de l’Ukraine par l’intérieur. Aidés par la cupidité des oligarques et la corruption ambiante [15], ils ont systématiquement pris place dans des projets toujours plus nombreux d’exploitation des ressources minérales et pétrolières de l’Ukraine, en particulier depuis 2014, depuis la "révolution de Maïdan", lorsque le dernier président pro-russe (Viktor Ianoukovytch) fut destitué au profit d’un président "pro-occidental", Petro Porochenko. [16]

En réalité depuis son "indépendance" l’Ukraine connaît en son sein un affrontement permanent entre la faction pro-russe et celle pro-occidentale, chacune recevant aide matérielle et conseils de ses favoris. Sans entrer dans les détails on peut signaler quelques moments particulièrement marquants de l’évolution des rapports de force. La "Révolution Orange" en 2004 aboutit à la difficile victoire d’un candidat pro-occidental en 2005, Viktor Iouchtchenko, malgré son empoisonnement pendant sa campagne électorale (jamais éclairci). En 2010 c’est la victoire aux élections présidentielles du candidat pro-russe, Viktor Ianoukovytch, qui reste au pouvoir jusqu’en 2014. Fin 2013 celui-ci renonce à signer un accord d’association avec l’Union européenne et annonce qu’il relance un dialogue avec la Russie. Cela déclenche une série de manifestations pro-européennes regroupant à Kiev des centaines de milliers de personnes. C’est la dite "Révolution Maïdan". La répression est très violente (75 manifestants tués par balle le jeudi 20 février 2014). Le 22 février la Rada, le parlement ukrainien, vote la destitution de Ianoukovytch. La Russie parle de coup d’État fasciste. Dans les faits c’est pratiquement une déclaration de guerre à la Russie.

Celle-ci répond immédiatement par l’occupation de la Crimée, l’envoi de soldats à la frontière Ukrainienne et à l’intérieur de l’Ukraine sud-orientale en appui aux forces séparatistes. Au début il s’agit de soldats russes "sans insignes". En juin 2014 un nouveau président est élu, Petro Porochenko, un des oligarques les plus riches du pays, ouvertement pro-occidental.

C’est le vrai début de la guerre en Ukraine, c’est la Guerre du Dombass. "La guerre avant la guerre". Pendant huit ans la population de l’Ukraine orientale subi une guerre dite "hybride" qui fait, d’après les Nations Unies, plus de 14 000 morts, dont 3 400 civils, 4 600 soldats des forces Ukrainiennes, 6 500 des forces séparatistes et 500 soldats russes. [17] Près d’un million et demi de personnes sont déplacées.

En mai 2019 Volodymyr Zelensky est élu président de l’Ukraine dans les circonstances dont on a déjà parlé. Sa politique poursuit et intensifie la guerre contre les séparatistes. En 2021 les tensions avec la Russie s’intensifient et celle-ci procède à un renforcement de sa présence militaire à la frontière avec l’Ukraine, en Biélorussie et en Crimée. Le 21 février 2022 elle reconnaît l’indépendance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Trois jours plus tard elle envahit l’Ukraine.

Comme on le voit, si c’est bien d’une décision de Poutine qu’il s’agit, son origine puise ses sources non pas dans le cerveau ou la folie mégalomaniaque d’un individu, mais dans l’évolution d’un rapport de forces qui évolue depuis trois décennies et constitue une véritable provocation. Un rapport de forces dont les initiateurs et constructeurs ont été, depuis trente ans, les États-Unis et, plus ou moins à leur traîne, les pays de l’OTAN.

Les rapports de force au sein de l’OTAN

Avant d’aborder les arguments de la propagande russe, il n’est pas inutile d’ouvrir ici une parenthèse concernant ce qui s’est passé et se passe entre les grandes puissances au sein de l’OTAN.

Pour comprendre les rapports entre les gouvernements capitalistes il n’est pas inutile d’avoir à l’esprit les images des gangsters de Chicago dans les années 1920-1930. Entre puissances capitalistes, tout le monde peut être à un moment donné allié ou rival, la force brute, sans scrupules, comme pour les mafias, est la règle générale.

La guerre en Ukraine en fournit un bon exemple, mais pas seulement au niveau des pays qui s’affrontent militairement. C’est aussi le cas au sein de l’OTAN. La façon dont les États-Unis se sont comportés et se comportent avec certains de leurs principaux "alliés", l’Allemagne et la France en particulier, illustre bien cette réalité.

