Risques industriels, santé au travail, justice sociale et environnement Du procès SNCF/Pépy/Raigneau à celui pour crime contre l’humanité

Avec l’urgence environnementale, le vaste mouvement de bascule des imaginaires sociaux et des pratiques sociales que nous vivons depuis 5 ans, a conduit aussi à un début de remise en cause de la politique des transports, associée à la question de l’énergie et de l’aménagement du territoire (nécessairement liées dans les réflexions d’écologie politique). L’inertie des choix faits dans ces domaines engagent des évolutions longues (l’unité de temps de l’énergie nucléaire est au minimum le millénaire, celle de la transformation d’une ville de 30-40 ans, celle de la restructuration d’un réseau routier ou ferroviaire de 20-30 ans). Le démantèlement continu du système ferroviaire depuis 25 ans ne peut donc être in-versé en quelques années. Mais au moins l’opinion semble-t-elle partager une exigence de cohérence dans une politique coordonnée des transports, de l’énergie et de l’aménagement du territoire, reposant sur quelques axiomes :
• Relocaliser les activités de production et en-courager les cycles de vie des produits intégrant des remplois successifs à chaque étape
• Inverser la logique concentrationnaire de la métropolisation autour des capitales régio-nales, qui induit l’artificialisation des sols, la né-cessité d’infrastructures de transport lourdes et coû-teuses dimensionnées sur les pointes de début et fin de journée – le mass transit – et sert l’apartheid so-cial (centres « disneylandisés » sous la surveillance de caméras et vigiles, s’opposant aux quartiers péri-phériques, au mieux dortoirs, au pire abandonnés par l’action publique). Et privilégier au contraire là aussi une relocalisation plus diffuse permettant une organisation de l’espace et du temps plus immédia-tement à l’échelle humaine.
• Être enfin cohérent dans l’investissement public, et saturer les infrastructures ferro-viaires, qui sont à coûts principalement fixes (faire circuler 10 trains plutôt qu’un seul sur une voie donnée ne coûte pas 10 fois plus cher mais plu-tôt 2 ou 3 fois seulement), et dont l’impact sur l’environnement est moindre (imperméabilisation des sols, efficacité énergétique, accidentologie,…). Ce qu’on a appelé le « modèle suisse ».
Et puis, ici aussi, la réappropriation de sa vie par le bas fait son œuvre. En effet, si le démantèlement de la SNCF depuis 25 ans nous lègue aujourd’hui un système ferroviaire aux interfaces multipliées et fragiles (avec plusieurs gestionnaires d’infrastructure, plusieurs opérateurs ferroviaires, difficilement coordonnables, engendrant doublons ou triplons ruineux et abandons complets ailleurs), on a vu apparaître des initiatives locales réactualisant des systèmes moins tech-nologiques, moins coûteux, mieux maîtrisables et globalement plus souples.
La plus emblématique de ces expériences est la réou-verture de la ligne Ussel-Laqueuille (toujours dans ce Massif Central qui apparaît comme un foyer de réordonnancement de nos structures sociales), avec un Gyrotrain réactualisant la technique du volant d’inertie (dont une exploitation avait existé dans les années ‘50 et ‘60 avec les Gyrobus de la société Oerlikon, à Yverdon et Grandson en Suisse, à Léopoldville au Con-go belge ou à Gand en Belgique, mais que le pétrole triomphant et la logique de rentabilité strictement éco-nomique avaient fini par condamner). En acceptant un ralentissement du temps, en réordonnant les plans d’occupation des sols des communes limitrophes pour favoriser la proximité avec les arrêts créés ou recréés sur la ligne ferroviaire, et en développant à chaque halte le système de stockage de l’énergie (pour recharger le vo-lant d’inertie) le plus simple et adapté au lieu (éolienne, solaire, mini-barrage), cette expérience ouvre la voie à une révolution dans la manière de penser les transports publics sur un mode soutenable et fédéraliste, et non plus technocratique par le haut (au moins pour le trans-port de personnes car cette technique n’est par contre pas transposable au fret ferroviaire).
