
Appliquer à la violence la critique de la notion de concept
Violence (concept de).
Abstract Définir la notion de concept, ses enjeux, ses variantes, avant d’analyser le concept de violence dont la polysémie obscurcit la compréhension.
Corrélats : Représentation, idée, réalisme, nominalisme, abstraction.
L’usage courant assigne au mot violence une polysémie encombrante. Le recours aux dictionnaires spécialisés réserve des surprises. Le très judicieux Dictionnaire de la Violence (PUF,1546 pages, 2011) ne comporte pas d’entrée – violence. Le dictionnaire de la guerre et de la paix, PUF, 1513 p., 2017 propose une entrée violence qui, dès la première phrase, précise que « la notion est polysémique » et fait l’objet, par nécessité de « catégorisations ». De plus, « l’élargissement, ou la généralisation, de la notion de violence a permis depuis le tournant du siècle dernier de prendre ample mesure de son versant immatériel ».
Polysémie : agression, agressivité, aliénation, conflit, exploitation, esclavage, force, guerre, guerre civile, guerre juste, action, activisme, affrontement, animosité, censure, armes, art de la guerre, attentat, autorité, putsch, coup d’état, mal, banalité du mal, génocide, tyrannie, tyrannicide, terreur, djihad, guerre sainte, croisade, crime, puissance, pouvoir, démocide, dictature, meurtre, droit, peine, endoctrinement, lutte de classes, violence physique, violence morale, harcèlement, haine, ordre, hiérarchie, cruauté, martyre, massacre, néantisation, militarisme, perversion, militarisation, droit d’ingérence, colonialisme, tribalisme, sadisme, sexisme, spoliation, totalitarisme, viol, stratégie, terrorisme, usure, vengeance, propagande (viol des foules), contre-violence, violence de libération…
Psychologie, sociologie, anthropologie, société, institutions, religions, philosophie, histoire, littérature, politique sont les territoires de la violence.
Le concept de violence est une concaténation des unités de bases rangée dans la vaste catégorie des violences énumérée au début de la notice. Nous verrons qu’il est un concept de concept dont la manipulation sémantique comporte des risques de confusions et de contradictions rendant son usage dangereux, hasardeux et très ambigu.
Cette première constatation impose d’éclaircir la notion de concept et d’examiner les conséquences sur l’usage du mot « violence ».
Le concept de violence.
D’abord, il ne s’agit pas, ici, de catégoriser les modes de la violence, ni d’étudier ses différentes acceptions, leurs arrière-fonds idéologiques, encore moins de discuter les théories de la violence dans l’histoire de la philosophie. Mais, au regard du « concept de concept », d’examiner la violence en tant que concept et d’en tirer quelques premières conclusions .
Un peu d’histoire du concept.
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- Le platonisme fait de l’idée de violence une forme, une essence, un quasi absolu immuable. Au modèle du Beau, le concept de violence est une conception statique reçue en héritage. Si le Beau est Beau parce qu’il est beau de nature, la violence est naturelle, présente dans la nature aussi bien dans le cosmos que dans la vie quotidienne. Elle fait partie intégrante de l’ADN de l’univers conçu comme un tout. Il est donc vain de vouloir changer cet état de fait. D’ailleurs, ce serait faire violence à l’idée de violence. Vivre avec est, au mieux, la mission du philosophe. Nous verrons dans la notice : « la violence et la philosophie » qu’elle joue un rôle déterminant à travers les millénaires des présocratiques à nos jours.
- Etienne Balibar, dans : « Violence : idéalité et cruauté » introduit son intervention à un colloque sur la violence en notant qu’" elle entre nécessairement, dans l’économie de l’idéalité, c’est à dire qu’elle fait partie de ses conditions et de ses effets ", de même que « l’idéalité entre, tout aussi nécessairement, dans l’économie de la violence ». L’idéalité inclut : les idées, les idéaux et les idéalisations. Position lucide et redoutable qui s’immisce évidemment dans la question du politique et du débat contre la violence du pouvoir et de la domination. Ce qui pose le, non moins redoutable, questionnement sur l’antidote à la violence par le « droit, la justice, le respect, l’amour » donc de l’idéalisation des contraires de la violence, réintroduisant ainsi l’ambivalence et l’ambiguïté du concept de violence mis en évidence par sa polysémie. Pour Balibar, les idéalités (au sens générique qu’il a défini) renvoient aux formes transcendantes (Idées) de Platon qui en retour légitiment leur fonctionnement.
- La polysémie de la violence met en évidence la difficulté et les limites d’une théorie de la violence s’articulant avec le pouvoir, position classique analysée plus bas : la catégorisation et le catalogage des formes de violence ne font pas philosophie. La multiplication des manifestations n’explique en rien le fondement du phénomène et dresse plutôt un écran de fumée que peu de philosophes osèrent et osent soulever.
Difficile de ne pas penser que le concept ne comporte pas une dose d’idéologie qui fait partie de son ADN.
La double hélice du concept.