Au cours des récentes années on a vu se développer de plus en plus des tendances à mettre en question la domination mondiale du "parrain" numéro un, les États-Unis : première puissance économique mondiale, premier producteur et exportateur d’armes, seul pays à disposer de 800 bases militaires sur la planète, le seul a émettre une monnaie généralement acceptée sur tous les marchés et qui reste la plus importante pour les échanges et les réserves internationales... Avec le spectaculaire développement économique et militaire de la Chine, avec la tendance des pays de l’Europe à se rendre plus indépendants et à affirmer leurs propre projets, les termes de "multilatéralisme" ou "multipolarité" sont devenus à la mode comme une sorte de revendication à réaliser.

En novembre 2019, Macron déclarait dans un interview à The Economist "Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan." Il affirmait la nécessité de bâtir "l’Europe de la défense - une Europe qui doit se doter d’une autonomie stratégique et capacitaire sur le plan militaire." Il préconisait "de rouvrir un dialogue stratégique, sans naïveté aucune et qui prendra du temps, avec la Russie". De son côté l’Allemagne poursuivait le développement de sa politique entamée depuis la fin des années 1990 de coopération avec la Russie. Pendant ses deux mandats (1998-2005) le chancelier Gerhard Schröder avait même développé une certaine "amitié" avec Poutine. Dès 1997 le projet d’un gazoduc (Nord Stream) est lancé, les travaux démarrent fin 2005 pour une mise en service effective en 2012. Puis le projet d’un Nord Stream 2 est mis en route.

Le gouvernement américain s’y oppose dès 2017. En 2018, au sommet de l’OTAN le président Trump met en garde l’Allemagne considérée devenir trop dépendante de la Russie.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 permet aux États-Unis de réaffirmer leur pouvoir et de pulvériser les volontés d’indépendance dans l’OTAN. Les alliés européens sont remis au pas. L’Allemagne doit accepter sans broncher la destruction de Nord Stream 2. Cyniquement Biden rappelle qu’il avait dit qu’il en serait ainsi si la Russie envahissait l’Ukraine. [18] Les États-Unis ne s’arrêtent pas là. Ils appuient les sanctions imposant l’embargo sur le pétrole et le gaz russes, puis ils offrent leur pétrole aux européens, mais à des prix multipliés par quatre, comme l’a dénoncé le commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton à la télévision française. [19]

En France, l’ancien chef d’État-Major des armées (2014-2017), le général Pierre de Villiers, déclarait en novembre 2022 : "La guerre en Ukraine n’est pas dans l’intérêt des pays européens... Certainement pas de la France, peut-être des Américains". [20]
Fin de la parenthèse. Revenons aux arguments employés par les belligérants pour justifier la boucherie en cours.

La propagande de la Russie

Les principales justifications des autorités russes pour l’intervention en Ukraine se concentrent sur deux axes : 1. La protection des populations russophones qui seraient systématiquement "discriminées" et attaquées militairement par les gouvernements ukrainiens, gouvernements qui interdiraient l’emploi de la langue russe ; 2. La "dénazification" du pays qui serait sous la coupe de forces ultranationalistes "nazies".

Sur la première explication il faut rappeler la réalité : la langue officielle de l’Ukraine est l’ukrainien, mais le russe est la langue natale de près de 20 pour cent de la population.

C’est le cas pour Volodymyr Zelensky qui faisait une bonne partie de ses spectacles comiques en langue russe. On dit qu’il a dû prendre des cours pour corriger son accent russe lors de sa campagne électorale en ukrainien. Le russe est très proche de l’ukrainien et beaucoup d’ukrainiens le parlent pratiquement couramment. Il n’a jamais été interdit en Ukraine. C’est suite à l’occupation de la Crimée par la Russie et son intervention dans le Dombass, où elle a armé et soutenu les séparatistes, qu’une attitude plus discriminatoire va être encouragée à l’égard des pro-russes.

Quant à la deuxième justification, la "dénazification", elle s’appuie sur une réalité. Il est vrai qu’il existe en Ukraine des mouvements ultra-nationalistes, para-militaires dont certains n’hésitent pas à se revendiquer de valeurs néo-nazis. C’est le cas du célèbre bataillon Azov, connu surtout pour son action lors des événements du Maïdan et son "martyre" lors de la conquête de l’usine Azovstal de Marioupol par l’armée russe. Il a depuis été intégré dans l’armée nationale et a dû changer son drapeau qui ressemblait trop à une croix gammée. On peut aussi citer la réhabilitation après 2014 du personnage Stepan Bandera et de son mouvement l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), présentés comme héros et précurseurs du nationalisme Ukrainien contre l’URSS, mais qui avaient pendant la seconde guerre mondiale coopéré pendant une période avec l’Allemagne nazie et ses pratiques anti-sémites. Mais quelle que soit l’influence des courants ultra-nationalistes, la propagande russe sur la "dénazification" de l’Ukraine est sinistrement ridicule.

