Quel avenir pour les Kurdes de Syrie, menacés d’« épuration politique » par la Turquie d’Erdogan ?
Interview d’Arthur Quesnay par Thomas Clerget
Article mis en ligne le 6 juillet 2018
dernière modification le 3 novembre 2023

Les Kurdes de Syrie sont d’abord connus pour leurs faits d’armes. Leur « projet révolutionnaire », aux antipodes de celui des djihadistes, leur attire également la sympathie d’une partie des gauches européennes. Les vicissitudes de leur trajectoire dans la guerre syrienne sont pourtant largement ignorées. Qu’a signifié la révolution syrienne de 2011 pour la jeunesse kurde ? Comment s’en est-elle éloignée ? Quel rôle ont joué les organisations kurdes telles le PKK, et comment gèrent-elles les territoires conquis ? Quel est l’avenir de ces territoires autonomes, coincés entre la Turquie d’Erdogan et le régime de Bachar al-Assad ?
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Arthur Quesnay, chercheur de terrain spécialiste des Kurdistans irakien et syrien, co-auteur de l’ouvrage Syrie, anatomie d’une guerre civile, fait une lecture sans concessions de la situation. Entretien.

Bastamag le 4 juillet 2018

Basta ! : Comment les populations kurdes de Syrie, en particulier la jeunesse, ont-elles réagi au déclenchement de la révolution de 2011 ?

Arthur Quesnay [1] : Dès les premiers événements de Deraa, le 15 mars 2011, la jeunesse kurde participe aux mobilisations [2]. Elle fréquente les révolutionnaires arabes dans les manifestations, au sein des tanzikiyat, de petits comités de coordination révolutionnaires qui se créent à Damas ou Alep, où habite environ un tiers de la population kurde. Dans les zones majoritairement kurdes, à Afrin, Kobané, Qamishli, dans le nord de la Syrie, les habitants descendent aussi dans la rue, essaient de manifester, se rendent sur les places en adoptant les mêmes moyens de protestation que dans le reste du pays. La révolution est alors multi-communautaire : l’un de ses slogans est « Uni-uni-uni, le peuple syrien est uni ! ». Les Kurdes manifestent avec des arabes chrétiens, musulmans sunnites, alaouites [confession dont est issu Bachar al-Assad, ainsi que de nombreux responsables du régime, ndlr]... À partir de 2012, on retrouve des révolutionnaires kurdes dans les campagnes autour d’Alep, où commencent à se regrouper les protestataires recherchés par le régime, comme dans le village de Marra.

Fortement réprimés sous Hafez al-Assad, puis sous Bachar al-Assad à partir de 2000, les Kurdes ont accumulé un savoir-faire en matière de protestation qu’ils réactivent très vite en 2011. Ils se sont longtemps mobilisés pour revendiquer leurs droits en réaction à la politique d’arabisation musclée des zones kurdes par le régime syrien, depuis les années 60-70. Ces mobilisations se sont intensifiées après l’expulsion du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr] par le régime Assad en 1998. Damas s’appuyait en effet sur le parti pour assurer son contrôle sur les zones kurdes.

Les années suivantes sont marquées par de fortes mobilisations, comme la révolte de Qamishli en 2004, dans la région kurde du nord-est, durant laquelle il faut plusieurs semaines au régime – et une répression qui fait des dizaines de morts – pour stopper la mobilisation. En 2011, les jeunes kurdes réutilisent cette expérience : comment agir face à la police, se regrouper rapidement, organiser de petites mobilisations « flash », sans se faire attraper. De ce point de vue, la jeunesse kurde a même joué un rôle moteur dans la révolution, et transmis à certains révolutionnaires une expérience précieuse.


Les révolutionnaires kurdes portent-ils alors des revendications spécifiques, ou ces dernières sont-elles fondues dans le mouvement national ?

Il faut distinguer les relations entre révolutionnaires syriens et ce qui se passe entre les partis basés à l’étranger. Entre 2011 et 2012, les révolutionnaires kurdes et arabes se coordonnent au sein d’un même mouvement pour faire tomber la dictature – la question de l’identité ethnique, pour eux, ne fait pas débat. Les partis d’opposition kurdes et arabes réfugiés à l’étranger sont quant à eux en opposition sur les objectifs de la révolution. Les deux grands partis kurdes syriens, le PDK et l’UPK, portent une revendication identitaire kurde très forte, en même temps que leur attachement à la révolution. Ils veulent faire valoir les droits culturels et civiques dont le régime les a privés.