Risques industriels, santé au travail, justice sociale et environnement

Après le sang contaminé impliquant en France le CNTS (Centre Nationale de Transfusion Sanguine), l’explosion de l’usine Union Carbide à Bhopal en Inde, ou Tchernobyl en Ukraine, dans les années ’80, les décennies ’90, 2000 et 2010 avaient été marquées par la multiplication des révélations de scandales indus-triels impactant les salariés et/ou les populations à très grande échelle : l’amiante, mais aussi les OGM - organismes génétiquement modifiés -, le plomb, les perturbateurs endocriniens, et de nom-breux accidents d’ampleur comme AZF Toulouse (2001), Fukushima (2011), jusqu’à Lubrizol à Rouen en 2019.
Au fil de ces drames, tout un mouvement s’était créé autour d’associations de victimes, de réflexions et d’expertises sur les risques industriels et la santé au travail, d’organisations syndicales, de cabinets d’avocats, pour remettre en cause ce modèle de développement économique se construisant contre la santé des populations (les personnes au travail comme les usagers des biens ou services concernés) et l’environnement. En face, l’Etat, au travers de son appareil judiciaire, avait tout fait pour que des responsabilités ne soient pas établies, et a fortiori que des condamnations ne viennent pas baliser l’activité économique par de grands interdits sociaux.
En novembre 2019, un colloque avait eu lieu à Givors avec pour thème « Du travail au lieu de vie, quelles mobilisations contre les risques industriels et les atteintes à l’environnement ? », qui s’était achevé par ce qui restera comme l’Appel de Givors (pour la protection de la santé au travail et de l’environnement), revendiquant une inversion de la priorité entre l’économie et la vie.
La conclusion de cet Appel de Givors disait : « Le désastre survenu à Rouen rappelle la nécessité de protéger la parole des salari·é·e.s de ces industries à risques. Il nous rappelle que de vastes pans de la réglementation du travail, comme celle sur les installations classées pour la protection de l’environnement, restent inappliqués. Il invite également à souligner qu’une prévention effective des pathologies d’origine industrielle requiert de repenser la production en terme de besoins plutôt qu’en fonction des marchés. Dans la déclaration diffusée cette année à l’occasion de son centenaire, l’Organisation internationale du travail plaide pour une « transition juste » de l’économie, c’est-à-dire la mutation écologique des activités productives dont les travailleuses et les travailleurs doivent être les bénéficiaires. Les participants au colloque de Givors entendent participer à cette transition juste, en contribuant au débat sur l’utilité sociale et la viabilité écologique de la production, condition d’une politique de prévention effective contre les nuisances industrielles ».
Du procès SNCF/Pépy/Raigneau à celui pour crime contre l’humanité
C’est à l’aune de ce chemin parcouru depuis 2018-2019, qu’il faut voir le procès pour harcèlement moral organisationnel, qui s’ouvrira le 2 décembre 2024, et qui vise le dirigeant emblématique du démantè-lement du système ferroviaire et de ses métiers - Guillaume Pépy -, mais aussi son dernier DRH, Benjamin Raigneau, qui, s’il n’a pas été le seul, avait en revanche été d’un zèle et d’une morgue toute singulière, à partir de 2018, dans la casse sociale au pas de charge et le déni de tous les désastres humains induits (suicides et psychopathologies). Ce procès apparaît la continuité de celui de 2019 contre France Télécom et son équipe dirigeante, et devrait permettre d’asseoir ces nouveaux interdits sociaux quant aux organisations du travail mortifères.
Mais il fait aussi transition avec l’action judiciaire sui-vante, que l’Union Syndicale SOLIDAIRES, avec plu-sieurs associations intervenant dans le champ de la san-té au travail, ont annoncé vouloir ouvrir en déposant plainte avec constitution de partie civile contre l’ex-Président de la République Emmanuel Ma-cron, l’ex-Premier Ministre Edouard Philippe, l’ex-Ministre du travail Muriel Pénicaud, le pa-tron des patrons Pierre Gattaz, et plusieurs PDG de grands groupes publics et privés, pour crime contre l’humanité !