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- La métaphore biologique met en évidence la profondeur du malaise dans le concept. En effet, si l’on considère la vocation universalisante du concept, sa prétention à représenter, par exemple, la totalité de la chien-ité (ou chien-idée), il inclut donc une exclusion de ce qu’il ne représente pas. Balibar (in Passions du concept, la Découverte, 2020) pousse le raisonnement jusqu’à affirmer que le concept réalise « dans le langage lui-même le paradoxe d’une universalisation de la discrimination. Il s’appuie sur des exemples de couples d’opposés, des oppositions reconnues : nous / barbare, chrétiens / païens (idem avec goy ou dhimmi selon les variantes monothéistes) et plus proche de nous : surhomme / sous-homme ; chacun peut compléter, à son envie, la liste. Donc la violence entre parfaitement
dans le schème : violence / non-violence, notre sujet. - D’abord, les couples d’opposés significatifs sont typiquement du domaine de la politique. Ensuite, l’asymétrie pose une hiérarchie indubitable, le langage commun ne trompe pas, on ne dit pas non-violence / violence (sinon dans les sphères atypiques des individus de notre engeance marginale). L’énoncé V / N-V est performative, dit-on chez les diplômés. C’est l’opposition elle-même qui devient concept et non les éléments pris séparément. Le premier terme de l’antinomie est dominant, il impose sa loi ; il se désigne un adversaire qu’il rabaisse, il introduit une hiérarchie instituant sa domination, pouvant aller jusqu’à l’éradication de l’opposition (aryens / non-aryens le prouve) – de la Nichtexistenz à la Vernichtung (extermination) de triste mémoire. Ce type de concept fonctionne sur le modèle de « ami / ennemi » de Carl Schmidt formalisé dans la Théorie du partisan (Éd. allemande 1963).
- Contrairement à l’antinomie qui réclame une dialectique de synthèse, les concepts d’opposition exprime l’impossible unité et surtout l’impossible égalité des termes. Terrain miné qui démontre l’extrême prudence nécessaire dans la manipulation des concepts (opposition homme / femme illustre parfaitement le potentiel de dérives : machiste ou néo-féministe. La déconstruction réserve aussi des surprises nauséabondes.
- La métaphore biologique met en évidence la profondeur du malaise dans le concept. En effet, si l’on considère la vocation universalisante du concept, sa prétention à représenter, par exemple, la totalité de la chien-ité (ou chien-idée), il inclut donc une exclusion de ce qu’il ne représente pas. Balibar (in Passions du concept, la Découverte, 2020) pousse le raisonnement jusqu’à affirmer que le concept réalise « dans le langage lui-même le paradoxe d’une universalisation de la discrimination. Il s’appuie sur des exemples de couples d’opposés, des oppositions reconnues : nous / barbare, chrétiens / païens (idem avec goy ou dhimmi selon les variantes monothéistes) et plus proche de nous : surhomme / sous-homme ; chacun peut compléter, à son envie, la liste. Donc la violence entre parfaitement
Langage et violence.
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- Le discours sur la violence tourne vite « au jeu de langage ». La philosophie analytique le démontre en radicalisant le nominalisme. Si je possède un ou des livres, le concept de livre n’est pas, pour autant, dans ma bibliothèque. Autrement dit la signification d’un mot « est son emploi dans le langage ». En fin de compte, l’usage prime sur le sens. Ceci sous-entend une convention publique, un livre est bien un livre, un chat un chat etc., retour dramatique à la tautologie et à la métaphorisation des arguments. Se pose, alors, le redoutable problème de la traduction comme nous le verrons avec Gewalt. Le mot violence est donc un mot fourre-tout, la multiplicité des acceptions brouille les pistes, le pluriel violences élargit certes l’horizon, mais un pluriel n’est pas un concept, mais juste une reconnaissance de ressemblances. Ce qui rend caduque les tentatives de « théorie de la violence » ou tout « traité de la violence » qui, nous le répéterons jamais assez se réduisent à du catalogage et à de la classification imitant les naturalistes ou la méthode Dewey. L’indexation est une violence, un viol du concret aux contours toujours mouvants, un formatage qui ouvre la voie au réductionnisme à l’origine de l’I.A (intelligence artificielle), la prolifération des data fait masse, le fantasme de totalisation, cher à Hegel et ses affidés, trouve enfin sa concrétisation. (C’est un autre sujet).
- Le concept de violence n’apporte pas vraiment de compréhension satisfaisant aux violences, ni à ses négations (a-violence, contre-violence, non-violence). Pour rester dans la logique du concept, il faudrait forger un néologisme violance (au modèle de la différance derridienne). Mais il ne s’agit pas de déconstruire, le terme violænce permettrait de sortir de l’impasse de la déconstruction labellisée et de tenter une théorie de la violænce.
Toutefois, comme le souligne Yves Michaud dans Violence et politique (Gallimard, 1978) : « les flottements et finalement l’indéfinissabilité de la violence constitue positivement son concept » (p. 24).