Pour les partis arabes, le nationalisme arabe syrien reste au contraire une composante idéologique forte. Ils s’opposent à la prise en compte du particularisme kurde, perçu comme un élément de division de la révolution comme de la Syrie. Or, bien que ces organisations ne représentent qu’elles-mêmes, et n’aient que très peu de relais en Syrie, elles ne vont jamais trouver de terrain d’entente ni s’intéresser aux dynamiques multi-communautaires de la révolution.


Une erreur stratégique aurait donc été commise par les partis d’opposition arabes, annonçant la polarisation, puis la division du mouvement révolutionnaire ?

Oui, mais l’erreur vient aussi des partis kurdes, qui sont d’anciennes structures partisanes, très attachées par leur histoire à la « kurdicité ». Elles considèrent le nationalisme arabe comme négatif et craignent de se faire écraser par ce mouvement comme ce fut le cas par le passé. Les élites qui dirigent ces partis ont quitté la Syrie depuis vingt ou trente ans sous les coups de la politique d’arabisation du régime. Leur fracture est profonde avec les élites arabes sunnites. Alors que sur le terrain, les Kurdes manifestent auprès du reste de la population, leurs représentants, qui tentent de monopoliser la représentation de la révolution, ont des stratégies principalement identitaires.

En 2012, cette dimension identitaire devient prépondérante lorsque le PKK commence à se réinstaller dans les régions kurdes syriennes avec l’accord du régime, qui y voit un moyen efficace pour diviser les révolutionnaires. L’emprise du PKK sur les régions kurdes va enfermer les Kurdes syriens dans une perspective ethnique. Cette ethnicisation s’opère ainsi par le haut, via les organisations politiques.

Sur le terrain, les zones kurdes ont-elles été soumises à la même violence répressive que les autres populations ? Ou leur traitement est-il différent ?

Leur traitement est différent. Le régime met en place une tactique de répression « sélective ». En 2011, dès lors que l’appareil sécuritaire devient dysfonctionnel, débordé par l’ampleur de la mobilisation sur l’ensemble du territoire, le régime devient incapable de réprimer tout le monde. Il va alors modérer sa répression dans les régions kurdes, druzes et chrétiennes afin de casser l’unicité de la révolution, et pour créer des contextes de violence différents selon les populations. Cela lui permet, in fine, de communautariser le mouvement révolutionnaire, puis de s’appuyer sur les minorités pour l’aider à le réprimer.

Comment le régime a-t-il encouragé cette « communautarisation » de la révolution, alors que celle-ci revendiquait justement son caractère multiconfessionnel ?

Dans le cas des Kurdes, le régime s’est appuyé sur les liens historiques qu’il entretient avec le PKK depuis sa création en 1978 par Abdullah Öcalan. Pour faire pression sur la Turquie, le régime Assad avait alors laissé le PKK ouvrir des camps d’entrainement au Liban puis en Syrie, et recruter parmi la population kurde. En retour, les militants du PKK devaient s’assurer de la stabilité des régions kurdes syriennes et réprimer toute opposition au régime, notamment les partis kurdes historiques comme l’UPK et le PDK. Sans la protection de la Syrie, le PKK ne serait jamais devenu ce qu’il est aujourd’hui.

Or dans les années 90, la Turquie menace d’intervenir en Syrie. En 1998, Damas décide finalement d’expulser Öcalan – qui sera arrêté et emprisonné en Turquie – et de fermer les camps du PKK. Le parti se retrouve isolé. Défait militairement en Turquie, il se replie au Kurdistan irakien dans les monts Qandil, et continue à fonctionner grâce à l’important réseau tissé parmi la diaspora kurde en Europe. Le mouvement tente aussi de se recréer, de repenser sa doctrine, à travers plusieurs synthèses idéologiques [3].

Dans les régions kurdes de Syrie, l’expulsion du PKK a pour effet de priver le régime d’un moyen de répression efficace contre la population kurde, qui se révolte notamment en 2004 à Qamishli. En 2012, la déroute du régime le pousse à renouer avec le PKK afin de sécuriser la frontière avec la Turquie et de réprimer la mobilisation. En contrepartie, étant donnée l’alliance étroite de Damas avec l’Iran, le PKK doit aussi fermer sa branche iranienne, le PJAK, tandis que plusieurs centaines de combattants du PKK sont envoyés depuis Qandil vers la Syrie, pour prendre position dans les régions kurdes.

