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CAPITALISME VERT ??
Alain Bihr
Article mis en ligne le 10 mars 2018
dernière modification le 29 octobre 2023

Il est à peine besoin de rappeler les principaux indices de la crise écologique globale dans laquelle l’humanité est en train de s’enfoncer tant ils sont connus de tous et constatables pour certains au quotidien : le réchauffement climatique global et les perturbations climatiques locales qui en résultent, avec leur cortège d’appauvrissement et de déplacements contraints de population ; l’épuisement progressif d’un grand nombre de ressources minérales terrestres, matières premiers ou sources d’énergie fossiles ; la dégradation des éléments naturels (eau, sol, air) : salinisation des sols, eutrophisation des eaux douces, acidification des mers et océans, pollution de l’atmosphère par des gaz d’échappement et des particules fines, notamment en milieu urbain ; le dramatique appauvrissement de la biodiversité : la disparition d’espèces végétales et animales par dizaines de milliers.

Face à ce constat indéniable, les soi-disant responsables économiques et politiques peuvent difficilement faire autre chose que de multiplier les engagements d’y faire face à longueur de discours Engagements qui contrastent avec leurs actes ou leur absence d’actes directement contraires. Deux exemples pris dans l’actualité récente l’ont illustré parmi des centaines d’autres possibles.

En premier lieu, le scandale Volkswagen (VW) qui a éclaté en septembre 2015. D’un côté, VW déclare urbi et orbi se soumettre aux exigences de réduction des oxydes d’azote (N0x) émis par les moteurs Diesel équipant ses automobiles. D’un autre côté, la firme organise sciemment la fraude à grande échelle lors de test auxquels sont soumis ces mêmes moteurs pour masquer que le taux d’émission est quarante fois supérieur au seuil fixé par la loi (états-unienne) et annoncé par le constructeur.-Et, évidemment, VW n’était pas le seul constructeur à frauder de la sorte comme cela est apparu au cours des mois suivants.

En deuxième lieu, la Conférence internationale sur le climat (COP21) qui s’est tenue à Paris fin novembre et début décembre 2015. Dans l’accord final, les États participants se sont donné pour objectif ultime de contenir le réchauffement climatique à l’horizon de la fin du siècle « bien en dessous » de 2°C par rapport à la température moyenne du globe avant l’ère industrielle et de poursuivre leurs efforts pour le réduire même à 1,5°C. Pour cela, il faudrait qu’au cours de la seconde moitié du siècle, les émissions nettes (émissions brutes moins les absorptions par des moyens naturels ou artificiels) de CO2 soient nulles. Mais, simultanément : les engagements de réduction pris à l’horizon 2025-2030 continuent à nous maintenir sur une pente qui porte ce réchauffement à 3,5°C, ce qui rend parfaitement irréaliste
la perspective d’atteindre l’objectif final, d’autant plus que la première révision des engagements pour adapter la trajectoire n’aura lieu qu’en 2025. Et aucune décision n’a été prise pour garantir les engagements pris à plus long terme, ni a fortiori pour les rendre contraignants ; pas plus qu’aucune date n’a été fixée comme échéance pour le pic des émissions de gaz à effet de serre. Enfin, l’accord final ne fait nulle mention de la nécessité de procéder à une décarbonisation de l’économie (réduction progressive des sources d’énergie fossile jusqu’à élimination complète) et de développer les sources d’énergie dites renouvelables, condition pourtant nécessaire mais non suffisante pour atteindre l’objectif assigné.

De pareils grands écarts conduisent à s’interroger sur le sens et la portée de la notion de « capitalisme vert » (tout comme de celles, voisines sinon synonymes, de « développement durable » ou de « développement soutenable ») dont on nous rabat régulièrement les oreilles. Entendons par là non seulement un capitalisme repeint aux couleurs de l’écologie : mettant sur le marché des « produits verts » mais aussi développant des procédés de production à la fois plus économes en énergie et plus « respectueux de l’environnement » au niveau des déchets qu’ils génèrent ; mais encore un capitalisme réorienté et réorganisé de manière à faire face à la crise écologique globale : élaborant par exemple de nouveaux modes de produire et de consommer de manière à faire face à l’épuisement des ressources naturelles et au réchauffement climatique ; voire un capitalisme capable de se renouveler, de se donner une nouvelle vie et une nouvelle impulsion en intégrant des contraintes écologiques fortes tout comme il a su antérieurement intégré des contraintes sociales fortes... avant de s’en libérer à l’aides des politiques néolibérales. Autrement dit, après avoir depuis plus de deux siècles, depuis ce qu’on nomme ordinairement la ’révolution industrielle’, assuré sa reproduction en dégradant, ravageant, détruisant même quelquefois la nature, le capitalisme peut-il s’assurer un avenir en la reconstruisant ?