Sans doute les bouleversements observés depuis 5 ans et rappelés dans ce numéro d’ICI & DEMAIN ne seront-ils pas encore suffisants pour que cette infraction soit rete-nue aux fins de caractériser les organisations du travail ayant porté une atteinte grave et durable à la santé psy-chique de centaines de milliers de personnes. Mais le débat mérite néanmoins d’être posé et mené. Comme le rappellent en effet les avocats des plaignants et parties civiles, la notion de crime contre l’humanité, dans le Statut de Rome de 1998 instituant la Cour Pénale Internationale, et repris aux articles L.211-1 et L.212-1 du Code pénal en France, se caractérise par :
• Un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique,
• Et des actes causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique
Or, depuis au moins 1998 et la parution du livre de Christophe Dejours (« Souffrance en France, la banali-sation de l’injustice sociale »), de nombreuses publications de chercheurs en psychopathologies du travail, ont rendu compte d’études cliniques et théoriques sur les liens entre travail et santé mentale. Sur ce qui, dans les organisations du travail, peut nourrir le travail et en faire un fondement de la santé mentale, et ce qui, au contraire, tue le travail et précipite les personnes dans des psychopathologies graves, jusqu’au suicide.
Parallèlement, de tout aussi nombreux travaux de sociologues (dont ceux de Danièle Linhart pour n’en citer qu’une), ou de juristes (dont ceux d’Alain Supiot sur la gouvernance par les nombres, pour n’en citer qu’un), ont montré que les nouvelles méthodes de management, jetant des personnes par centaines de milliers dans des tourments psychiques plus ou moins aigus, ont été théorisées, enseignées, et mises en œuvre délibérément.
Les responsables politiques et les détenteurs du capital qui ont financé, promu et organisé la mise en œuvre de ces nouvelles méthodes de management savaient donc parfaitement ce qu’ils faisaient et pourquoi (s’assurer la domination sur les personnes au travail pour reproduire les conditions de leur pouvoir).
De même les responsables d’Union Carbide à Bhopal, de Total-AZF à Toulouse, d’Eternit pour l’amiante, de Monsanto pour le Round Up et les OGM associés, et les ministres qui ont relayé leurs exigences, connaissaient parfaitement les dangers pour la santé des salariés et des populations en général, et les ont mis en œuvre délibérément, dans le but là encore de préserver les conditions de leur puissance sur les destins des humanités concernées.
Il n’est donc pas aberrant de vouloir qualifier ce management moderne, et ces crimes industriels, de crime contre l’humanité.
Ce n’est qu’un début, continuons le combat !
Nous avons voulu rappeler ces évolutions sociales significatives de la période écoulée 2019-2024, pour donner à voir que nous sommes bien en train de vivre la fin de la période historique de la modernité occidentale (ouverte au XVIe siècle) et de son déterminant le capitalisme. Ce qui doit nous donner du cœur à l’ouvrage.
Ce futur procès pour crime contre l’humanité, que nous appelons de nos vœux a pour vocation d’être symbolique de cette transition d’une ère historique à une autre. Mais il est tout sauf acquis que l’ère nouvelle soit pleinement éman-cipatrice. Les détenteurs du capital et la classe politique qu’ils se sont inféodée, restent en place et résistent avec acharnement à la restitution du pouvoir qu’elles avaient usurpé. Toutes les évolutions sociales rappelées ci-dessus ne l’ont été qu’au bénéfice d’une conflictualité permanente (depuis le grand mouvement de décembre 2019 aux multiples petits combats pour récupérer le pouvoir de décision et d’organisation au plus près des collectivités humaines concernées).

Il ne faut pas baisser la garde, et mettre inlassablement l’entraide et la coopération au fondement de nos organisations sociales, pour que s’éloignent durablement les accapareurs et despotes de tous poils.