Quels sont les effets du retour du PKK sur la jeunesse kurde, en particulier sur son engagement dans la révolution ?

Les habitants kurdes interrogés décrivent la même chose : entre fin 2011 et début 2012, des chabbihas – du nom des bandes armées au service du régime qui s’en prennent à la population un peu partout en Syrie – arrivent dans les villes kurdes. Sauf qu’à Afrin, Kobané ou Qamishli, ces mercenaires sont des Kurdes, qui parlent parfois le turque ou l’iranien, et ne connaissent pas nécessairement la ville [4]. Les autres partis kurdes, qui avaient fait leur retour, sont attaqués, leurs bureaux incendiés, leur personnel battu. Il y a des assassinats et les jeunes Kurdes capturés par ces bandes sont livrés au régime, dont les services de renseignement restent présents sur place.

Un autre tournant majeur s’opère en 2012 : débordé militairement, le régime doit cette fois évacuer pour de bon le nord de la Syrie, pour concentrer ses forces sur d’autres zones du territoire. C’est alors que le PKK abat ses cartes : le régime lui donne – littéralement – les clés de ses bases et commissariats dans les régions kurdes. Le parti en prend le contrôle, et interdit non seulement aux brigades arabes de pénétrer dans ces régions, mais également aux autres partis kurdes de mobiliser des jeunes, d’organiser des manifestations, ou de monter des groupes armés alternatifs. La ville de Qamishli reste cependant partagée avec le régime. Un système de gouvernance sous l’égide du PKK se met alors en place dans ces régions.

Pouvez-vous nous décrire cette gouvernance ? Est-elle une application du « confédéralisme démocratique » – la doctrine d’inspiration libertaire, à la fois sociale et écologiste, qui est prônée par le parti ?

La surprenante capacité du PKK à se déployer en Syrie provient des expériences turque et nord-irakienne, où le parti essaie de contrôler des zones rurales depuis les années 1990. La principale nouveauté en Syrie est que le PKK, après sa campagne contre l’État islamique (EI), contrôle aussi des villes et des zones non kurdes. Mais le parti reproduit systématiquement le même modèle institutionnel depuis des années : il verrouille la population par des comités locaux élus dans chaque quartier ou village, avec des candidats qui sont en fait présélectionnés ; il crée, par cooptation, un système de représentation multi-communautaire ; il bâtit des forces armées sous contrôle direct de militants du parti. Le budget et les salaires sont contrôlés par les cadres du PKK qui se réservent le droit d’intervenir à n’importe quel niveau des institutions, en qualité de « conseillers ».


Comment ces institutions fonctionnent-elles ?

La prise en main des territoires s’opère à deux niveaux : au niveau de la population, les militants du PKK envoyés en Syrie sont chargés de mettre en place des « maisons du peuple » (mala gal) à partir de l’été 2012. Elles regroupent et coordonnent le travail des institutions – ex-administrations de l’État syrien et tribunaux repris par le PKK – avec la multitude d’associations que le parti crée ou récupère sous sa coupe. Dans les faits, les mala gal servent de façade démocratique au PKK, en dissimulant ses cadres derrière une multitude d’acteurs civils qui sont en fait dépourvus de pouvoir. La structure institutionnelle ne reflète pas la distribution réelle du pouvoir : parmi la population, personne ne sait réellement qui donne les instructions, et qui commande la force armée qui se développe sous le contrôle de plusieurs centaines de combattants du PKK.

Au niveau politique, le PKK met en place à partir de l’été 2012 une coalition d’associations civiles, qui est connue sous le nom de Tevdem [5]. Cette instance compte 354 membres – dont seulement 12 sont issus du PYD [parti souvent perçu comme le principal parti kurde en Syrie ces dernières années, ndlr]. Sa fonction est de rassembler et de contrôler, par le haut, les réseaux qui se créent. Il est aussi censé représenter les « Kurdes syriens » à l’étranger, s’occuper des relations extérieures. Dans les faits, le PKK choisit de passer par d’autres intermédiaires, tel le PYD, pour engager des négociations avec des tiers. Cette stratégie de contrôle, à deux niveaux, permet au PKK de verrouiller les institutions qui se créent, tout en gérant localement les enclaves kurdes et les territoires repris à l’État islamique.

Des élections ont pourtant été organisées sur ces territoires, rebaptisés « Fédération démocratique de Syrie du nord »...