De la possibilité et de la réalité de «  capitaux verts »

Des scandales, tel celui de Volkswagen précédemment évoqués, peuvent faire douter de la possibilité de «  capitaux verts ». Pourtant, l’existence de tels capitaux n’est pas strictement impossible.

En effet, la valorisation de capitaux (industriels ou commerciaux) est parfaitement compatible avec des normes écologiques renforcées. En effet, pour que des capitaux puissent se valoriser, il suffit, au moins immédiatement, qu’ils satisfassent aux deux seules conditions suivantes. D’une part, ils doivent extorquer à la force de travail qu’ils mettent en oeuvre une part de surtravail, autrement dit une quantité de travail social qui excède la quantité de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail mobilisée. C’est la condition pour que se forme une plus-value qui va se répartir sous forme de profit (industriel, commercial, bancaire) et d’intérêt en valorisant les capitaux singuliers.

D’autre part, ils doivent mettre en œuvre du travail socialement nécessaire, en donnant un double sens à cette notion. Ce travail doit mettre en œuvre les forces productives disponibles (les moyens de production, les forces de travail et leur combinaison) selon les normes productives en vigueur dans la société en général tout comme dans l’espace-temps de socialisation de ce travail en particulier (dans la branche de la division du travail qui est la sienne, sur le territoire sur lequel il opère, dans les groupes sociaux qu’ils mobilisent, à la période historique considérée, etc.), de manière à ce que sa durée, son intensité, sa productivité tout comme la qualité de son produit se situent en définitive dans la moyenne de ce qui s’obtient au sein de cet espace-temps de socialisation. Et ce travail doit répondre à un besoin social qualitativement aussi bien que quantitativement déterminé par un certain nombre de pratiques, de normes, de valeurs, etc., résultats tant de l’héritage civilisationnel que des rapports de forces (économiques, politiques et idéologiques) entre les différentes classes sociales. En effet, ce sont des pratiques, normes et valeurs sociales qui délimitent et hiérarchisent les besoins sociaux (collectifs ou individuels), tant dans leurs objets que dans leurs modes de satisfaction.

Ainsi, pour que des « capitaux verts » puissent voir le jour, il faut et il suffit que les normes sociales définissant ce qu’est un travail socialement nécessaire, au double sens précédent, intègre des exigences écologiques, que ce soit au niveau du procès de production (dans l’usage des forces productives) ou que ce soit au niveau du procès de consommation (tel qu’il est régi par le système social des besoins). Et l’intégration de telles exigences peut résulter de processus très divers. Par exemple : de l’émergence et du renforcement d’une demande sociale de «  produits verts » (par exemple de légumes sans nitrate et de fruits sans pesticide ou de logements à basse consommation énergétique) ; de la diffusion d’innovations techniques ou de procédés de production rendant les procès de travail plus performants sur le double plan économique et écologique (par exemple la cogénération d’électricité et de chaleur) ; de l’adoption de réglementations d’ordre public introduisant ou renforçant des normes écologiques en matière de production (par exemple en termes d’économie d’énergie) ou de consommation (par exemple en termes de recyclage des produits usagés et des déchets), sous l’effet du renchérissement du coup des matières premières ou de l’énergie, que ce soit sous l’effet de la demande capitaliste elle-même ou sous l’effet de la pression de mouvements sociaux.