C’est "l’hôpital qui se moque de la charité", le régime politique de la Russie ayant peu à envier au régime nazi pour ce qui est des libertés. Quant à la nature des valeurs du groupe de mercenaires Wagner elle n’est pas très différente de celle du bataillon Azov, y compris les sympathies en son sein pour les idéaux nazis. Enfin, la récente célébration par Poutine du 80ème anniversaire de la victoire de Stalingrad, la bataille la plus meurtrière du XXe siècle, près de deux millions de morts, à grand renforts de défilés militaires et avec l’inauguration à Volgograd (le nouveau nom de Stalingrad) d’un nouveau buste de Staline, l’homme qui avait orchestré en 1932 et 1933 l’Holodomor, la grande famine en Ukraine, entraînant près de 5 millions de morts, illustre de façon lugubre les rêves des psychopathes qui conduisent cette nouvelle hécatombe.

Quelles perspectives ?

Les annonces des gouvernements

Les déclarations des différents camps laissent clairement entendre que le conflit va se prolonger. Poutine, devant un parterre de haut gradés à Moscou, en décembre 2022, a clairement annoncé que la guerre en Ukraine allait changer de dimension. Il a dit que c’est tout l’occident qui mène en Ukraine une guerre par procuration et que la réponse de la Russie allait se hisser à la hauteur du défi. "Nous n’avons aucune limitation de financement. Le pays et le gouvernement donnent tout ce que l’armée demande. Vraiment tout !" A la même réunion le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a estimé nécessaire d’augmenter l’effectif des forces armées à 1,5 million de militaires, dont 695 000 sous contrat. L’âge limite du service militaire sera augmenté. [21]

Il est vrai que c’est pratiquement "tout l’occident" qui d’une façon ou d’un autre est en train de mener en Ukraine une guerre "par procuration", c’est à dire n’ayant recours qu’à la chair à canon ukrainienne. On trouve dans Wikipedia une liste (très longue) des pays qui fournissent de "l’aide" à l’Ukraine et le contenu de cette "aide" au carnage en cours. Une guerre ne se fait pas qu’avec des armes, il faut aussi une énorme logistique qui inclut des moyens matériels, hospitaliers, financiers, etc. Cette liste, non exhaustive, débute en 2014. [22]

Dans le camp occidental on se prépare aussi à une guerre prolongée. Lors de la réunion à Ramstein, dans la plus grande structure militaire des USA en Europe, en janvier 2023, réunissant les ministres de la Défense des alliés de Kiev (une cinquantaine) autour du secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, on a essayé de se mettre d’accord (non sans difficultés) sur les nouveaux moyens à fournir à l’Ukraine. Ici aussi il était clair que la fin du conflit ne serait pas pour l’immédiat. Lloyd Austin a, par exemple, déclaré qu’il serait "très difficile" de déloger l’armée russe du territoire ukrainien avant la fin de l’année en cours. On a insisté sur l’imminence d’une contre-offensive de l’armée russe qui serait coûteuse en biens matériels et en vies humaine, d’où l’urgence d’accélérer la livraison de nouveaux moyens, en particulier de nouvelles armes, plus puissantes, de plus grande portée, etc.

Les aides sont déjà énormes : 47 milliards pour les États-Unis, dont 26 milliards en armes, 18 milliards pour l’Union européenne. Mais on est loin de la fin. La guerre en Ukraine, comme nous l’avons déjà dit, provoque une véritable explosion des budgets militaires dans la plupart des pays. Dans la foulée, en Allemagne et en France on discute sur la possibilité de rétablir le service militaires obligatoire. Au Danemark on veut l’étendre aux femmes.

Pour les complexes militaro-industriels c’est une aubaine bienvenue. Le rêve et prophétie en janvier 2022 de Gregory Hayes, le PDG de Raytheon, (encore lui), se réalisent :

"Je pense qu’une fois de plus, nous reconnaissons que nous sommes là pour défendre la démocratie et le fait est que nous finirons par en tirer un certain bénéfice au fil du temps. Tout ce qui est expédié en Ukraine aujourd’hui, bien sûr, provient des stocks, soit du DoD [le ministère de la Défense], soit de nos alliés de l’OTAN, et c’est une excellente nouvelle. Nous finirons par devoir les réapprovisionner et nous en tirerons un avantage pour l’entreprise au cours des prochaines années." [23]

Après les milliards de dollars que l’opération sanitaire du COVID à permis d’introduire dans l’économie mondiale, contribuant ainsi à faire face à la crise économique mondiale qui s’ourdit depuis la fin des années 2010, la manne militaire prend le relais.

Quelles perspectives pour ceux qui subissent ?