La réalité des processus électoraux est le reflet de cette structure de pouvoir : les élections sont en fait complètement truquées. Les représentants sont désignés par les cadros du PKK. C’est la même chose pour les partis politiques. À la place des partis kurdes historiques, une trentaine de nouveaux partis animent la vie politique. Ils peuvent d’ailleurs avoir des activités très concrètes. Le parti des femmes, par exemple, œuvre à la promotion des droits des femmes dans la région. Mais d’un point de vue politique, ils n’ont aucune autonomie de décision [6].

Comment passe-t-on de cette phase de réimplantation et de consolidation du PKK en Syrie, à partir de 2012, à la conquête d’une grande partie de l’est du pays par les YPG – sa branche militaire en Syrie ?

Jusqu’en 2014, le parti reste isolé, implanté sur trois districts séparés les uns des autres. Il subit comme les autres des attaques de l’État islamique, et est sur le point de perdre ses territoires. C’est alors que la guerre commence vraiment pour le PKK. La bataille de Kobané, de septembre 2014 à début 2015, est un tournant majeur : grâce à un soutien occidental massif, notamment des États-Unis, les YPG [7] repoussent l’EI, avant de se lancer à la conquête de Raqqa puis de Deir-Ezzor. La guerre change la donne : la population kurde, qui rejette les pratiques autoritaires du PKK, n’a plus le choix. Il faut soit partir, soit accepter de soutenir le parti contre l’État islamique.

Les images et témoignages qui nous parviennent depuis plusieurs années font souvent état d’un vrai soutien populaire... Cette représentation est-elle surfaite ? Ou le mouvement bénéficie-t-il d’un soutien réel ?

Le soutien populaire est toujours difficile à mesurer... D’autant plus qu’il évolue avec le temps. Ce qui est certain, c’est que le PKK en 2011 est très impopulaire. Mais à mesure que la révolution évolue en une guerre civile dans laquelle les dynamiques identitaires sont très fortes, les Kurdes vont devoir faire front commun. En 2012-2013, il y a encore de nombreuses brigades kurdes qui se battent avec l’Armée syrienne libre (ASL). Mais en 2014, lorsque l’EI accentue son offensive, le PKK se débrouille pour interdire aux autres brigades kurdes d’opérer. Par conséquent, le PKK devient la seule organisation militaire kurde.

Quid des dimensions sociale et écologique ? Y a-t-il des réalisations concrètes ? Les évolutions sont-elles, peut-être, mises entre parenthèses par la guerre ?

Il y a des avancées. Sur la question du genre, que le parti présente comme un grand bond en avant pour la société, de nouvelles pratiques sont mises en place. Des femmes sont maires, combattent, certaines sont cadres du PKK – venant de Turquie ou d’Iran – et s’imposent. En matière d’écologie il y a quelques réalisations, au niveau de la justice, de l’éducation faite en kurde, aussi [à ce sujet, lire notre reportage : Dans le « Rojava » syrien, une marche vers l’écologie ralentie par la guerre, ndlr]. Mais cette tentative de « changer la société » reste difficile à évaluer. Il y a beaucoup de communication, et le parti garde la main sur les secteurs stratégiques.

Des contraintes assez fortes s’exercent aussi sur les zones kurdes, au niveau économique, militaire…

Bien sûr. Les zones tenues par le PKK sont même actuellement mieux gérées que ne l’étaient les zones de l’insurrection syrienne. Mais cela s’explique aussi par d’autres facteurs que par la gestion du parti : en premier lieu, par le fait que le régime ne les attaque que très peu, ne les bombarde jamais. Et les attaques de l’EI sont repoussées grâce à une aide occidentale massive. Ces facteurs aident le mouvement à organiser le territoire, à le sanctuariser. En outre, la Syrie rapporte beaucoup d’argent au PKK. C’est une manne financière. Il prélève des taxes sur les commerces, des droits de transport sur les marchandises. Sans compter les activités pétrolières dans l’est du pays. Ces rentrées d’argent renforcent énormément les caisses du PKK, d’autant plus que le parti ne le réinvestit pas dans les infrastructures ou dans les services publics.

Depuis leurs victoires sur l’EI, environ un tiers du pays est contrôlé par les Forces démocratiques syriennes (FDS), l’alliance des YPG kurdes avec des brigades arabes. La Turquie a réagi en lançant une offensive sur Afrin au début de l’année. On a également assisté au retrait des YPG de la ville de Manbij, toujours sous pression turque. Comment le régime syrien, qui est en train de reconquérir les zones tenues par les différentes branches de la rébellion, regarde-t-il désormais les territoires déclarés « autonomes » par les Kurdes ? L’accord avec le PKK est-il toujours d’actualité ?