C’est précisément parce que, sous la pression de l’aggravation de la crise écologique, les normes sociales de production et de consommation sont en train de changer, sous l’effet d’une transformation de la demande sociale ou de l’adoption de nouvelles réglementations publiques plus contraignantes en la matière, que des « capitaux verts » se sont développés au cours de ces dernières années et seront appelés à se développer de plus en plus au cours des prochaines décennies en fournissant au capital de nouvelles et quelquefois de belles opportunités de valorisation. Par exemple : dans l’agriculture (avec notamment la production de biocarburants) ; dans le bâtiment (dont la rénovation doit viser à améliorer le bilan énergétique) ; dans la production d’énergie (avec le développement des énergies renouvelables) ; dans les transports (lui aussi particulièrement gourmant en énergie, l’enjeu étant de faire régresser la part de la voiture individuelle au profit de celle du tram et du train, de manière à réduire l’émission de gaz à effet de serre) ; dans le recyclage des produits en fm de vie, secteur d’ores et déjà investi par de très grands groupes financiers tels que Veolia (ex Vivendi, ci-dévant Générale des Eaux), Suez Environnement (qui a absorbé l’ex Lyonnaise des Eaux,) Bouygues, etc.

De la nécessité de changer d’échelle

Les considérations précédentes montrent que des « capitaux verts » sont bel et bien possibles, que les exemples en sont déjà nombreux et qu’ils sont appelés à se multiplier dans les temps à venir. Mais cela ne signifie pas encore qu’un « capitalisme vert » soit possible. Pour en juger, il faut changer d’échelle. Un exemple permettra d’en comprendre les raisons : celui des biocarburants.

Différentes raisons expliquent le développement de ces derniers. Certaines relèvent de la logique capitaliste classique de mise en valeur de la terre et du travail agricole. D’autres sont sinon déterminées par des considérations écologistes du moins susceptibles d’entrer dans la gamme des mesures tenant compte d’un certain nombre d’impératifs écologiques, dont l’épuisement progressif des réserves d’hydrocarbures ou la nécessité de réduire les émissions nettes de CO2, principal responsable de l’aggravation de l’effet de serre. Sous ce double rapport, les exploitations agricoles productrices de biocarburants (colza, canne à sucre, etc.) sont des exemples de « capitaux verts » au sens précédemment entendu.

Mais différentes études ont mis en évidence l’étroitesse d’un tel jugement et, plus largement, de la perspective qui le sous-tend. Elles conduisent en effet à souligner que, d’un strict point de vue écologique, le bilan du développement de ces biocarburants est non seulement négatif mais franchement catastrophique : il implique un usage intensif d’engrais responsables d’émanation de protoxyde d’azote (ou oxyde nitreux, N20) dont l’effet de serre est près de trois cents fois plus important que celui du gaz carbonique ; il s’effectue souvent au prix d’une déforestation préjudiciable tant sous l’angle de la lutte contre l’effet de serre que sous celui de la préservation de la biodiversité ; celle-ci est de surcroît menacée par l’extension de la monoculture qu’implique la culture des biocarburants ; enfin, les plants utilisés dégradent rapidement les sols.

A quoi s’ajoutent d’autres effets tout aussi désastreux qui, pour excéder le cercle des considérations strictement écologiques, ne peuvent laisser indifférents. Les terres utilisées à fin de production de biocarburants limitent d’autant celles disponibles pour la production de céréales et pour l’agriculture vivrière, fragilisant ainsi la sécurité alimentaire des populations locales. Le bilan des créations et des destructions d’emplois entraînées par le développement de cette monoculture intensive est négatif, favorisant ainsi l’exode rural. Les exploitations de « pétrole vert » sont souvent des zones de non respect des droits sociaux et des droits de l’homme plus généralement, etc. Et le tout finalement pour permettre la poursuite de cette folie écologique et sociale qu’est la circulation des centaines de millions de véhicules automobiles qui obstrue et pollue les espaces urbains et défigure les paysages ruraux.

L’exemple précédent nous montre qu’on ne peut pas examiner notre problématique en en restant au seul niveau des capitaux singuliers. Car, à ce niveau, certains effets écologiquement souhaitables sont contrebalancés par d’autres écologiquement désastreux ; et il est impossible de tirer une conclusion claire de la multiplication de pareils bilans contrastés. Si l’on veut sortir de cette casuistique et parvenir à quelques résultats solides, il faut nécessairement changer d’échelle et par conséquent aussi de cadre de pensée : il faut raisonner non plus au niveau des capitaux singuliers mais à celui du capital pris dans son ensemble tout comme à celui de la crise écologique dont il faut s’efforcer de comprendre la dynamique globale.