Contrairement à ce qui se passa au début de la Première guerre mondiale en France où les soldats partaient à la guerre, fiers, "la fleur au fusil", au début des conscriptions pour la guerre en Ukraine en février 2022, ce ne fut ni en Russie ni en Ukraine l’enthousiasme patriotique qui prédomina. Les frontières des pays limitrophes de la Russie et de l’Ukraine ont vu l’afflux de centaines de milliers d’hommes essayant d’échapper à l’enrôlement. Certaines estimations parlent de plus d’un million pour la Russie. Ceux qui en avaient les moyens n’hésitaient pas à offrir des milliers de dollars aux fonctionnaires des services des frontières, en particulier en Géorgie et en Moldavie, pour échapper au devoir patriotique. Pendant quelques jours les prix des billets d’avion pour des villes comme Istanbul, par exemple, quand il en restait, atteignaient des sommes astronomiques. Pour les plus pauvres c’était l’amère résignation.

En Russie, l’appel à la mobilisation de 300 000 hommes est fait le 21 septembre 2022. Des manifestations spontanées éclatent à Moscou et dans 32 villes en province. Les femmes y sont particulièrement actives : "Nos enfants ne sont pas de l’engrais !", "non à la guerre !". Des bureaux de recrutement militaire sont incendiés dans plusieurs villes. La répression ne se fait pas attendre. Dès le 22 septembre au moins 1 300 Russes sont arrêtés , selon l’ONG OVD-Info26. Au cours de l’année 2022, le parlement russe, la Douma, multiplie les lois, la plupart répressives. "La plus grande quantité [de lois] de toute l’histoire du parlement, un record depuis la fin de l’Union soviétique", s’en félicite son président. Le journal Le Monde écrivait : "Le 21 décembre, c’est par exemple une loi punissant de peines de prison allant jusqu’à la perpétuité l’incitation au sabotage - un texte sur mesure pour lutter contre les incendies incessants de bureaux de recrutement militaire." [24] Une loi prévoit dix ans de prison pour les citoyens qui ne répondent pas à l’ordre de mobilisation, et la même peine pour ceux qui se rendent sans combattre.

En Ukraine la loi martiale est imposée dès le 22 février appelant tous les conscrits et les réservistes pour une période de 90 jours. Elle sera prolongée régulièrement par la suite. Tous les hommes âgés de 18 à 60 ans sont interdits de quitter le territoire. Les services de l’armée vont chercher manu militari les hommes à leur domicile.

Les lois ukrainiennes punissent depuis le début la désertion ainsi que toute désobéissance dans l’armée. Mais en janvier 2023 Zelensky ressent le besoin de rendre ces lois encore plus lourdes et promulgue une loi, d’ailleurs contestée par des ONG : "12 ans de prison pour désertion, jusqu’à dix ans pour désobéissance ou refus de combattre et jusqu’à sept ans pour menace envers un supérieur." [25] Les soldats ukrainiens commenceraient-ils à douter ?

Dans les deux camps on accuse l’ennemi d’utiliser des unités chargées de tirer sur les soldats qui reculent au front. Dans le camp russe la tâche est attribuée aux mercenaires de Wagner ou aux "kadyrovtsy" de Ramzan Kadyrov, le chef tchétchène, connu pour sa cruauté et sa fidélité à Poutine.

L’hiver en Ukraine est long. De décembre à février la température moyenne est de – 2°. Elle peut atteindre -20°, comme s’en plaignait un soldat ukrainien interviewé dans un reportage à la télévision, du fond d’une tranchée. Les combats sont particulièrement durs et meurtriers. [26]

La population civile est souvent privée d’électricité et d’eau suite aux bombardements des infrastructures par l’armée russe. Dans les deux camps les cimetières militaires se multiplient. ---

Dans les guerres entre nations capitalistes il n’y a pas que la guerre entre nations. Au sein de chaque nation il y a aussi une guerre de classe, la guerre qui contraint par la violence les classes les plus nombreuses, les classes qui ont le moins de moyens d’échapper à la conscription, de payer "l’impôt du sang". La guerre qui contraint la population civile la plus démunie à subir le plus cruellement les désastres provoqués par la barbarie d’un système qui "porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage".

J’ai parlé au début de ce texte du chant de l’Internationale et de la chanson de Lennon Imagine.
Je voudrais en conclusion en citer ici deux morceaux :

Les rois nous saoulaient de fumée,
Paix entre nous, guerre aux Tyrans
Appliquons la grève aux armées, Crosse en l’air et rompons les rangs !
S’ils s’obstinent ces cannibales
A faire de nous des héros, Ils sauront bientôt que nos balles Sont pour nos propres généraux.
You may say I’m a dreamer But I’m not the only one

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Raoul Victor, 10 février 2023