En 2013-2014, le PKK garde plutôt de bonnes relations avec le régime, mais celles-ci vont ensuite se dégrader. Aucun deal n’est trouvé. Pendant l’offensive contre l’EI, le régime observe que les Kurdes tentent, chaque fois qu’ils le peuvent, de grignoter du territoire. En face, les Kurdes considèrent que le régime risque de se retourner contre eux à n’importe quel moment. De plus, le PKK ne parvient pas à transformer ses gains militaires en gains politiques. Les États-Unis sont en position inconfortable : ils soutiennent le PKK, qui est en guerre avec la Turquie, un membre de l’Otan. Cela maintient le PKK à l’écart des négociations. Tout cela aboutit à une impasse : la durée de vie des territoires tenus par les YPG, sa branche armée en Syrie, est désormais limitée au retrait des troupes américaines. Lorsque ce retrait interviendra, ce qui n’est qu’une question de temps puisqu’il a été annoncé, la Turquie d’un côté, le régime syrien de l’autre, vont prendre d’assaut ces territoires.

Au niveau régional, il y a un rapprochement entre la Russie et la Turquie, ce qui a permis à Ankara de gagner la bataille d’Afrin. Le régime était contre l’offensive turque, mais les Russes ont passé un deal laissant la Turquie utiliser son aviation contre Afrin, et avancer sur la région. Pour les Kurdes, la situation est donc difficile : la chute rapide d’Afrin – qui est tombée en deux mois alors qu’il s’agissait de leur principal point fortifié en Syrie – a montré que le retrait américain les mettra immédiatement en difficulté. Le régime mène déjà une politique très agressive pour déstabiliser le nord-est, en tentant d’instrumentaliser les rivalités tribales, de préparer de futures insurrections appelant à son retour, ou encore à travers une campagne d’assassinats des habitants soutenant le PKK, afin de saper son ancrage local.

Quels sont ses objectifs de l’intervention militaire turque ? Ankara a-t-elle l’intention d’occuper la région d’Afrin sur le long terme, et d’en modifier les équilibres démographiques ?

La Turquie veut éliminer le PKK. Actuellement, il y a une autre opération menée dans le Kurdistan irakien, autour des monts Qandil – le fief du parti – où l’armée turque a avancé malgré des pertes importantes. Cela montre la détermination d’Ankara. À Afrin, la Turquie a distribué chaque quartier de la ville aux brigades syriennes qui ont appuyé son offensive. Elles y gèrent le foncier, ce qui leur assure une autonomie financière. Elles louent notamment les logements des Kurdes qui ont fui à des déplacés arabes venus d’autres régions. Il y a une logique d’expropriation et d’accaparement à grande échelle des biens kurdes. Pour autant, je ne parlerais pas d’un « nettoyage ethnique », mais plutôt d’une épuration politique : ceux qui ont été de près ou de loin avec le PKK sont arrêtés, disparaissent, peuvent être exécutés. Cela crée la panique et fait fuir des dizaines de milliers d’habitants kurdes. Ceux qui restent se retrouvent déclassés dans la nouvelle hiérarchie locale : ils sont désormais stigmatisés, placés en bas de l’échelle.

Par ailleurs, Afrin est aujourd’hui sous la tutelle de l’administration turque, qui y envoie ses propres fonctionnaires, ou forme sur place ou en Turquie de nouveaux fonctionnaires locaux. Des routes sont ouvertes afin de relier la région à la Turquie, des services publics fonctionnent sous l’autorité des pouvoirs publics turcs, et la population est désormais fichée par l’intermédiaire de visas spécifiques. La mise en place de ce système de contrôle administratif indique plutôt une stratégie d’occupation de la zone sur le long terme. Difficile, cependant, de dire pour combien de temps. Cela dépendra essentiellement des accords qui interviendront, dans les mois et les années qui viennent, avec les acteurs régionaux.

Propos recueillis par Thomas Clerget

A lire : Adam Baczko, Gilles Dorronsoro, Arthur Quesnay, Syrie. Anatomie d’une guerre civile, Paris, éditions du CNRS, 2016, également publié en 2018 aux éditions de l’université de Cambridge.