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« Nous pouvons limiter les dégâts »
Portrait d’un collapsonaute qui ne jure que par la sobriété.
Article mis en ligne le 26 octobre 2018
dernière modification le 27 octobre 2018

Article paru sous forme papier paru le 10 octobre 2018 dans 20minutes

Ci-dessous la version web

Au mois d’août, 20 Minutes a consacré une série d’articles à la collapsologie. Et comme le sujet nous (et vous) a passionnés, on a décidé de reprendre la série à l’occasion de la sortie d’Une autre fin du monde est possible, signé Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle. On a rencontré l’inventeur du concept de collapsologie, chez lui, dans la Drôme.

Le regard humble, le discours précis, Pablo Servigne n’est pas à l’aise avec l’exercice de l’interview, mais il joue le jeu. A mi-chemin entre le scientifique et le prophète des temps modernes, l’inventeur du terme « collapsologie » a tout l’air d’une star qui s’ignore. A peine assis à notre table dans un restaurant de Crest, dans la Drôme, un client s’approche timidement pour lui murmurer un « merci » sincère. Depuis la parution en 2015 de son best-seller coécrit avec Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer a été vendu à 45.000 exemplaires et les ventes sont continues), il est fréquemment alpagué par des passants dans le métro qui lui disent : « Vous avez changé ma vie ». Même la cheffe cuisinière de l’établissement bio où nous sommes attablés pour discuter de son prochain ouvrage Une autre fin du monde est possible publié ce jeudi chez Seuil, n’a pas pu s’empêcher de sortir de la cuisine pour lui témoigner sa gratitude.

« Il y a plein de jeunes pousses qui émergent, je ne suis pas le seul… J’ai un gros boulot pour mettre les projecteurs sur les autres », insiste, entre deux bouchées, cet agronome de formation aux faux airs de Che Guevara. Collapsonaute averti, comment est-il passé de l’étude du comportement des fourmis -il a fait de l’éthologie après ses études d’agronomie- à la notion d’effondrement ? « Gauthier Chapelle, le troisième larron avec qui j’ai écrit L’Entraide, l’autre loi de la jungle, m’a présenté Raphaël Stevens en 2012 à Bruxelles », explique-t-il. Les deux hommes ont deux choses en commun : ils font le même constat sur l’état du monde et sont « bibliopathes », boulimiques d’études scientifiques.

Pour Raphaël et Pablo, l’écriture de Comment tout peut s’effondrer répondait à un manque. « On a fusionné nos trois bibliothèques sur le collapse, on a plus de 1.000 bouquins et près de 4.000 articles scientifiques. On n’a pas trouvé le bouquin qu’on aurait aimé lire. On aurait aimé quelque chose qui fasse un état des lieux de toutes les disciplines scientifiques et qui inclut la complexité, sur le modèle de la description du sociologue Edgar Morin, avec l’effet de domino », insiste Pablo Servigne qui a été imprégné pendant ses études par la complexité, l’auto-organisation et les phénomènes non-linéaires. « J’ai fait ma thèse à Bruxelles, au laboratoire Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie qui a découvert les lois du chaos. Pour moi le collapse, c’était évident si on avait cette culture scientifique et Raphaël l’avait ».

Au début, ça n’a pas été facile, on les prenait pour des fous. Il a fallu que Pablo Servigne soit publié et invité au Parlement européen pour qu’on commence à le prendre au sérieux. Cinq ans après, ça a bien changé : il est interviewé partout et les discussions qui portent sur l’effondrement de la biodiversité ou le réchauffement climatique se terminent souvent de la même manière : « As-tu lu Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne ? ». On ne peut plus le louper.

Encore la semaine dernière, juste après le dernier rapport alarmiste des experts du Giec, il est apparu aux côtés d’une vingtaine de youtubeurs pour tenter de créer un gigantesque lobby citoyen. La vidéo Il est encore temps, vue plus de 9 millions de fois, appelle à mener des actions concrètes pour le climat. En la regardant, on se demande forcément comment (sur) vit ce « chercheur in-terre-dépendant ». «  Je n’ai pas besoin de gagner ma vie, je l’ai. Je suis en vie, rétorque-t-il. Il y a tout un imaginaire à déconstruire ». Mais pour remplir l’assiette de sa famille, il n’a pas le choix. Il est bien obligé de jouer le jeu du système. « On a fait le choix d’acheter un habitat léger avec nos économies, on n’a pas de prêt à la banque, on ne paye plus de loyer… Ma compagne est médecin, elle travaille peu, ce qu’il faut pour vivre. Maintenant que je publie, je peux demander un peu plus pour mes conférences. Ca me permet de faire moins de conférences et de gagner du temps à la maison pour m’occuper des poules, du potager, des enfants », décrit cet adepte de la sobriété.

Il a choisi la campagne, « le sauvage », pour ses deux enfants. « On ne voulait pas qu’ils grandissent en ville dans le béton », insiste-t-il. Et, pour lui, deux mots d’ordre : la débrouille et dépenser moins. Il a souvent côtoyé les milieux anarchistes, les punks, les squats dans sa vie. Le système D ne lui pose pas de problème. Et, même s’il n’a pas de télévision, il nous parle de l’émission Nus et culottés coréalisée par Nans Thomassey, l’un de ses amis. Selon lui, partir à l’aventure, dépouillé, et se prendre « la vie dans la gueule », c’est le meilleur moyen de créer des liens authentiques.

On s’attendait à rencontrer un dépressif au bord du suicide, on s’étonne de trouver un (presque) optimiste. « Il y a beaucoup de choses à faire pour limiter les dégâts, assure-t-il avant de citer l’étude sur le climat publiée au mois d’août dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences. Selon elle, un effet domino pourrait transformer la Terre en étuve d’ici quelques décennies, même si l’humanité parvient à limiter la hausse des températures à 2°C par rapport aux niveaux préindustriels.

« C’est comme si on était sur une pirogue. Le courant commence à secouer, on ne peut plus s’arrêter. A deux cents mètres, il y a des chutes. Certains se disent : "Allons à contre-courant". Mais on n’a pas la puissance, le courant est trop rapide. D’autres disent : "Essayons d’atteindre le bord et accrochons-nous". Ça remue trop. Les scientifiques de cette étude disent : "On peut encore s’accrocher à un petit rocher". De manière coordonnée, on peut encore arriver à ce petit rocher [ces 2°C de moyenne]. Si on arrive à s’accrocher, on ne tombe pas dans les chutes [planète étuve], par contre on n’a jamais vécu ça depuis 800.000 ans », pointe-t-il. Se coordonner, ramer tous et s’accrocher, il n’y a plus que ça.

Le rapport du Giec donne très peu de temps pour se retourner. « Il peut y avoir un sursaut incroyable très rapidement, on a une puissance extraordinaire, on est encore coordonnés, on a un climat de paix », égrène Pablo Servigne. L’idée, c’est de faire en sorte de vivre le mieux possible ensemble avec cette situation. Il faut se raconter de nouvelles histoires : Une autre fin du monde est possible. Il n’a pas de doute là-dessus.

Laure Beaudonnet