Comprendre le capital dans son ensemble, c’est le comprendre comme un rapport social de production qui ne se réduit ni à la somme des capitaux singuliers dont il se compose ni même à la résultante de leurs mouvements cycliques, dans et par lesquels ces capitaux se combinent en échangeant leurs produits, se repoussent (par la concurrence) et s’attirent (par absorption et fusion) tout en s’accumulant. Un rapport social qui possède une logique propre, celle de sa reproduction avec ses exigences et implications spécifiques, logique qui s’impose non seulement aux capitaux singuliers et à leurs mouvements mais encore en définitive à la
société tout entière, en imposant notamment les modes de produire dominants : le système social des travaux, les usages (et non-usages) des forces productives de la société (ce qui est produit et la manière dont Cela est produit, donc les procédés industriels, les innovations techniques, les recherches scientifiques), ainsi que les modes de consommer dominants : le système social des besoins (les besoins sociaux, individuels et collectifs, les biens et services censés les satisfaire, leurs modes de satisfaction, etc.)

Et comprendre la crise écologique dans sa globalité, c’est la comprendre comme la résultante de la contradiction entre les limites de l’écosphère et les contraintes auxquelles la dynamique de reproduction du capital tend à et tente de soumettre cette dernière. D’une part, nous avons une écosphère dont les ressources (en espace, en temps, en matières, en énergies, en informations) qu’elles offrent aux activités humaines sont limitées et dont les écosystèmes qui la constituent, tant globaux que locaux, possèdent des capacités de reproduction (plus exactement d’homéostasie) également limitées’. Tandis que, d’autre part, le rapport capitaliste de production s’est présenté jusqu’à présent comme un processus indéfiniment expansif, en traitant la nature comme si elle était un immense réservoir de ressources, réservoir dans lequel on pourrait indéfiniment puiser ou ressources qui seraient indéfiniment renouvelables, ainsi que comme un immense dépotoir dans lequel on pourrait non moins indéfiniment déverser les déchets du procès de reproduction sociale, en comptant sur les capacités homéostatiques des systèmes naturels à les absorber ou les recycler.

Dès lors qu’on la comprend en ces termes, il apparaît que la crise écologique suppose pour se résorber un mode de production capable d’intégrer comme une contrainte interne à son propre mode de fonctionnement cette donnée externe que sont les limites que le cadre écologique impose à l’activité humaine en général. Ce qui implique d’une part, de limiter tant les prélèvements opérés par le procès social de production au sein de l’écosphère que les rejets opérés par ce même procès au sein de cette même écosphère, autrement dit de limiter l’échelle de reproduction de ce procès, voire de lui fixer une ligne rouge infranchissable qui, une fois atteinte, implique qu’elle demeure identique, autrement dit que la reproduction sociale devienne une reproduction simple, voire même qu’elle régresse ; d’autre part, et comme condition et conséquence du point précédent, de contrôler le procès social de production dans ses interactions avec l’écosphère, donc de contrôler la croissance et le développement des forces productives au niveau de la société dans son ensemble.

L’impossibilité d’un «  capitalisme vert »

Ce sont ces conditions de la solution de la crise écologique que le capitalisme (le procès global de reproduction du capital) n’est pas parvenu à remplir jusqu’à présent ; et c’est pourquoi il n’a cessé d’aggraver cette crise. Mais cette incapacité est-elle conjoncturelle ou structurelle ? Tient-elle à un régime particulier de fonctionnement du capitalisme dont celui-ci pourrait sortir, moyennant toute une série de réformes structurelles profondes, pour satisfaire aux deux conditions précédentes ? Autrement dit, un capitalisme écologiquement réformé est-il possible et envisageable ? Ou, au contraire, l’incapacité à satisfaire aux deux conditions précédentes, dont le capitalisme a fait preuve jusqu’à présent, tient-elle à sa nature même, à son essence, autrement dit aux structures qui le constituent et dont il ne peut se libérer qu’en se reniant, qu’en se transformant en un mode de production différent ? C’est le second terme de cette alternative qui me paraît devoir être retenu, pour deux raisons essentielles.
La première est que ce rapport social de production qu’est le capital ne peut se reproduire qu’à une échelle progressive, il ne peut connaître de reproduction qu’élargie, qu’une reproduction qui soit en même temps accumulation. En un mot, le capitalisme est par essence productiviste : il ne produit qu’à fin d’accumuler des moyens de production et des forces de travail supplémentaires, qu’à fin d’élargir sans cesse l’échelle de la production sociale et de sa propre reproduction.

