Le point d’explosion de l’idéologie au Kurdistan

Refusant les lectures policières de l’histoire comme la géopolitique de comptoir, ce texte se propose d’étudier les raisons de l’engouement unanime pour « les Kurdes » (c’est-à-dire prosaïquement le PYD, et sa branche armée, les YPG) au sein des gauches françaises. Il n’y est pas question de la « cause kurde » ni précisément de l’insurrection syrienne en tant que telles (ce serait beaucoup trop vaste) mais de la façon dont celles-ci auront servi de révélateur à la faillite du monde militant « de gauche », révolutionnaire comme réformiste.

Nous y discutons la facilité de la gauche à se laisser embarquer par l’antiterrorisme et les idéologies d’États. À distance des postures « antiimpérialistes » caricaturales (campisme favorable au régime syrien) ou néo-conservatrices, il s’agit de rétablir quelques douloureuses vérités.

Que l’on songe au stalinisme ou à ses innombrables déclinaisons, l’histoire du mouvement ouvrier est jonchée de mystifications et de falsifications. À partir du moment où, dans les années 1920, l’Internationale Communiste est devenue la courroie de transmission des intérêts du jeune État « soviétique » , de larges pans du mouvement ouvrier ont été mis au service d’une propagande systématique. Celle-ci devait présenter la politique d’industrialisation forcée menée par un État autoritaire comme l’horizon et la base arrière de la révolution mondiale. Les mots même de révolution et de communisme ont pendant longtemps été entachés par cette expérience, ne désignant plus une existence débarrassée du travail et de l’État, mais, pour le plus grand nombre, une réalité sordide et brutale sans lien avec les promesses d’émancipation, ni avec une quelconque forme de vérité.

S’il serait possible de débattre longuement des circonstances historiques qui ont conduit à cet état de fait, on s’accordera volontiers à dire que cela a durablement nui à la cause révolutionnaire. Et si nous pensions depuis quelques décennies nous être éloignés de cet
héritage embarrassant, les dernières années ont vu émerger un processus analogue s’étendant progressivement à toutes les sphères de la gauche, y compris celles se définissant comme « révolutionnaire ». C’est ce phénomène, et ce qu’il révèle, que nous tenterons d’analyser.

Hier comme aujourd’hui, la révolution n’est pas une affaire de parti. Au sein des milieux de gauche « radicale » ou « révolutionnaire », de la France Insoumise aux libertaires et à certains « autonomes », en passant par le NPA, ce qu’il reste de maoïstes en France et certains secteurs du syndicalisme de lutte, la dernière mode semble être, non sans un
certain essentialisme, « les Kurdes ».

S’il est stupéfiant de constater le peu de prudence à assimiler tout un peuple à un parti, fût-il un parti de masse (le PYD, branche syrienne du PKK), ce qui nous frappe davantage est le caractère absolument soudain, totalement fantasmé et inconséquent de l’intérêt de la majorité de la gauche française pour la « cause kurde ».

Ce soutien extatique s’expliquerait par l’« expérience révolutionnaire » déclenchée en 2011/2012 au Rojava (Kurdistan syrien), qu’il faudrait comparer à l’Espagne de 1936. De nombreux militants parlent à son sujet d’autogestion, d’écologie et d’égalité hommes-femmes, quand ce n’est pas de communes ou de communisme. Le plus souvent, même si rien n’est dit de ce qu’il se passe au Rojava, le caractère supposément utopique de cette expérience vise à discréditer l’organisation de la vie dans les villes de l’insurrection syrienne. Une tribune signée par tout le gratin de l’extrême-gauche française et publiée par Ballast cite par exemple l’inénarrable Noam Chomsky pour asséner avec lui que l’utopie rojavienne est « très différente de tout ce qui se trouve en Syrie » . Dans une autre tribune, signée par des syndicalistes et publiée par l’Humanité, on peut lire : « C’est aujourd’hui une véritable alternative progressiste, égalitaire, féministe et laïque dans cette région. Elle peut dessiner un avenir émancipé de tous les obscurantismes et de toutes les barbaries » .

Danielle Simonet, représentante de la France Insoumise, décrète que cette expérience « socialiste écologiste et féministe » est « inédite dans cette région », avant d’ajouter « un message politique aux féministes : venez, vous êtes pour l’égalité femmes-hommes, il y a dans cette région une expérience politique inédite qui promeut l’égalité femmes-hommes » .

Dans le documentaire Rojava, une utopie au coeur du chaos syrien réalisé par Mireille Court, dont le titre résume la volonté de produire une opposition entre le Rojava et la situation syrienne, la voix off nous invite à « découvrir une autre place pour les femmes au Moyen-Orient » . Plutôt que de tenter de saisir les dynamiques en cours au Rojava, ou de comprendre l’autoorganisation qui a réellement existé dans les villes rebelles syriennes au début de l’insurrection (conseils communaux, auto-gestion des hôpitaux, enseignants qui écrivent leurs propres programmes etc ), l’extrême gauche s’identifie ainsi « aux Kurdes », perçus comme l’incarnation de la Lumière dans une « région » où régneraient sans partage « les obscurantismes ». Dans nombre de discours, la gauche radicale va jusqu’à opposer « les Kurdes » aux « musulmans », et même aux « sunnites », en oubliant qu’ils le sont souvent eux-mêmes. Et puisqu’il ne faudrait pas s’arrêter en si bon chemin, il est même devenu systématique pour une partie de la gauche d’assimiler la totalité des forces de l’opposition syrienne à l’« islamisme », en la qualifiant de « djihadiste », quand ce n’est pas de « barbare ». Comme le résumait Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris lors d’une émission de France Culture, « il y a l’unanimité de l’opinion publique, de la gauche libertaire à l’extrême droite » .

Pourtant, parler de révolution au Rojava semble a minima exagéré, pour ne pas dire purement mensonger . Qu’on écoute les longs meetings tenus par l’extrême gauche « pro-kurde » ou la communication officielle du PYD, qu’on lise les déclarations du chef – objet d’un véritable culte de la personnalité – Abdullah Öcalan ou des reportages à la gloire de cette prétendue utopie
on ne trouve au mieux que des éléments de langage et des slogans creux, masquant très probablement l’absence de réalisations concrètes.

Ce que l’on sait en revanche, c’est que l’autonomie relative du Rojava n’est pas le résultat d’une insurrection ou d’une grève générale expropriatrice, mais d’une négociation avec le régime syrien, qui a d’abord consisté en une quasi neutralité des YPG (branche armée du PYD), vis-à-vis de la révolution syrienne .