La démonstration de cette proposition a déjà été apportée par Marx dans Le Capital. Les trois principaux arguments avancés par Marx sont les suivants. D’une part, le capital est essentiellement valeur en procès : il est de l’argent (forme autonomisée de la valeur) qui cherche et parvient non seulement à se conserver mais encore à s’accroître (à se valoriser) dans et par la production et de la circulation de marchandises. L’argent ne devient capital, il ne fonctionne comme capital, qu’à cette double condition qu’il parvienne et à se conserver et à s’accroître (se valoriser) par l’intermédiaire d’une production et d’une circulation marchande. Et il ne demeure capital que pour autant qu’il poursuit incessamment ce procès de valorisation, qu’il le répète indéfiniment. Une circulation simple de la valeur, au cours de laquelle celle-ci est seulement conservée en changeant de forme (en passant de la forme marchandise à la forme argent et vice versa) sans jamais s’accroître nous fait sortir du champ du capital.

Cette contrainte en faveur d’une reproduction élargie du capital opère, d’autre part, au niveau des capitalistes individuels par le biais de la concurrence entre eux. En effet, un prix de marché étant donné, l’un des moyens pour tout capitaliste opérant dans ces conditions de marché de réaliser un surprofit (un profit supérieur au profit moyen) et de s’assurer une échelle de circulation plus importante (de conquérir des « parts de marché » supplémentaires est d’abaisser ses coûts de production. Ce qui ne peut se faire généralement que moyennant une révolution du procès de production (le développement de nouveaux procédés de production, la mise en oeuvre de nouveaux moyens de travail, l’innovation dans l’organisation du travail, etc.), de manière à accroître la productivité du travail, moyennant généralement une accumulation supplémentaire de capital. Si cette dernière est un résultat de la concurrence, elle en est aussi inversement un moyen : dans la mesure où l’accumulation du capital se traduit, au niveau des capitaux singuliers par leur concentration et leur centralisation, elle sert aussi d’arme dans « la guerre de tous contre tous » que se livrent les capitalistes... et plus encore dans les ’ententes cordiales’ qu’ils passent entre eux dès lors que la concurrence a généré des situations d’oligopole ou d’oligopsone.

Enfin, la contrainte à l’accumulation du capital se fait aussi sentir au niveau de l’ensemble des capitalistes, de la classe capitaliste, par l’intermédiaire de la lutte qui l’oppose aux travailleurs salariés. Car, face à la résistance que ces derniers opposent à leur exploitation, face à leurs luttes pour réduire la durée et l’intensité de leur travail et pour renchérir la valeur de leur force de travail (augmenter leurs salaires réels par élargissement et enrichissement des normes de consommation), la principale arme dont dispose le capital est l’augmentation de la productivité du travail, laquelle suppose on l’a vu l’accumulation de capital. En effet, en diminuant la quantité du travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, l’augmentation de la productivité du travail engendre une dévalorisation de celle-ci qui permet au capital de compenser (et même au-delà) ce qu’il est contraint de concéder en termes de réduction de la durée et de l’intensité du travail et d’augmentation des salaires réels. C’est le mécanisme par lequel le capital parvient à substituer la formation de plus-value relative à celle de plus-value absolue. De plus, en diminuant la quantité relative de travail vivant nécessaire à la mise en oeuvre du procès capitaliste de production, l’augmentation de la productivité du travail génère, entretient et augmente le cas échéant la surpopulation relative, nécessaire non seulement pour assurer la flexibilité de l’appareil de production mais pour discipliner « l’armée industrielle active » : pour contraire les travailleurs salariés à accepter leurs conditions d’emploi, de travail et de rémunération (cf. Flexibilité & Précarité) .
En définitive, la nature même du capital comme valeur en procès, la concurrence intercapitaliste comme la lutte de classes entre capitalistes et travailleurs salariés concourent à faire de l’accumulation du capital une nécessité et, par conséquent, à relancer sans cesse cette dernière, quel que soit le niveau qu’elle ait déjà atteint. Sous ce premier rapport déjà, le capitalisme est incompatible avec une solution de la crise écologique qui suppose, au contraire, de limiter l’échelle tout comme d’ailleurs le rythme du procès social de production.

A cette première raison rendant impossible tout « capitalisme vert » s’en ajoute une seconde, non moins principielle que la précédente. C’est que, au sein du capitalisme, le développement (quantitatif et qualitatif) des forces productives de la société, partant leur impact écologique, ne peut faire l’objet d’aucun contrôle social global, comme l’exigerait pourtant la solution de la crise écologique. Ce développement y prend nécessairement la forme d’un processus aveugle, irréfléchi et involontaire, qui échappe au contrôle voire à la conscience de ceux-là mêmes qui en sont pourtant les agents et les acteurs, capitalistes aussi bien que travailleurs salariés. Il est en effet la résultante d’une multiplicité de décisions (d’investissements et de désinvestissements, de déplacement des capitaux d’une branche de la division du travail à une autre ou d’un territoire à un autre) et d’innovations (dans les produits et les procédés productifs) effectuées indépendamment les unes des autres par les directions des différents capitaux singuliers.
Car, du fait de la propriété privée des moyens sociaux de production. le travail social (la mise en oeuvre des forces productives de la société) se présente nécessairement sous la forme d’une multiplicité de travaux privés, effectués indépendamment les uns des autres, séparés les uns des autres, non coordonnés entre eux et bien souvent directement rivaux. Dans ces conditions, la socialisation des travaux privés ne peut s’effectuer que sous la forme de la mise en concurrence de leurs produits sur et par le marché : c’est lui seul qui ’dira’ si et dans quelle mesure ces travaux privés possèdent une validité sociale (cf. Insécurité et Marché).
Et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que, constamment, certains de ces travaux (partant les entreprises qui les réunissent et les travailleurs qui le fournissent) se trouvent invalidés par le marché (leurs produits ne s’y vendent pas. les entreprises doivent licencier ou font même faillite) ; et que, périodiquement, se produisent, soit à l’échelle d’une branche de production soit même à celle du procès social de production (de l’économie) dans son ensemble, des crises de surproduction : trop de capital a été engagé, autrement dit trop de forces productives ont été mises en oeuvre relativement aux besoins solvables, tels qu’ils sont déterminés par les rapports capitalistes de répartition de la valeur formée entre capital et travail. L’existence récurrente de ces crises de surproduction, sectorielle ou générale, est la preuve manifeste de cette incapacité de la société à maîtriser le développement de ses propres forces productives dans le cadre des rapports capitalistes de production (cf Crise).
Un contrôle global de ce développement des forces productives, pour en limiter l’impact écologique à ce qui est soutenable par l’écosphère, supposerait donc que les différents travaux effectués dans les multiples unités de production dont se compose l’appareil social de production fassent l’objet d’une socialisation a priori (avant engagement des forces
productives) sous forme d’une planification de la production et non pas d’une socialisation a posteriori (une fois ces forces productives engagées et mises en oeuvre) sous forme et par l’intermédiaire du marché ; et que soit par conséquent abolie la propriété privée des moyens sociaux de production (le droit et la capacité pour des individus ou des groupes d’individus de disposer comme ils l’entendent de parties des forces productives de la société) au profit d’une propriété sociale, conférant à la société dans son ensemble (aux seuls organes la représentant) le droit et la capacité de décider de l’usage qui doit ou peut être fait (ou non) de ces forces productives (cf. Propriété).

Il suffit d’énoncer ces deux conditions pour constater immédiatement qu’elles sont incompatibles avec l’existence du capital comme rapport social de production. Conjugué avec l’argument précédent, cela conduit à conclure que l’expression « capitalisme vert » fait partie de la longue suite des oxymores mis en circulation par la noviangue néolibérale pour tenter de masquer les contradictions sans cesses plus aiguës dans laquelle s’enfonce le capitalisme contemporain.

Pour une démonstration méthodique de cette proposition, cf. La reproduction du capital, Éditions Page 2, Lausanne, 2001, passim.

9 L’une des propriétés essentielles de tout système, qu’il soit naturel ou social, qui en assure (entre autres) le caractère systémique, est son homéostasie : sa capacité à maintenir son ordre propre, en dépit des perturbations d’origine interne ou externe qu’il peut subir. Evidemment, cette capacité n’est jamais illimitée ; prise en défaut, selon la nature et l’importance des perturbations suivies, une homéostasie défaillante conduit selon le cas le système à des transformations profondes qui en altèrent la nature ou à sa disparition (sa dislocation) pure et simple.

10 Cf. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, Paris, 2012.